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SOURCE : Révolution permanente
Les marxistes qui gravitent autour du magazine Jacobin de même que la direction de Democrat Socialists of America (DSA) ont depuis longtemps fait cause commune avec Bernie Sanders et d’autres candidat.e.s démocrates progressistes.
Dans cet article, publié sur Left Voice, début mars, Nathaniel Flakin revient sur cette orientation de la gauche radicale états-unienne consistant à soutenir l’aile gauche du Parti Démocrate. A quel prix ? Le débat est d’autant plus d’actualité après le retrait de Sanders de la course à la primaire démocrate.
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Pour la plupart des soutiens de gauche de Sanders, il s’agit une stratégie d’entrisme pour pouvoir ensuite faire « une rupture violente » en attirant les plus progressistes des démocrates vers DSA. Cependant, et alors même que Sanders, après avoir déclaré forfait avant même la fin des primaires, vient d’annoncer son soutien à Biden dans une sorte d’union sacrée contre la pandémie et la crise économique qui s’annonce, le tout mis en scène dans un live stream des plus atterrant de platitude, iels se retrouvent à faire allégeance au Parti Démocrate. Exit, la stratégie de « rupture violente » ou « dirty break » ?
Le parti démocrate est un des plus vieux partis bourgeois. Il a bien mérité son sobriquet de « cimetière des mouvements sociaux ». Depuis des générations, ce parti a coopté les mouvements oppositionnels en intégrant les représentant.e.s des opprimé.e.s dans le régime du capitalisme états-unien. Personne à gauche ne peut prétendre ne pas avoir été prévenu des dangers d’être assimilé.e par le Parti Démocrate. Pourtant, la campagne ambiguë de Sanders, défiant la caste dirigeante d’une part, mais profitant de l’opportunité d’attirer des millions de nouveaux.elles électeurs et électrices vers le Parti Démocrate d’autre part, avait relancé le traditionnel débat, à savoir si tout cela ne pourrait pas être différent cette fois-ci. Alors que le Parti Démocrate a tout mis en place, déployant son arsenal anti-démocratique à l’encontre de Sanders, et que celui-ci réitère son engagement à soutenir le.a candidat.e désigné.e par la convention démocrate qui devrait se réunir cet été, à l’issue de la primaire, les problèmes que sa campagne soulève pour les socialistes deviennent de plus en plus urgents.
Qu’est-ce que cette « rupture violente » ?
La gauche états-unienne a depuis longtemps été divisée sur la question de savoir quelle politique mener vis-à-vis des Démocrates. Devrions-nous être actif.ve.s de l’intérieur du parti ; une idée défendue, entre autres, par les stalinistes du Parti Communiste des USA et par Michael Harrington, fondateur de DSA ; ou devrions-nous nous efforcer de construire un parti de la classe ouvrière, indépendant des deux partis du patronat, en l’occurrence le Parti Démocrate et, bien entendu, le Parti Républicain ? Jacobin, qui est bien plus qu’un simple magazine, organise l’une des tendances les plus actives au sein de DSA et dont l’influence est, aujourd’hui, très importante au sein des franges les plus progressistes de la jeunesse aux Etats-Unis, soutient la théorie d’Eric Blanc, ancien socialiste révolutionnaire, et qui semblait offrir un compromis : la théorie de la « rupture violente » ou « dirty break », en anglais. L’idée était que les socialistes pourraient faire campagne pour le Parti Démocrate tout en préparant la construction d’un parti des travailleur.euse.s socialistes pour un futur proche. Pour Seth Ackerman, cela devait être l’équivalent électoral de la tactique de guerre de guérilla, avec comme objectif de détruire la machine Démocrate.
Cette position a toujours semblé problématique : quelle raison pousse à croire qu’un appareil capitaliste financé par des milliards de dollars attendrait passivement et permettrait que des socialistes fissurent sa base électorale ?
