VIRUS GLOBAL, MISÈRE LOCALE – La pandémie et la rue à Strasbourg

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SOURCE : Jef Klak

« Restez chez vous ! » Deux mois que le mot d’ordre est asséné par les médias à destination des foules prétendument irresponsables. Mais comment faire quand de chez soi, justement, on n’en a pas, ou quand il ne permet pas de mettre en œuvre les gestes barrières les plus élémentaires ? À Strasbourg comme ailleurs, les sans-abri et les habitant⋅es de squats sont rendus encore plus vulnérables par les mesures de confinement, qui les privent d’accès au droit, à l’eau, à l’hygiène la plus élémentaire. Dépassées, incapables de penser des solutions à long terme pour les plus fragiles, les municipalités laissent le virus creuser des inégalités pourtant déjà criantes.

À Strasbourg, au moment où commence l’épidémie, deux très gros squats accueillent des personnes qui seraient sans cela sans-abri : l’Hôtel de la rue (ouvert en juillet 2019) dans le quartier de Koenigshoffen et le squat Bugatti (ouvert en septembre 2019) qui se trouve dans une zone d’activités de la commune d’Eckbolsheim. À eux deux, ils logent 300 hommes, femmes et enfants pour la plupart migrant·es, dont des personnes âgées, fragiles et malades. Avant l’occupation de ces bâtiments, ils et elles vivaient dans des campements 1. Parmi elles et eux, beaucoup de demandeur·ses d’asile, dont la loi prévoit qu’ils et elles soient logée·es par l’État. En ville et dans les quartiers alentour, des tentes sont toujours plantées çà et là. De nombreuses autres personnes se retrouvent à vivre sous des ponts, dans des squats moins visibles, parfois des garages.

Dans les locaux de ces deux squats, qui n’ont pas été pensés pour l’habitation, les conditions de vie sont difficiles. Au squat Bugatti, près de 200 personnes partagent au quotidien quelques éviers, machines à laver et gazinières en nombre largement insuffisant dans l’unique cuisine. La promiscuité est la règle – dans certains espaces, ce sont des bâches en plastique qui servent de cloisons entre les chambres. À l’annonce du confinement, le bâtiment ne compte que trois douches, une par étage, et trop peu de sanitaires. Les dégâts des eaux y sont monnaie courante.

En journée, les enfants jouent dans les escaliers et les couloirs. Les plus récemment arrivés ne sont généralement pas scolarisés. Depuis le 16 mars, de toute façon, plus personne n’a école. Les conditions sont plus propices à une contagion massive qu’à « faire l’école à la maison ».

Contagion sous confinement

Parmi les personnes en précarité de logement à Strasbourg, un premier cas de coronavirus avait déjà été détecté avant même le début du confinement dans un centre d’hébergement d’urgence. Au squat Bugatti et à l’Hôtel de la rue, d’autres cas se déclarent rapidement.

La semaine du 17 mars, la première du confinement, une femme âgée de 59 ans, habitante du squat Bugatti et présentant des symptômes, se rend deux fois à l’hôpital. Son état ne suscitant pas d’inquiétude, elle est renvoyée « chez elle ». Elle sera finalement hospitalisée le dimanche 22 mars, de même qu’un autre résident du squat. Toustes deux seront testé·es positif·ves au Covid-19. Au moins deux autres personnes seront hospitalisées les jours suivants. Parmi elles, un homme, père de 9 enfants vivant au squat, mourra début avril des suites du coronavirus.

Le 25 mars, un homme, qui a été brièvement hospitalisé et testé positif au Covid-19 est ramenée en ambulance au squat. Il n’y restera que quelques heures, mais son retour suscite colère et anxiété. « J’ai très peur. Si quelqu’un est malade, pourquoi l’inviter là où il y a beaucoup de personnes qui essayent de se protéger ? », interroge un résident.

Sur place, l’ennui monte aussi. Un résident raconte : « Ça me rend fou de rester assis à rien faire ». Certain·es font des allers-retours en ville, notamment pour se rendre aux rares distributions alimentaires maintenues et à la rencontre des maraudes qui se mettent en place pour pallier la fermeture de presque tous les accueils de jour.

