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SOURCE : Zones subversives
Les discussions sur la stratégie communiste s’enracinent dans l’histoire du mouvement ouvrier. Des débats opposent les réformistes et les révolutionnaires, les autoritaires et les libertaires. Edouard Bernstein incarne le marxisme révisionniste qui débouche vers le courant de la social-démocratie. Rosa Luxemburg s’oppose à cette conception institutionnelle et réformiste du changement social. Elle insiste sur « le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale ».
La révolution russe de 1905 puis de 1917 alimente les débats stratégiques. Ces révoltes spontanées permettent l’auto-organisation des prolétaires à travers les soviets. Mais la révolution russe s’apparente également à une révolte de la bourgeoisie libérale contre une vieille autocratie arbitraire. L’insurrection d’Octobre permet la prise du pouvoir par Lénine et les bolcheviks. L’État prend le contrôle de la production et de la distribution des marchandises. L’universitaireAlessia J. Magliacane revient sur ces épisodes révolutionnaires et sur les débats qui traversent le mouvement ouvrier dans son livre Rosa, Lénine et la Révolution.
Spontanéité révolutionnaire
Rosa Luxemburg estime que les socialistes doivent s’appuyer sur l’action autonome des masses. C’est dans les luttes quotidiennes contre l’ordre capitaliste que se construit la conscience révolutionnaire. La démocratie socialiste commence avec la destruction de la domination de classe. Rosa insiste sur la jonction entre l’économique et le politique dans l’action collective. Les soviets et les conseils ouvriers permettent de relier la politique et le social pour déboucher vers une révolution socialiste.
Rosa Luxemburg insiste sur la transformation intellectuelle des masses. Les pratiques de luttes doivent s’articuler avec la théorie socialiste. Elle souligne l’importance des débats politiques. Elle défend la liberté de la presse, de réunion et d’association. Rosa Luxemburg insiste sur la grève de masse et sur la spontanéité révolutionnaire.
Pour Rosa Luxemburg, la révolution reste spontanée. Elle est imprévisible dans son déclenchement mais également imprévisible dans son déroulement. La révolution ne se produit par sur ordre d’une direction politique. Elle n’est pas non plus le produit mécanique des contradictions du capitalisme. Elle dépend uniquement de l’action politique du prolétariat. La révolution devient « un phénomène diffus, désordonné et incontrôlable, où à la parole unique du pouvoir, à l’autorité et à la domination se substituent des expérimentations diverses », souligne Alessia J. Magliacane. Pour Rosa, toutes les luttes et les grèves doivent être encouragées car elles participent à l’éducation des masses. La conscience révolutionnaire se construit dans les expériences de lutte.
Rosa Luxemburg admire Lénine et Trotsky. Mais elle s’oppose à ces dirigeants bolcheviks notamment sur la question de la dictature du prolétariat. Elle craint que l’État socialiste issu de la révolution d’Octobre 1917 ne devienne qu’un Étatcapitaliste à l’envers. Le prolétariat, une fois arrivé au pouvoir, doit remplacer la démocratie bourgeoise par une « démocratie socialiste ». Ce qui ne doit pas s’apparenter à une simple reprise de la démocratie formelle. La classe ouvrière ne doit pas se contenter de l’enveloppe mais doit la remplir d’un contenu social nouveau. « Avec la publicité la plus large, la participation la plus active, la plus illimitée, des masses populaires, dans une démocratie complète », précise Rosa Luxemburg.
Lénine s’oppose à cette conception qui repose sur la conscience spontanée des masses. Il estime que le mouvement ouvrier doit être dirigé par un Parti. Dans Que faire ?, Lénine soutient la nécessité d’un parti de révolutionnaires professionnels dirigé par une avant-garde d’intellectuels. Ensuite, Lénine valorise les soviets uniquement comme des organes de lutte. En revanche, il estime que la gestion du socialisme doit être centralisée par l’État. Selon le chef bolchevik, le gouvernement doit organiser la planification économique.
Révolutions historiques
L’historien Nicolas Werth observe deux moments distincts dans la révolution russe. « Une prise de pouvoir politique par les bolcheviks, fruit d’une minutieuse préparation insurrectionnelle, et une vaste révolution sociale, multiforme, autonome », observe l’historien. La révolution russe ne se réduit pas à la prise du Palais d’Hiver par Lénine. C’est avant tout une révolte ouvrière et paysanne qui s’appuie sur les soviets et l’auto-émancipation. Mais Lénine se distingue du blanquisme qui se contente de préparer l’insurrection. Il privilégie la construction du parti d’avant-garde pour développer la conscience des masses.
