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SOURCE : Libération
Parce qu’ils n’existent plus administrativement, les étrangers sans papiers deviennent des «sans-ressources», exclus du travail et de toute aide publique. Et exclus d’un accès aux soins, ce qui en temps d’épidémie déroge à toutes les règles de santé publique.
Le gouvernement s’est saisi de la situation des étrangers en situation régulière au regard des conséquences de l’état d’urgence sanitaire sur leur statut par une ordonnance du 25 mars 2020. Ainsi a-t-il prévu que les titres et documents de séjour expirés entre le 16 mars et le 15 mai 2020 seront prolongés automatiquement pour une durée de trois mois, ce qui permettra à leurs titulaires de ne pas subir de ruptures de droits, notamment au travail et aux prestations sociales, à l’heure où les préfectures sont placées en service minimal. Toutefois, excepté le report du délai de recours contre les obligations de quitter le territoire, aucune disposition des textes du gouvernement ne s’est préoccupée de la situation très critique des sans-papiers.
Du sans-papiers au sans-ressources
L’étranger sans papiers donne à voir pourtant, en ces temps d’état d’urgence sanitaire, une figure des plus paradoxales : souvent objet d’une obligation de quitter le territoire, parfois placé en rétention administrative ou assigné à résidence dans l’attente de son éloignement, il ne peut être éloigné en fait, les frontières étant fermées pour une durée indéterminée. Dans le même temps, il ne peut demander la régularisation, même provisoire, de sa situation administrative, les services préfectoraux n’instruisant plus en principe les dossiers des étrangers. Le sans-papiers est alors exposé à nombre de risques. En particulier, s’il travaillait (sans autorisation administrative), il se retrouve licencié de facto en ces temps de confinement sans pouvoir bénéficier ni des dispositifs de chômage partiel prévu par le gouvernement, ni des indemnités de licenciement normalement dues. D’un sans-papiers, il bascule en un «sans-ressources» – exclu de toute aide publique.
Sans-papiers en rétention
C’est ainsi qu’une des questions récemment soulevées en référé devant le Conseil d’Etat par des associations a trait aux étrangers placés dans un centre de rétention administrative (CRA) : doit-on les y maintenir, dans des conditions sanitaires douteuses, au risque de contamination par le Covid-19, alors même que la plupart des pays dont ils sont originaires ont fermé leurs frontières ?
Par décision du 27 mars 2020, le Conseil d’Etat a rejeté leur requête au motif principal qu’«il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, de carence susceptible de porter atteinte, de façon grave et manifestement illégale, au droit au respect de la vie ou au droit de recevoir les soins que requiert (l’) état de santé (des étrangers retenus)». Le Conseil d’Etat juge par ailleurs que ces centres ne constituent pas «un facteur d’évolution de l’épidémie». Et si plusieurs juges des libertés et de la détention ont ordonné la mise en liberté d’étrangers dont la prolongation de rétention a été sollicitée par des préfectures, nombre de cours d’appel en revanche, dont celle de Paris, ont annulé leurs décisions et ordonné le maintien en rétention. Pourtant, tout récemment encore, le défenseur des droits a estimé «indéniable» le risque de contamination au Covid-19 des étrangers retenus. Critiquant l’insuffisance des mesures de protection des autorités, il a réitéré son appel à la fermeture de «tous les CRA» et la libération des étrangers qui y sont maintenus.
Demandeurs d’asile hors dispositifs
D’autres figures de l’étranger «sans papiers» subissent de plein fouet l’état d’urgence sanitaire en cours. Il en est ainsi du demandeur d’asile non encore muni de son attestation, car n’ayant pu déposer son dossier du fait de la fermeture du service public d’accueil. Conséquemment, il ne peut bénéficier en principe d’aucun dispositif d’accueil et de soutien matériel réservé ordinairement aux demandeurs d’asile. Saisi d’une requête en référé-liberté concernant la situation de ces demandeurs d’asile, le Conseil d’Etat a également débouté les associations requérantes, par ordonnance du 9 avril 2020. Selon la haute juridiction, les enregistrements se poursuivent sous la responsabilité des préfectures en lien avec les associations «dans les cas relevant d’une urgence particulière». Il fait sien par ailleurs l’argument du ministère de l’Intérieur préconisant qu’il n’est pas possible de mettre en œuvre une procédure entièrement dématérialisée du fait de l’obligation européenne de relevé des empreintes digitales ; il indique, ce faisant, que des mesures ont été prises pour assurer que tous les migrants qui le souhaitent bénéficient d’un hébergement et de «chèques-services»…
En somme, selon le Conseil d’Etat, la situation n’est pas constitutive, «compte tenu en outre des moyens dont dispose l’administration, d’une carence justifiant que soit ordonnée la mise en œuvre d’un enregistrement dématérialisé des demandes d’asile».
Principes fondamentaux et droits indérogeables
On pourrait citer encore d’autres catégories d’étrangers se retrouvant sans papiers dans le contexte actuel, tels ceux, assez nombreux, ayant sollicité un rendez-vous aux fins de dépôt de leur demande de délivrance d’un premier titre de séjour et qui se sont vu annuler leur rendez-vous par suite de l’état d’urgence… Mais on arrêtera là l’énumération.
La question cruciale qui se pose fondamentalement en ces temps de crise sanitaire exceptionnelle est de savoir si l’Etat, en vertu de la fermeté proclamée de sa politique migratoire, est en droit de laisser confinés dans la quasi-indifférence plus de 500 000 étrangers résidant sur son territoire au risque d’une immense précarité préjudiciable à la salubrité publique ! Sans doute la question ne pouvait-elle laisser sans réaction des représentants de la nation. Ainsi, des députés de plusieurs groupes politiques (PS, PCF, LREM) se sont-ils associés le 2 avril à un appel visant la régularisation des sans-papiers pendant la pandémie de coronavirus. Ils estiment que la mesure prise par le Portugal qui donne aux sans-papiers «les mêmes droits» pour l’accès aux soins et aux aides financières que les citoyens portugais est «une mesure de salubrité publique qui protège tous les habitants». Plus récemment, un collectif a publié dans le journal Libération une tribune animée du même esprit.
En réalité, plusieurs principes fondamentaux de notre droit militent en faveur d’une action positive de l’Etat en direction des sans-papiers. D’abord, le droit à la vie et le droit de ne pas subir un traitement inhumain ou dégradant que la Convention européenne des droits de l’homme garantit à tout individu en tant que droits dits indérogeables ! Ensuite, il est un principe de valeur constitutionnelle, posé par le Conseil constitutionnel, celui de fraternité : a-t-on le droit d’abandonner à leur sort, en temps de crise sanitaire exceptionnelle, des étrangers résidant parmi nous au seul motif de leur situation administrative irrégulière ? Assurément, sauf à renier les principes fondamentaux qui inspirent notre Etat de droit, la situation requiert une action positive de l’Etat. Elle implique d’emprunter le pas aux exemples portugais et italiens en munissant d’une autorisation provisoire de séjour et de travail les étrangers qui ont présenté une demande de titre de séjour avant l’état d’urgence sanitaire. Les demandeurs d’asile devraient pour leur part bénéficier d’attestations de demandes d’asile en dispense provisoire de relevé d’empreintes digitales. Une telle action s’inspirerait aussi du souci de pragmatisme – même exposé au grief d’utilitarisme : réagir à la pénurie de main-d’œuvre frappant certains secteurs, dont l’agriculture, en un contexte où les travailleurs saisonniers provenant habituellement de certains pays (pays de l’Est et du Maghreb) ne peuvent y répondre du fait de la fermeture des frontières. A bon entendeur, salut !