Il est pourtant clair que des personnalités emblématiques de la gauche du Parti Démocrate comme Alexandria Ocasio-Cortez, représentante à la Chambreou Sanders ne sont pas engagé.e.s dans cette stratégie. Ne devraient-ils pas faire partie du plan pour que celui-ci fonctionne ?
De plus, Sanders a convaincu des millions de personnes que le socialisme n’était rien d’autre, selon lui, que du libéralisme interventionniste, à l’image du New Deal de F.D.Roosevelt. Que pourraient dire à ces millions de gens les soutiens socialistes de Sanders ? « On vous a affirmé que le socialisme c’était Bernie, alors qu’en réalité, le socialisme c’est l’abolition de la police, l’expropriation des capitalistes et mettre les moyens de production sous contrôle ouvrier ». Cela n’aurait pas de sens.
En rupture avec la stratégie de rupture ?
Il y a quelques semaines, Jacobin proclamait de manière triomphante que le Parti Démocrate était « désormais le parti de Sanders » et vraisemblablement celui de Jacobin par extension. De nombreux.euses auteur.rice.s de Jacobin soutenaient que la direction du parti n’avait pas les moyens d’arrêter la « vague Sanders ». Il apparaît désormais clairement que ce plan ne s’est pas déroulé comme prévu. Avec la débâcle des primaires en Caroline du Sud et de celles qui ont suivi, le candidat a essuyé défaite sur défaite. Par ailleurs, pour en revenir à la « rupture violente », s’il était si facile de s’imposer au sein du Parti Démocrate avec le programme de Sanders et de Jacobin, pourquoi serait-il nécessaire d’opérer cette rupture avec le parti ?
Kshama Sawant, l’une des neuf élu.e.s siégeant au Conseil municipal de la ville de Seattle et membre de Socialist Alternative, a utilisé son invitation à un meeting pour Sanders pour appeler à une rupture avec le Parti Démocrate. Le Rédacteur en chef de Jacobin, Bhaskar Sunkara a répondu sur Twitter : « Je suis d’accord avec tout ce qu’elle dit et je l’adore, mais je ne suis pas sûr qu’il soit convenable que quelqu’un qui a été invité pour un événement en soutien à un candidat à l’investiture du parti ne se conforme pas aux attentes et parle de la nécessité d’un nouveau parti ». La rupture qu’il prépare est-elle donc tellement violente qu’il ne faudrait pas en parler ?
Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres qui explique pourquoi cette stratégie ne tient pas la route. Comment un socialiste pourrait-il avoir du succès dans un parti bourgeois et en même temps préparer une rupture ? Bien au contraire, Sanders a toujours affirmé qu’il soutiendrait tout.e candidat.e élu.e à l’investiture démocrate ; de la même façon qu’Alexandria Ocasio-Cortez a apporté son soutien au gouverneur de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, en 2018, lors des élections de mi-mandat. La question reste entière quant à la réaction de Jacobin face au soutien de Sanders à Biden en cas de retrait.
Un autre article de Jacobin est consacré à l’idée que les socialistes ne devraient jamais rompre avec le Parti Démocrate, indépedamment du caractère anti-démocratique de ce parti : « Au cas où le résultat de la convention démocrate serait contesté ou même volé aux électeurs par la direction du parti, la stratégie du “DemExit”, une tentative de créer un troisième parti en séparant les soutiens de Sanders du reste du Parti Démocrate risque de réémerger cette année. Sans avoir bien déterminé le chemin à parcourir pour supplanter l’un ou l’autre grand parti, “DemExit”risque de gâcher les élections au profit du Parti Républicain. Autre aspect problématique, “DemExit”retire le mouvement social de la bataille que nous sommes actuellement en train de gagner.(…)Personne ne se réjouirait autant que la direction du Parti Démocrate si nous, le mouvement derrière Sanders, faisions nos bagages et nous nous en-allions. »
En d’autres termes Jacobin semble à présent être en rupture avec sa propre stratégie de rupture.