La révolution allemande de 1918 est déclenchée par un soulèvement spontané de la classe ouvrière. L’Empire s’effondre. Des soviets et conseils ouvriers permettent une auto-organisation. Mais la social-démocratie accède au pouvoir. Ce parti structuré veut dévitaliser les soviets. Paul Mattick oppose Lénine et Rosa Luxemburg. Le premier défend une conception de la révolution jacobine et centralisatrice. Au contraire, Rosa Luxemburg s’attache à une révolution prolétaire et auto-organisée. La tactique reste indissociable des principes et la forme dépend du contenu.
L’intellectuel trotskiste Ernest Mandel cherche à concilier Lénine et Rosa Luxemburg. Il estime que Rosa pose le problème de la tactique et de la stratégie marxiste révolutionnaire pour faire triompher les mouvements de masse. La spontanéité révolutionnaire ne serait donc qu’un simple moyen pour arriver aux mêmes objectifs que Lénine.
Mais, pour Rosa Luxemburg, les moyens conditionnent la fin. L’émancipation économique des prolétaires devient l’objectif auquel doivent être subordonnés les mouvements politiques. Lénine insiste au contraire sur les moyens. Il valorise l’insurrection pour permettre au parti bolchevik de prendre le pouvoir. Pour Rosa, ce sont les conseils d’ouvriers et de soldats qui doivent saper le pouvoir de l’Étatbourgeois et permettre une réorganisation de la société.
La révolution allemande est rapidement écrasée par la social-démocratie. Mais l’échec de la révolution provient également de la nature des conseils ouvriers. Les soviets russes et les soviets allemands ne sont pas comparables. En Russie, cette pratique de l’auto-organisation émerge dès 1905. En Allemagne, les ouvriers restent influencés par de puissants appareils politiques et syndicaux. Néanmoins, les révolutionnaires allemands jouent un rôle plus important dans les conseils que les bolcheviks dans les soviets russes.
Rosa Luxemburg s’oppose au modèle autoritaire du parti et de la prise du pouvoir d’Etat. Cette figure du marxisme n’est pas contaminée par le discrédit qui touche le stalinisme et le marxisme-léninisme après la chute de l’URSS. Rosa Luxemburg « propose un mode spécifique d’émancipation, qui rend indissociables le socialisme et la démocratie, la fin et les moyens, et qui trace les contours d’un contenu du socialisme incompatible avec toute forme autoritaire de gouvernement », estimeDavid Mulhmann.
L’expression « Socialisme ou barbarie » est reprise par la revue animée dans les années 1950 et 1960 par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. Ce groupe ne cesse de défendre un système politique et social qui repose sur les conseils ouvriers. L’auto-transformation de la société doit s’appuyer sur des institutions autonomes qu’elle peut changer lorsqu’elle en ressent le besoin ou le désir. Les analyses de Rosa Luxemburg alimentent également la critique de l’URSS comme capitalisme bureaucratique.
Rosa Luxemburg contre Lénine
Alessia J. Magliacane propose un livre complexe qui mêle réflexions philosophiques et analyses historiques. C’est la force des débats du mouvement ouvrier du XXesiècle que de relier théorie et pratique. Les intellectuels marxistes ne se contentent pas de séminaires abstraits sur les diverses formes de domination. Ils sont en prise avec la réalité. Ils s’attachent à comprendre et à intervenir dans les grandes révolutions. La possibilité de renverser la société capitaliste reste très présente.
Les débats portent alors sur les moyens. La social-démocratie allemande privilégie l’intégration dans les institutions. Cette démarche débouche vers l’écrasement d’une révolte ouvrière pour défendre l’ordre existant. Les marxistes révolutionnaires proposent une rupture avec le capitalisme. Mais l’autonomie par rapport à l’Étatdevient le point de clivage.
Lénine inspire la plupart des courants marxistes, du maoïsme au trotskisme en passant par les partis communistes et autres sectes folkloriques. Lénine défend la nécessité du parti discipliné et hiérarchisé. C’est la petite bourgeoisie intellectuelle, et surtout lui-même, qui doit diriger le parti. Lénine défend un modèle autoritaire qui passe par la prise du pouvoir d’État et par la gestion centralisée de l’économie. Lénine considère que les masses doivent être guidées et éduquées en raison de leur absence de conscience politique.
Rosa Luxemburg observe au contraire la spontanéité révolutionnaire des masses. La révolution russe de 1905 montre les capacités de révolte et d’auto-organisation des prolétaires. Le soviet n’est pas une invention théorique surgie d’un brillant intellectuel marxiste. C’est au contraire une pratique concrète inventée par les prolétaires en lutte. La conscience politique ne peut pas provenir d’un parti extérieur à la classe ouvrière. Ce sont les prolétaires qui construisent leur propre conscience révolutionnaire à partir de leurs expériences et de leurs participations dans les luttes sociales. Rosa Luxemburg insiste sur la spontanéité et la créativité des exploités comme moteur de la révolution.
