LES BICOTS NE SAVENT PAS NAGER : CHRONIQUE D’UNE HAINE SÉCULAIRE…

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SOURCE : Fumigene

Dans une vidéo révélée par les journalistes Nadir Dendoune et Taha Bouhafs, et relayée ce dimanche sur les réseaux sociaux, on entend des policiers discourir sur les compétences en milieu aquatique des « bicots ». Au-delà du caractère insupportable de ces propos racistes, ils nous renvoient à l’éternelle logique d’exclusion raciale, sociale, que subissent bon nombre d’immigrés et enfants d’immigrés.

 

« Un bicot comme ça, ça nage pas »

 

Cette phrase, proférée par un policier à l’Île-Saint-Denis un soir de noyade, n’est pas sans rappeler d’autres évènements qui ont conduit des basané.e.s à subir les foudres des représentant.e.s des forces de l’ordre, souvent dans une totale impunité, voire, dans une complicité coupable de leur hiérarchie.

Cet homme, repêché à la hâte, puis tabassé dans la carlingue d’un fourgon siglé Police nationale, est juste le digne héritier des ratonnades et noyades subies par ses aïeux :

17 octobre 1961. Ici, on noie les Algériens. Une manifestation du FLN contre le couvre-feu imposé aux « Français musulmans d’Algérie » est violemment réprimée : des dizaines d’Algériens, peut-être entre 150 et 200, sont exécutés. Certains corps sont retrouvés dans la Seine. Près de 60 ans plus tard, nous n’avons toujours pas de bilan précis… Mais ce fut bel et bien un massacre, en plein Paris, sous le haut patronage de Maurice Papon, préfet de police Paris, déjà coupable de la déportation de Français juifs parqués au Camp de Drancy vers le camp d’extermination d’Auschwitz alors qu’il était secrétaire général de la Préfecture de Gironde durant la collaboration .

8 février 1962. Nouvelle manifestation, organisée par le PCF, « dispersée énergiquement » selon les ordres émis par la préfecture, toujours joyeusement dirigée par Maurice Papon. La répression au métro Charonne, à Paris, où la police matraque et jette des pièces métalliques de 40 kg sur les manifestants fera 8 morts, et 250 blessés.

Été et automne 1973 : Des ratonnades sont perpétrées en France principalement à Grasse, et Marseille, encore sur des Algériens. Elles auraient fait 50 morts et 300 blessés mais, à ce jour, la plupart des assassins n’ont pas été identifiés.

Rien n’aurait donc changé ? Pourtant, le visage de la France, nous assure t-on, est mixte, multicolore, divers et pétri de multiculturalisme ?

Ah tiens. Mais jusqu’à la frontière de quel quartier ? Jusqu’à quel taux de mélanine ? De Zyed et Bouna à qui on ne donnait « pas cher de leur peau » s’ils entraient dans ce transformateur EDF, un soir de ramadan d’automne 2005 à Clichy-sous-Bois, à la fuite d’Adama Traoré, mort étouffé vraisemblablement sous le poids de 3 gendarmes, victimes d’une clé d’étranglement, un été de canicule en 2016….

Ce « bicot », cet indigne, cet autre à qui on dénie le droit d’exister, n’a jamais disparu. Pire, cette injure crasse, ce fer, se transmet, dans la mémoire collective des enfants d’immigrés, des Afro-descendants, malgré leur inscription sur le territoire national depuis plus de 5 générations désormais.  On le retrouve, ancré, au plus profond de la conscience des plus jeunes.

Ne croyez pas que ces adolescents et jeunes adultes, héritiers de ces évènements, ne soient pas politisés. Ne croyez pas qu’ils soient inconscients d’être les invisibles, les oubliés, les méprisés d’un système qui les stigmatise, les discrimine, les exclut. Ils en ont conscience. Crûment. Violemment. Désespérément. Ces enfants de quartiers populaires se savent, se disent être à la cave, et regardent le monde se dessiner au dehors sans leur silhouette. Triple peine : Racisé. Banlieusard. Pauvre. Les derniers de cordée.

Retour arrière…

Elle avait plongé son regard vert et froid dans le mien, et m’avait jeté, en avalant goulument son pilon de poulet : « Tu sais. Nora, les Français, ils nous aiment pas ».

Ils ne nous aiment pas.

Elle – appelons la Zineb – était une minote de 14 ans à peine quand je l’ai rencontrée à la faveur d’un atelier que j’animais à Avignon. Cet Avignon hors-les-murs, bien au-delà des remparts qui accueillent les festivaliers au creux de la fournaise de juillet. C’était justement festival, et nous œuvrions à faire découvrir à ces jeunes élèves de 4eme, le théâtre, ses coulisses, ses textes, la manière dont on pouvait jouer le monde sur des tréteaux. De l’éducation populaire en pied d’immeuble, via son collège, construit à dix pas de la Rocade et de la cité du même nom.

