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SOURCE : Révolution permanente
Un débat s’est engagé, à partir du concept de « biopolitique », entre plusieurs philosophes et essayistes, depuis le début de l’expansion de la pandémie en Europe. Simone Ishibashi propose dans cet article publié, à l’origine, dans Ideias de Esquerda, quelques éléments pour discuter, avec Giorgio Agamben, Slavoj Žižek et Panagiotis Sotiris, des possibilités et des limites d’une biopolitique « par en bas ».
De manière générale, le concept de biopolitique développé à l’origine par Michel Foucault est étroitement lié aux mécanismes de répression qui sont un élément essentiel du pouvoir. Pour Foucault, la biopolitique – qui inclut le contrôle des corps – et le pouvoir, ne doivent pas s’entendre comme l’assujettissement de la société à l’État, mais plutôt comme quelque chose qui traverse les réseaux des rapports sociaux. Par conséquent, selon cette logique, Foucault supprime la distinction entre guerre et paix. Ainsi, la tradition foucaldienne confère une importance essentielle au sein de la biopolitique aux innombrables instruments de contrôle et de répression en vigueur-. Cela amène Foucault à affirmer que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, inversant ainsi la fameuse assertion de Carl von Clausewitz. Le problème de cette perspective est qu’elle finit par supprimer ou gommer la différence qualitative des antagonismes et des affrontements provoqués par temps de guerre. En d’autres termes, elle établit une indistinction entre violence physique et violence morale.
Agamben, Žižek et Sotiris. Trois positions et interprétations
Dans le sillage de cette conception foucaldienne, le philosophe italien Giorgio Agamben a décliné ces concepts en les appliquant à l’époque du coronavirus dans une série d’articles publiés en février et en mars qui ont suscité une large discussion. Dans ces élaborations et en cohérence avec les thèses de Foucault, les mécanismes autoritaires utilisés par les différents gouvernements pour faire face à la pandémie prennent une place de premier plan. Selon Agamben il y a une disproportion entre les mesures d’état d’exception adoptées et les conséquences de la pandémie. L’auteur soutient la thèse selon laquelle la disparition du terrorisme international comme justification des mesures d’exception pourrait aujourd’hui être substituée, dans la propagande, par la peur suscitée par les épidémies. Ainsi, par l’instrumentalisation politique de la pandémie, l’état d’exception devient un nouveau paradigme de la normalité, toujours plus consolidé, et ce alors que l’Etat userait et abuserait de la menace que représente la pandémie.
Quelques semaines à peine se sont écoulées depuis la publication des analyses d’Agamben sur le Covid-19. Mais ces dernières semaines n’ont pas relevé du temps ordinaire. Si l’on reprend Lénine, il s’est agi davantage de jours qui ont semblé des années. Vu d’aujourd’hui, la caractérisation d’Agamben sur l’origine et les effets de la pandémie ne semblent pas tenir la route, même si c’est un fait que les gouvernements utilisent la pandémie pour approfondir les dispositifs autoritaires. Dans le cas du Brésil, par exemple, le discours de Bolsonaro a suscité l’opposition d’une partie importante de la population puisque la droite au pouvoir à Brasilia a exhorté les travailleurs à risquer leur vie, à sortir pour aller travailler et à ne pas craindre les effets d’une petite « grippette », veillant ainsi aux intérêts capitalistes.
Il n’a pas fallu longtemps pour que plusieurs contributions remettent en cause l’analyse d’Agamben qui s’attachait à dénoncer les mécanismes de la biopolitique. Le philosophe et essayiste slovène Slavoj Žižek a été l’un de ceux qui ont répondu au débat en indiquant que, s’il est vrai, d’une part, que les États ont pris des mesures répressives au nom de l’endiguement de la pandémie, d’autre part, dans des moments tels que celui-ci, la population se doit d’interpeller le pouvoir étatique pour faire face au problème. Žižek souligne également qu’une partie de la population doit remettre en cause les mesures prises par les États non seulement en raison de leur caractère autoritaire, mais également de leur efficacité incertaine. « Ce que je crains aujourd’hui, écrit-il dans une tribune au titre provoquant – “Surveiller et punir ? oh, oui, s’il vous plaît !” -, plus que les mesures appliquées par la Chine (et l’Italie, etc.), c’est qu’elles soient appliquées d’une manière qui ne permettra pas de contenir l’épidémie, alors que les autorités manipulent et cachent les vraies données ».