Une opération menée du 26 au 28 mars au squat Bugatti par Médecins du monde, qui était prévue avant les premières hospitalisations, permet de détecter douze cas supplémentaires 2. Comme seules les personnes jugées vulnérables et présentant des symptômes ont été testées, de nombreux cas ont échappé au diagnostic. Parmi les personnes qui ne sont pas considérées comme à risques et qui n’ont pas été dépistées, celui qui joue le rôle de référent du squat, qui distribuait les masques livrés par l’ONG, les repas et colis apportés par les associations et qui détenait le thermomètre utilisé pour le suivi quotidien des personnes, tombera très malade début avril.

En parallèle de cette opération, la ville améliore les conditions de vie au squat : elle installe des douches dans des préfabriqués et des points d’eau et pose des toilettes sèches devant le bâtiment.

Remises à l’abri

Depuis le 17 mars, le bruit circule que des relogements auront lieu pour les habitant·es vulnérables des squats, afin qu’elles et ils puissent être confiné·es dans de meilleures conditions sanitaires. Des possibilités de « mises à l’abri » surgissent soudain : le 21 mars, pour une quarantaine de résident·es fragiles de l’Hôtel de la rue, puis progressivement à partir du 24 mars pour une centaine d’habitant·es du squat Bugatti. Toutes et tous sont envoyé·es dans des hôtels de l’agglomération, qui viennent renforcer les capacités d’accueil « normales » de la ville. Ces capacités sont tellement faibles (environ 500 places d’hébergement) par rapport aux besoins qu’au 21 avril on dénombre plus de 2 200 personnes hébergées à l’hôtel par le SIAO (le service intégré de l’accueil et de l’orientation départemental dont dépend le 115).

À part à l’Hôtel des Colonnes, voisin du squat Bugatti, réquisitionné par la préfecture, ces placements ont fait l’objet de conventions entre la préfecture du Bas-Rhin et les gérant·es d’hôtels. Depuis le début de la pandémie, ces hôtels étaient vides de leurs visiteur·euses habituel·les, des parlementaires européen·nes notamment, et accueillaient déjà quelques familles demandeuses d’asile via le SIAO. Dans un contexte de baisse d’activité, ils ont accepté de prendre en charge un plus grand nombre de personnes contre rémunération.

Au cours des premières semaines, les personnes relogées en hôtel ont été livrées à elles-mêmes. Rien dans les modalités du confinement n’avait été prévu pour ces personnes pourtant reconnues comme étant « en grande précarité ». La plupart des lieux de distribution et d’accueil étant fermés, comment se nourrir, laver ses vêtements, bénéficier d’un accompagnement social, trouver les attestations de sortie dérogatoire ? Les personnels n’ont pas non plus été préparés à cette situation. « Pendant quinze jours, j’étais tout seul. », se lamente le responsable d’un de ces hôtels, qui a accueilli presque du jour au lendemain soixante personnes supplémentaires. Les problèmes qui reposaient jusqu’alors sur les squats ont simplement été déplacés vers les hôtels, une fausse solution coûteuse, vide de toute ambition de solidarité, mais légale et plus facile à contrôler.

Pour les hôteliers, cela représente une opportunité économique considérable : un des gérants avoue ainsi pouvoir remplir des chambres à un tarif négocié, mais pas si éloigné du prix normal. Les résident·es assurant elles et eux-mêmes l’entretien de leurs chambres, les hôtels peuvent aussi rogner sur la main-d’œuvre. Dans l’un d’entre eux, c’est une famille hébergée, à qui la gérante « fait confiance », qui s’occupe de la réception. Seule une permanence téléphonique est assurée par le personnel. Dans un autre, les résident·es ne peuvent entrer et sortir qu’à des heures déterminées (11 h-13 h et 17 h-19 h).

Pour les ancien·nes des squats, la satisfaction d’avoir accès à des douches, des cabinets de toilettes, des draps, s’ajoute à celle d’avoir quitté les innombrables dysfonctionnements d’une vie collective non choisie. Mais tous et toutes, quoique satisfait·es, restent dans l’incertitude du sort qui leur sera réservé après le confinement. La plupart n’a reçu aucune information précise à ce sujet. Au sein des associations strasbourgeoises, l’hypothèse privilégiée est qu’une fois l’obligation de confinement levée, toutes et tous, hormis peut-être les demandeur·ses d’asile, seront remis·es à la rue. Alors à quoi tout cela aura-t-il servi, à part à cacher la misère sous un autre tapis ?