« Les Français, ils nous aiment pas. »

Elle me disait : Il y a Eux. Et Nous.

Zineb est née en France, et est bien loin de connaitre le Bled, celui de ses grands-parents, et encore moins leur langue, au-delà de quelques mots marottes dont elle s’amusait à ponctuer ses phrases, en surjouant son accent du sud. Pourtant, elle me renvoyait qu’elle ne se sentait pas appartenir au corps national, à ce commun, ce socle qui nous permet, dit-on, de vivre ensemble, sous la même bannière républicaine. Parce qu’elle n’avait jamais eu loisir d’entrer dans ce concert des identités multiples et globales, d’être invitée dans cette grande photo de famille de la France dite plurielle. Pire, on lui disait les possibles, chaque jour, au collège, mais tout son univers quotidien lui renvoyait la difficulté de cet objectif…

Assignée à résidence. Dans son identité. Son quartier. Sa condition. S’en arracher ? Elle me disait déjà que rien n’était faisable, et qu’un avenir digne de ses rêves n’était qu’incertain… Sa sœur, sa cousine, son frère… Étudiant.e.s boursier.e.s. Puis chômeur.e.s diplômé.e.s. De son jeune âge, elle avait déjà vu trop d’espoirs déçus. 

Eux. Nous. Cette rhétorique, j’allais la croiser et la décliner sur toute cette semaine de travail.

Quand, au détour d’un bâtiment de la Rocade, entre le boucher et le boulanger, après avoir enjambé les poubelles de la cité, non ramassées depuis 3 jours et outrageusement odorantes par 38 degrés, elle me raconte, dans un fou rire, comment ses frères ont fini par appeler les policiers par leur prénom, eux, qui les contrôlent jusqu’à 5 fois par jour au pied de leur domicile. Eux, qui invectivent sa mère et ses amies, de retour du marché, les sacs pleins de provisions, pour des broutilles. Son jeune voisin, qui a subi un méchant contrôle en voiture, qui a dégénéré en plusieurs jours d’ITT sans que jamais, eux, ne soient retrouvés ni inquiétés. Eux encore, qui tutoient et rudoient Zineb et ses copines quand elles squattent bruyamment un arrêt de bus, leur espace de socialisation, sans jamais le prendre. Pourquoi faire ? Elles ne vont jamais « en ville ». « On irait d’un nulle part à l’autre. »

Ce soir-là, pourtant, nous quittions la Rocade pour la Ville. Direction le Palais des Papes. Dans les remparts. Ces princesses allaient découvrir, un soir de festival, ce château voisin dans lequel elles n’avaient jamais mis les pieds.

C’était une tragédie grecque. En japonais surtitré. Nous avions les meilleures places. Au milieu. Au centre. Elles avaient rencontré les artistes un peu plus tôt, et nous avions travaillé sur la symbolique de cette pièce. Les débats furent enflammés et les filles, surexcitées. Mais pour une première au théâtre, ce fut aride. Elles luttèrent avant de s’assoupir vers 23h00, bercée par la langue, et la fatigue d’une journée sans fin. Mais qui ne s’endort jamais au théâtre ? Nous les réveillâmes avant la fin, afin qu’elles puissent profiter des dernières minutes, et du final grandiose. Dans l’excitation, elles s’agitèrent au point de réveiller les spectateurs derrière nous.

Lorsque les applaudissements prirent fin, j’assistais alors à un tabassage en règle. Des grappes du public les prirent à partie pour leur faire savoir à quel point elles n’étaient pas les bienvenues, l’un taxant leur comportement de « racailles », l’autre de « sauvage », avant qu’un dernier ne leur jette un « Dégagez. Vous n’avez rien à faire ici ». Elles avaient chuchoté, et ricané. Comme des gosses de 13 ans ½ au théâtre un soir.

Mais selon ces habitués, ces sachants, ces inclus, Elles, elles étaient indignes de ce décor.

Nous n’avions rien à faire là. Nous n’étions pas dans notre espace légitime et ces jeunes filles étaient à jamais des intrus, cet autre qu’on invisibilise jusqu’à l’annihiler.

Eux. Nous.

De la violence policière à la violence sociale, le rejet reste le terreau de cette fracture. Combien de bicots devront nous entendre encore avant de comprendre, de saisir que ces mots sont des gifles qui fouettent indéfiniment et profondément des générations de citoyens « pas comme il faut » comme dirait « l’autre ».

Du Vaucluse au 93. D’Avignon à l’Île-Saint-Denis… Les ressorts sont les mêmes, le racisme, le mépris, l’humiliation du crachat aussi… Et ce virus de l’assignation à l’étrangeté, a déjà fini par nous empoisonner tous. Eux. Nous. A jamais ensemble ?

17 octobre 1961, les forces de police jettent à la Seine de nombreux Algériens, lors d’une manifestation pacifique organisée par le FLN• Crédits : Jean Texier / L’Humanité


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