Cette crainte est tout à fait justifiée. Les chiffres des décès déclarés, par exemple, au Brésil, sont certainement sous-estimés. Il n’y a pas de politique de tests massifs donc la quarantaine n’est pas organisée de manière rationnelle. Les malades sont isolés avec les personnes saines. Dans la pratique, le confinement s’organise sur la base de critères qui n’ont rien à voir avec la maladie mais plutôt avec le rôle que ces personnes jouent dans la production. Il y a ceux qui peuvent rester en quarantaine en travaillant à la maison ou qui peuvent bénéficier des mesures de chômage partiel et ceux qui ne le peuvent pas et qui sont obligés de sortir travailler, notamment dans les secteurs les plus précaires et informels, pour ne pas mourir de faim.
Mais c’est précisément là que l’on peut pointer une limite des positions développées par Žižek. Si l’État capitaliste est largement responsable de la destruction du système de santé public depuis maintenant plusieurs décennies, les « solutions » qu’il pourrait proposer ne saurait être, au mieux que partielles, si ce n’est irrationnelles et insuffisantes, dans la mesure où la soif de profits des capitalistes ne s’arrête pas pendant la pandémie. Et même si nous assistons à un affaiblissement de la doxa néolibérale et à l’adoption, à l’inverse, de certaines mesures qui suggèrent un retour à une forme de capitalisme d’État, celui-ci ne sera pas en mesure de résoudre en profondeur les effets de la crise. Ce sont les travailleurs qui, en défendant leur propre vie, peuvent offrir une solution structurelle face à cette crise. Nous y reviendrons.
C’est à ce niveau de la discussion qu’intervient le débat sur la notion de « biopolitique démocratique ». En partant du concept de biopolitique, Panagiotis Sotiris, philosophe grec spécialiste d’Althusser et militant marxiste, propose une autre appropriation du concept, fondée sur la possibilité d’une biopolitique « démocratique », voire « communiste » inspirée du dernier Michel Foucault. Selon Sotiris, cette perspective découlerait de la notion foucaldienne de « souci de soi », et impliquerait une unité entre le souci de soi, les soins individuels et les soins collectifs sur la base de mesures non-coercitives. Ainsi, Sotiris suggère, par exemple, que les mesures d’isolement durant la pandémie, comme la décision de ne pas fumer dans des espaces publics, pourraient être le résultat de décisions collectives discutées démocratiquement, ouvrant ainsi la voie à une biopolitique démocratique. Sotiris souligne comment, dans une telle perspective, en lieu et place de la peur individuelle, ce qui prime est avant tout la cohésion sociale et les efforts collectifs. Il conclut en réaffirmant le rôle que peut jouer la solidarité auto-organisée par opposition à la recherche de la survie individuelle.
Le « souci de soi » capitaliste se fait au détriment des travailleurs
Il est certain que la perspective de Sotiris trace un chemin, que Žižek souligne également, qui n’existe pas chez Agamben. C’est-à-dire que la pandémie ne provoque pas seulement la peur et la recherche d’une issue individuelle, mais qu’elle donne lieu, également, à des manifestations de solidarité fondamentales. Les « Bella Ciao » chantées aux balcons, en Italie, pendant le confinement, les visages des travailleurs de la santé pleins de contusions dues à l’utilisation des équipements de protection qu’ils utilisent pendant des journées exténuantes ainsi que les démonstrations de sympathie qui s’expriment quotidiennement sur les réseaux sociaux ne sont que quelques-uns des signes de solidarité qui se manifestent au quotidien depuis le début de la pandémie et qu’Agamben passe sous silence.