Santé commune

Cette solution fait l’affaire de la mairie et de l’État, qui s’en tirent finalement à bon compte. Les institutions peuvent compter sur le travail acharné, bien souvent bénévole, des associations. Dans cette période d’urgence, associations et collectifs se sont très rapidement et efficacement adaptés pour apporter des solutions concrètes aux problèmes rencontrés par les personnes en difficulté pendant l’épidémie. En plus des maraudes, indispensables pour distribuer nourriture et eau (beaucoup de fontaines à eau potable sont incompréhensiblement fermées en ville ainsi que la plupart des toilettes), des gens se démènent, dans des conditions encore plus difficiles que d’habitude, pour récupérer ou préparer et apporter des repas dans ces hôtels. Une association strasbourgoise récolte même des fonds auprès de particuliers pour payer les nuits d’hôtel de celles et ceux qui restent sur le carreau. Une de leurs membres déplore : «  Je trouve honteux et scandaleux qu’une association mendie auprès des citoyen·nes de Strasbourg, qui payent déjà des impôts, pour financer des nuits d’hôtel à des personnes à la rue. » De leur côté, les travailleur·ses social·es des structures d’accueil et du SIAO font ce qu’elles et ils peuvent dans ces conditions – étant donné les lourdeurs administratives qui pèsent sur elles et eux, la maladie qui les atteint parfois, les arrêts pour garde d’enfant.

La crise générant des situations de détresse plus marquées qu’à l’ordinaire, les bénévoles donnent parfois l’impression de « se faire bouffer », selon l’une d’entre elles et eux. Même leur argent personnel y passe parfois. Un bénévole raconte s’être endetté pour acheter des denrées alimentaires pour chiens que son association a ensuite distribuées. Les besoins sont virtuellement illimités, entre la nourriture, l’eau, les produits d’hygiène, le logement. Le SIAO assure certes l’approvisionnement des squats confinés. Mais les colis apportés en hôtel ne sont ni suffisants ni adaptés, les résident·es ne pouvant les cuisiner sur place. Elles et ils sont nombreux·ses à se retrouver en journée autour des deux gazinières du squat Bugatti. Au bout d’un mois de confinement, dans un contexte d’urgence alimentaire, toutes les distributions deviennent d’ailleurs susceptibles de générer des tensions, parfois violentes.

Les mesures prises par les institutions, quoique de grande ampleur, restent essentiellement court-termistes et perpétuent une normalité fondée sur le mépris des personnes les plus précaires. Elles sont vouées à pallier à contretemps des problèmes pré-existants, ayant par temps de pandémie des conséquences dramatiques. Les responsables politiques, ceux et celles qui d’ordinaire s’acharnent à miner les initiatives solidaires comme les squats, sont visiblement dépassé·es face à la crise aggravée par leurs propres choix néolibéraux : « Si on n’avait pas 3 000 SDF à Strasbourg, on n’en serait pas là aujourd’hui », affirme le président d’une association strasbourgeoise. La directrice d’une structure d’accueil dit : « C’est comme si avec la crise, on voulait trouver des solutions à tous les problèmes. Mais en temps normal, on ne les a pas, les solutions ! » Elle ajoute : « Il y a toujours eu un manque, seulement là, c’est plus criant parce que non seulement les personnes sont encore plus en danger, mais elles mettent d’autres personnes en danger. »

Aude Vidal écrit, dans un post de blog consacré à la santé comme un bien commun : « Au-delà de la décence qui interdit de laisser crever autrui devant sa porte, au-delà de la mesquinerie des calculs à court terme sur la santé publique dans nos pays sous gouvernance néolibérale, il y a cet intérêt-là, plus fort que tout : c’est ensemble que nous serons en bonne santé. Ou non 3. »

***

« “Vingt personnes vivent dans ce bloc, en promiscuité. Rien n’est fait pour nous protéger du virus, on mange et joue ensemble, on touche les mêmes portes et on fume dans la même pièce. Il y a beaucoup d’allées et venues de travailleurs. Personne ne porte de masque et il n’y a pas de tests de dépistage du virus” alerte un détenu. »