Les socialistes du Parti Démocrate espèrent certainement que la candidature de Sanders laissera derrière elle un mouvement qui constituerait une base pour faire de la politique. Mais est-ce que l’enthousiasme autour de la campagne d’Obama en 2008 a finalement débouché sur une base organisée pour faire vivre le socialisme ? Bien au contraire, c’est une démoralisation profonde des forces vives qui a suivi l’échéance électorale. La démoralisation pourrait être pire cette fois dans la mesure où c’est l’idée même du socialisme qui est en jeu.
Chuuuuut… Pas besoin de parler du processus électoral truqué
La nouvelle orientation de Jacobin, illustrée au travers de plus de 340 articles qui encensent Sanders depuis l’année dernière, a des implications stratégiques plus larges. Jacobinminimise l’aspect non démocratique du système électoral états-unien de manière à ce que les militant.e.s continuent de faire le travail de porte-à-porte. Par exemple, après le scandale des primaires dans l’Iowa où Sanders a perdu les primaires tout en remportant haut la main le vote populaire, Sunkaradans le Guardian incitait partisan.e.s de gauche à ne pas perdre espoir et « à faire savoir autour d’eux que les votes des gens compteraient, et que les institutions électorales américaines, bien qu’imparfaites, étaient capables d’engendrer du progrès. » A l’occasion du lancement du numéro de février de Jacobin Sunkara déclarait que les élections de 2016 n’avait pas été volées aux électeur.trice.s et que Sanders pouvait gagner les primaires de 2020.
En d’autres termes, Jacobin a commencé à montrer de manière implicite voire même explicite son soutien au système électoral et à encourager son lectorat à ne pas le critiquer. Ainsi peut-on lire sous la plume de Sunkara dans article publié également sur le Guardian : « cher.ère.s partisan.e.s de Bernie Sanders, écoutez mon message : on ne gagne rien à mettre en avant l’idée que le processus électoral est si biaisé qu’il est impossible de gagner. Crier à tue-tête que les élections sont truquées et manipulées, c’est surtout le meilleur moyen d’encourager les travailleur.euse.s à ne pas se déplacer pour les échéances électorales. » In fine, plutôt que de montrer en quoi le système électoral est truqué pour entraver la progression des candidats socialistes et qu’il est impossible d’obtenir le socialisme à travers les élections et même invraisemblable de voir Sanders à la Maison Blanche, Sunkara encourage les électeur.rice.s à avoir confiance dans le système.
Le « super-tuesday », ce jour où sont organisées des primaires dans une vingtaine d’Etats et dont dépend un tiers des délégué.e.s a montré la détermination de la direction du Parti Démocrate à faire perdre Sanders. En quelques jours, presque tous.tes les autres candidat.e.s se sont retiré.e.s en faveur de Biden. L’intégralité des médias bourgeois a radicalement changé de ton envers Sanders et a loué la modération de Biden. En effet, le candidat qui jusque-là, à l’exception de la primaire de Caroline du Sud, avait réalisé des scores peu convaincants, est devenu petit à petit la coqueluche des médias nationaux et régionaux. Non pas que Biden ait l’étoffe pour devenir un candidat viable face à Trump mais il a l’avantage de ne pas être Sanders et d’être soutenu par la frange démocrate de Wall-Street. Pour autant, plutôt que de dénoncer le pouvoir de l’argent dans les élections, Jacobin s’est contenté d’un soutien qui ressemblait plus à un cri d’angoisse qu’à une stratégie : « Bernie Sanders peut toujours gagner l’investiture démocrate ». Sans doute conforté par des sondages qui étaient favorables à Sanders du fait de la proposition phare du candidat : l’assurance maladie universelle, le journal essayait toujours de convaincre que Sanders était la valeur sûre du Parti Démocrate. Et Sanders de leur emboiter le pas en se rapprochant davantage de la direction du parti en diffusant notamment des spots publicitaires où Obama apparaissait en soutien de Sanders.