Cependant, ce qui échappe à Sotiris ou, du moins, qu’il ne mentionne pas dans son texte comme étant un facteur déterminant de la solution collective dont il trace les perspectives, c’est le caractère de classe incontournable pour qu’une issue alternative soit possible. Au Brésil, à nouveau, en ces quelques « jours-années » où nous sommes plongés depuis le début de la crise sanitaire et qui transforment déjà tout le tissu social, certains fondements profonds constitutifs de la classe capitaliste ont été mis à nu avec force, et montrent que leur « souci de soi » se fait au détriment de nos vies. Il n’est tout simplement pas possible d’établir un « souci de soi » collectif et démocratiquement défini, comme le propose Sotiris en s’inspirant de la pensée foucaldienne, sans remettre en cause la domination de classe capitaliste. Il n’est pas non plus possible d’y parvenir uniquement en transférant une partie des revenus des propriétaires de grandes fortunes et des institutions financières, par le biais de la pression des mouvements sociaux, comme le voudrait l’auteur. Il y a, là, une impasse conceptuelle. Les contradictions de la pensée foucaldienne ne permettent pas de résoudre ce problème.
Prenons un exemple concret. Ces derniers jours, au Brésil, nous avons vu des propriétaires de chaînes de restaurants déclarer sans vergogne que « l’économie ne pouvait pas être arrêtée » et que, si quelques milliers de personnes mourraient nous serions loin des effets qu’entraînerait la mise en quarantaine de tous les travailleurs. Bolsonaro, pour sa part, a soutenu sur une chaîne de télévision nationale que le Covid-19 ne tuerait que les personnes âgées, et qu’il n’y aurait donc aucune raison de céder à « l’hystérie ». Face aux répercussions de telles déclarations, les secteurs les plus lucides de la bourgeoisie ont tenté de se repositionner, craignant les conséquences de telles déclarations qui expriment de manière crue la logique des classes dominantes. Ils ont bien conscience que le fait de dire aussi explicitement ce qu’ils pensent vraiment pourrait déclencher des réactions de la part des travailleurs et de la population qui pourraient faire déraper la situation. C’est pourquoi, après des décennies de néolibéralisme, ils commencent à annoncer des mesures interventionnistes pour faire face à la crise. Par conséquent, il n’est pas possible d’ignorer que la possibilité de mettre en application le concept de « souci de soi », de manière générale, anhistorique et extérieure aux classes sociales, paraît bien improbable. Il en résulte la difficulté d’utiliser le concept, même dans le cadre de l’approche de gauche proposée par Sotiris.
Mais alors, que faire ?
La célèbre formule de Rosa Luxemburg « socialisme ou barbarie » prend une dimension dramatiquement vitale dans la situation actuelle. Il est donc essentiel de diriger notre attention vers les espaces d’où peuvent surgir les réponses. Nous avons déjà mentionné que depuis que la crise économique est venue s’ajouter à la crise sanitaire provoquée par le Covid-19, de nombreux signes de solidarité se sont exprimés. Mais il y a des démonstrations qui méritent d’attirer encore davantage notre attention dans la mesure où elles peuvent annoncer une possible sortie de crise : il s’agit de l’action des travailleurs dans différents pays du monde.
On songera, ainsi, aux « grèves sauvages », déclenchées en marge des directions syndicales officielles, qui ont ainsi secoué l’Italie dans plusieurs secteurs, notamment le 25 mars. En France, des mouvements font surface, dans différents secteurs du monde du travail ou laissent présager de possibles explosions à venir. Dans certains cas, les salariés ont pu déclarer qu’ils seraient fiers de reprendre le travail si cela permettait de produire des choses utiles pour affronter la crise. Le contrôle de la production et sa reconversion par les travailleurs eux-mêmes est la seule solution contre l’irrationalité capitaliste qui, même en adoptant des mesures de confinement, n’est pas capable (ni intéressée) par le fait de produire ne serait-ce que des tests en très grande série, par exemple. Cette perspective revêt une dimension plus concrète que la biopolitique démocratique proposée par Sotiris, qui n’indique pas clairement quelle serait la classe capable de mettre en place un « souci de soi » véritablement collectif et démocratique et qui soit efficace.
Evidemment, les exemples que nous mentionnons et qui témoignent d’un éveil de la conscience de secteurs de travailleurs sont encore embryonnaires. Mais ce sont des expressions fondamentales du fait que la solidarité et l’auto-organisation mentionnées par Sotiris ne peuvent être considérées dans l’abstrait. Au contraire, pour être efficaces, elles doivent naître d’expériences concrètes des travailleurs, et ont besoin d’une stratégie claire et forte pour opposer au programme de gestion de crise des classes dominantes un programme indépendant des travailleurs et de notre classe. C’est peut-être là que se trouve le plus grand défi de la situation actuelle.