Communiqué de presse du Collectif contre les rafles, les expulsions et pour les régularisations et Getting the voice out sur le désastre sanitaire en cours dans les centres fermés 4, Belgique, 7 avril 2020, disponible sur <gettingthevoiceout.org>

« Les occupants sans-papiers ont trouvé depuis refuge dans un hangar situé au 138 rue de Stalingrad où ils sont entassés à plus de 270 dans des conditions inhumaines de précarité absolue. Ce que toutes les associations craignaient est en train de se produire : des visites médicales ont commencé jeudi 2 avril. Sur près de 80 personnes examinées, 8 ont présenté les symptômes du Covid-19 et ont été évacuées par les pompiers et le Samu vendredi ! Les examens doivent se poursuivre lundi mais tout le monde sait déjà que dans cette situation, une bombe sanitaire risque d’exploser à Montreuil. »

Communiqué de presse du collectif unitaire de soutien aux résidents de l’ancien foyer Bara et du collectif des travailleurs sans-papiers du 138 rue de Stalingrad –  Montreuil, 5 avril 2020

« Nous avions peu, maintenant nous n’avons plus rien. On survivait, maintenant on crève de faim. Les fermetures brutales des réseaux d’aides alimentaires, des cabinets d’avocats, des écoles, des cabinets médicaux, des bureaux d’aides sociales nous plongent dans des situations de grande détresse et nous rendent encore plus démunis. »

Lettre ouverte de la Campagne de Réquisition d’Entraide et d’Autogestion (Crea) – Toulouse, 7 avril 2020, disponible sur <creatoulouse.squat.net>

« Au moment de la mise à l’abri [des habitant·es du squat rennais Veyettes], en situation sanitaire d’urgence, la préfecture poursuit dans la voie du mépris et de la brutalité : les personnes concernées sont contraintes de s’embarquer dans des véhicules sans aucune maîtrise de leur destinée, sans même parfois savoir où elles sont emmenées, sans savoir pour combien de temps – la durée du confinement ? – sans garantie d’être ravitaillées, et surtout sans aucune garantie sur le sort qui leur sera réservé à l’issue du confinement. »

Communiqué du Groupe Logement du 14 Octobre sur le fiasco de l’évacuation du squat Veyettes et sa gestion irresponsable par la Préfecture – Rennes, 7 avril 2020

« À Lyon aujourd’hui il n’est plus possible ou très difficile de se nourrir, se vêtir, se soigner, boire ou même aller aux toilettes si l’on est sans-abri. Ce sont les besoins primaires des personnes qui ne sont pas pourvus. Cette crise met en lumière l’abandon par l’État du médical et du social par les différentes politiques de restriction budgétaire et de restructuration. Si le premier ministre salut les mouvements de solidarité nous considérons que c’est aux pouvoirs publics d’organiser l’accès aux besoins primaires de tou·tes, y compris des plus démuni·es et qu’il est de la responsabilité de l’État de n’abandonner personne face à cette crise. »

« Les sans-abris abandonnés face au confinement ? », Communiqué du collectif Hébergement en Danger – Lyon, 29 mars 2020, disponible sur <rebellyon.info>

  1. Voir Justine Partout, « Strasbourg, capitale de la clôture » dans le sixième numéro de la revue papier Jef Klak, « Pied à terre », disponible en ligne sur <jefklak.org>. ↩
  2. Les douze personnes diagnostiquées ont été transférées vers ce que les autorités appellent un « centre de désserrement », une structure où sont accueillies des patient·es sans logement positif·ves au Covid-19, pour permettre leur suivi médical et leur isolement. Cent vingt personnes doivent pouvoir être prises en charge dans cet établissement, situé dans le quartier de Neuhof, au sud de Strasbourg. ↩
  3. Voir le post de blog d’Aude Vidal « Se soigner tout·es pour se soigner mieux », 13 mars 2020, disponible sur le site <blog.ecologie-politique.eu>. ↩
  4. L’équivalent des Centres de rétention administratifs français, les prisons où sont détenues les personnes sans-papiers en vue de leur expulsion.

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