Les socialistes et les élections
Il y a de nombreuses manières de montrer le caractère anti-démocratique des élections et ces primaires en regorgeaient : la capacité de Michael Bloomberg à vouloir acheter sa participation aux primaires pour 500 millions de dollars, les files d’attente infinies dans les comtés à majorité africaine-américaine alors que dans les comtés aisés, il y a beaucoup plus de bureaux de vote, ce qui réduit le temps d’attente, le scandale des primaires dans l’Iowa, la capacité d’Obama à influer dans l’ombre sur les primaires, et le rôle des médias dominants dans la réanimation du cadavre de Biden.
Comment pouvons-nous empêcher que de telles distorsions de la démocratie puissent avoir lieu ? Pour les socialistes, la réponse est simple : se battre pour une démocratie réelle. Cela passe par la taxation des riches, établir un contrôle démocratique des médias et abolir les institutions aristocratiques que sont le Sénat et la Cours Suprême. Celles-ci ne sont en place que pour empêcher que la volonté de la majorité ne soit mise en œuvre. Enfin, le but des socialistes est aussi d’exproprier les milliardaires, ce qui les empêcherait d’acheter les élections.
Malheureusement, cela semble trop radical pour Sanders et pour Jacobin. A la place, on nous dit qu’il faut attendre que le Congrès produise une réforme du financement des campagnes électorales et attendre aussi une nouvelle majorité progressiste à la Cour Suprême (ses membres étant nommé.e.s à vie, cela peut prendre un certain temps…) ; c’est-à-dire placer nos espoirs en des institutions qui ont été réfléchies pour garantir les privilèges des plus fortuné.e.s. Sanders a toujours montré sa loyauté envers le régime bourgeois états-unien et il semble qu’il a maintenant conquis une frange conséquente d’anciens marxistes à ses positions. Ces dernier.e.s semblent entretenir l’espoir qu’iels pourront abolir la propriété privée des moyens de production tout en maintenant le régime conçu pour protéger la propriété privée.
Au lieu de pousser la ligne du Parti Démocrate vers la gauche, le fantasme du « dirty break » ou de la « rupture violente » a, en réalité, renforcé une tendance de droite chez les socialistes.
L’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier montre que l’appareil d’Etat n’est pas une instance neutre qui met en œuvre les décisions de la majorité. Au contraire, il s’agit d’un instrument d’oppression de classe utilisé pour maintenir le pouvoir d’une minorité de capitalistes sur une immense majorité de travailleur.euse.s. La position des socialistes à propos des élections est bien résumée dans une formule de Lénine : « Marx discerne magnifiquement l’essence de la démocratie capitaliste quand il dit que les opprimé.e.s sont autorisé.e.s épisodiquement à choisir quel.le représentant.e des classes dominantes les représentera et les réprimera depuis le parlement. » Cet Etat se donne souvent une façade démocratique, pour gagner l’approbation des classes subalternes et pour arbitrer les différends au sein des classes dominantes. Cependant, quand c’est le règne des capitalistes qui est en danger, toutes les considérations démocratiques sont abandonnées.
C’est pour cela que les socialistes ont pour objectif de détruire l’Etat bourgeois. Cela nécessite une rupture, une rupture claire, avec les partis de la bourgeoisie. C’est l’une des conclusions auxquelles Marx et Engels arrivent à la suite desdéfaites des révolutions de 1848 en Europe. C’est une conclusion que les socialistes ont besoin de considérer et d’appliquer aujourd’hui :« Même là où il n’y a pas la moindre chance de succès, les ouvriers doivent présenter leurs propres candidats, afin de sauvegarder leur indépendance, de dénombrer leurs forces et de faire connaître publiquement leur position révolutionnaire et les points de vue de leur parti. Ils ne doivent pas en l’occurrence se laisser séduire par la phraséologie des démocrates prétendant, par exemple, que l’on risque de la sorte de diviser le parti démocratique et d’offrir à la réaction la possibilité de la victoire. Toutes ces phrases ne poursuivent finalement qu’un but : mystifier le prolétariat. Les progrès que le parti prolétarien doit réaliser par une telle attitude indépendante sont infiniment plus importants que le préjudice qu’apporterait la présence de quelques réactionnaires dans la représentation populaire ».
Trad. IK