Lénine défend le soviet uniquement comme une organisation de lutte. L’auto-organisation doit permettre de renverser le pouvoir en place. En revanche, la réorganisation de la société ne s’appuie pas sur les soviets. C’est le Parti-Etat qui impose une gestion centralisée de l’économie et de la société. Plutôt que des soviets qui organisent la satisfaction des besoins au plus près de la population, les bolcheviks s’enferment dans la grandiloquence de la centralisation. Cette démarche provoque des pénuries et débouche surtout vers un pouvoir bureaucratique.
Rosa Luxemburg a clairement exprimé les enjeux des débats avec Lénine. Mais elle est devenue une figure incontournable et finalement peu critiquée malgré ses idées hétérodoxes. L’Allemagne de l’Est et le stalinisme ont fait de la révolutionnaire assassinée par les sociaux-démocrates une icône incontournable. Rosa est mobilisée par les staliniens pour dénoncer les « sociaux-traîtres ». Mais sa pensée reste occultée. Ernest Mandel et les trotskistes des années 1968 reprennent des aspects de la pensée luxemburgiste. Mais ils conçoivent la spontanéité et l’auto-organisation comme un moyen et une stratégie à court terme. Ils restent attachés au parti et à la prise du pouvoir d’État.
Bien heureusement, contre ces falsifications, Daniel Guérin et surtout Paul Mattick s’attachent à faire vivre un marxisme anti-autoritaire. Rosa Luxemburg est mobilisée pour critiquer toute forme de léninisme et d’avant-garde. Les moyens conditionnent la fin. L’auto-organisation des prolétaires devient une stratégie de lutte mais aussi une finalité. Au contraire, des méthodes autoritaires qui étouffent les débats ne peuvent déboucher que vers des dictatures. Mais Rosa Luxemburg ne défend pas uniquement une forme vide de contenu. Elle défend le socialisme et l’appropriation des moyens de productions.
En revanche, Rosa Luxemburg conserve une certaine naïveté. Loin de tout dogme pétri de certitudes, sa pensée évolue. Elle observe les révoltes sociales et adapte ces analyses par rapport aux luttes ouvrières. Elle comprend immédiatement le phénomène des soviets et saisit son rôle central. Néanmoins, elle ne remet pas en cause le parti social-démocrate et le parlementarisme. Elle manifeste un attachement au débat et à la discussion. Pourtant, le Parlement et un parti autoritaire ne sont probablement pas les espaces de débats les plus pertinents. C’est au cœur des luttes, dans les structures auto-organisées par les prolétaires, que doivent surgir les débats essentiels.
Source : Alessia J. Magliacane, Rosa, Lénine et la Révolution, L’Harmattan, 2019
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Une histoire de l’autonomie des luttes
Pour aller plus loin :
Vidéo : Michael Löwy, Rosa Luxemburg Reloaded, émission diffusée sur le site Hors-Série le 9 février 2019
Radio : Rosa Luxembourg : faire du socialisme le combat d’une vie, émission diffusée sur Radio Canada le 19 juin 2018
Paul Mattick, Les divergences de principe entre Rosa Luxemburg et Lénine (1935), publié sur le site La Bataille socialiste
Avec Rosa Luxemburg pour le communisme, contre le léninisme, publié sur le site Critique Sociale le 25 octobre 2018
Le léninisme et la révolution russe, publié sur le site Critique Sociale le 14 août 2008
B. Gina, Spontanéité, classe et parti chez Lénine et chez Rosa Luxemburg, publié sur le site Avanti ! le 21 juillet 2014
Furio Jesi, Le juste temps de la révolution : Rosa Luxembourg et la question de la démocratie ouvrière, publié dans la revue en ligne Période le 26 mars 2015
Gilles Dostaler, Rosa Luxemburg, théoricienne exigeante et révolutionnaire passionnée, publié dans le magazine Alternatives économiques n°210 en janvier 2003
Entretien avec Daniel Bensaïd sur l’apport de Rosa Luxemburg…., publié sur le site du NPA le 6 juin 2014
Michael Löwy, Le « spontanéisme » de Rosa Luxembourg, publié sur le site de la revue Cahiers du socialisme le 30 mars 2010
Grégory Chambat, Rosa Luxemburg : la révolution peut-elle s’enseigner ?, publié sur le site de la revue N’autre école le 7 octobre 2013
Léon Mazas, Rosa Luxemburg, une vie, publié sur le site de la revue Ballast le 9 mars 2015
Rosa Luxemburg : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement », publié sur le site de la revue Le Comptoir le 25 octobre 2017
Classiques de la subversion : « Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire », publié sur le site de l’Union communiste libertaire le 17 janvier 2010
Site Comprendre avec Rosa Luxemburg
Textes de Rosa Luxemburg dans les Archives marxistes sur Internet
Charles Reeve, Y a-t-il une vie après la mort de l’ultra-gauche ?, paru dans lundimatin#230, le 18 février 2020