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SOURCE : Acta
Nous relayons ce texte envoyé par un brigadiste du Nord de Paris.
À chacune de ses occurrences, la crise s’impose comme le fond sur lequel, tous et toutes, nous sommes sommé.e.s d’organiser nos expériences. Le confinement, les rues désertes des arrondissements les plus riches, les queues interminables devant les supermarchés de nos quartiers, les patrouilles et les contrôles de police : tout cela rend tangible une condition commune et donne à la crise actuelle un paysage auquel chacun peut se rapporter. Chaque soir, l’annonce du nombre de morts à la télévision, sinistre thème d’un morceau joué pour nous, par d’autres, supplante par une angoisse abstraite et froide un deuil qui devrait être collectif, partagé. Le pouvoir d’État tente bien de canaliser cette émotion pour l’absorber sous le prisme d’une nation indivisible, faisant du corps des soignants une image de l’ensemble du corps social. Cette instrumentalisation n’a pas manqué de susciter des résistances de la part des soignants eux-mêmes qui hurlent chaque fois que les métaphores d’État transfigurent les soignants en héros pour mieux sacrifier leurs corps – abandonnés et nus – sur une ligne de front fantasmée par quelque cabinet de conseil en charge de la gestion de crise. Ils savent le mépris dans lequel ils sont tenus. Ils savent combien c’est la raison d’être de leur activité que cet ordre détruit jusqu’à la racine, combien c’est l’idée même de soin, de solidarité et de commun qu’il s’agit pour cet ordre d’abolir.
Face à cette situation, nous étions nombreux à ressentir avec colère l’impuissance à laquelle nous étions condamnés. La généralisation du rituel des applaudissement de 20h constitue le symptôme le plus saillant de ce sentiment de dénuement général auquel nous devions faire face dans le silence de nos appartements confinés. Les mots d’ordre diffusés en boucle de la communication gouvernementale n’ont pas suffi à nous convaincre du plus grand des sophismes qui consistait à nous faire dire que « ne rien faire, c’est sauver des vies. » Si certains ont trouvé dans cette formule une justification pour leur indifférence chronique à l’égard du reste du corps social, d’autres ont vite compris que le virus, qui fait de tout contact avec l’autre, de toute forme d’empathie, une menace pour la survie de l’espèce, était la plus parfaite justification de l’individualisme néo-libéral. Cette « idéologie zombie » cent fois déclinée par les productions culturelles de masse, trouve aujourd’hui sa meilleure mise en scène dans la réalité : survivre en temps d’épidémie c’est renoncer à tous les liens affectifs, sociaux et politiques qui régissent la vie en communauté. Et soudain l’indifférence devint vertu…
Pourtant quelque chose résiste. Un sentiment de rage se répand au moins aussi vite que le virus et cherche les moyens matériels d’affirmer au contraire l’urgence de reconstruire la possibilité d’une emprise sur le monde. Car là où croît le péril naît aussi ce qui sauve. Et le danger n’est que l’expression la plus vive d’une promesse. De cette promesse certains ont pris acte et s’en sont faits les garants. Ils n’ont eu que faire de ce monde d’après que déjà tous les prédicateurs s’empressent d’annoncer, et ont fait de maintenant l’espace d’une main tendue. Se risquant hors de leur abri ils ont commencé à dessiner dans les rues désertées le monde que d’autres remettent à demain. Ce monde a débuté par la constitution d’un butin, par la mise en commun d’une prise de guerre faite de milliers de masques auxquels l’incurie de l’État avait soudain donné une valeur inestimable. Telle était la condition pour sortir de l’isolement. Cette piraterie d’un genre nouveau disputait au pouvoir central le monopole d’une ressource devenue si stratégique qu’elle permit que se constitue autour d’elle des archipels de résistance qui organisèrent les fondements de formes nouvelles de circulation, émancipées pour un temps de l’emprise de l’économie. Le don est devenu la norme et le temps perdu du confinement s’est soudain fait si dense que les jours ont vite manqué d’heures.
Les rencontres se sont multipliées, les portes qu’on pensait hostiles et muettes se sont ouvertes les unes après les autres, découvrant chaque fois de nouvelles perspectives, augmentant notre rayon d’action et nous protégeant des contrôles de police. Les quartiers qu’on pensait si bien connaître nous sont apparus sous un nouveau jour. Chaque rue, chaque immeuble s’est mis à prendre une importance décisive. Pris comme nous étions dans l’action et l’impériosité du moment, les mots pour qualifier ce que nous vivions ont parfois manqué. Il ne s’agissait pas d’appliquer une recette toute faite mais de composer avec les ingrédients que nous arrivions à rassembler malgré la pénurie d’idées qui sévit partout depuis si longtemps.
Certains mauvais esprits se sont empressés d’affirmer depuis leur condition subie de spectateurs une radicalité de comptoir en prétendant dénoncer les ressorts « humanitaires » des actions menées, de ne voir dans les solidarités qui se nouaient sous leurs yeux que des relents d’une charité chrétienne mal digérée par le temps et dont le camp révolutionnaire peinerait encore à se défaire. Mais ce qu’ils nomment humanitaire n’est encore que l’expression d’un regard porté depuis l’ancien monde, où la critique en actes de l’économie est encore et déjà marchandise, où les affects se monnayent comme les produits de première nécessité et la catastrophe est réduite à une somme de probabilités établies par les compagnies d’assurance. Nous savons d’où vient cette histoire, et la catastrophe qu’elle a entraînée. Car l’impact de l’idéologie humanitaire sur le camp révolutionnaire est une catastrophe bien réelle dont on peine encore à mesurer les effets. Ce rapport au monde a acquis une telle hégémonie qu’il est devenu aujourd’hui difficile de penser et d’agir en dehors de ses catégories, si bien que la critique politique – salvatrice, nécessaire – adressée au mouvement humanitaire s’est souvent traduite par une mise en retrait, parfois même par une forme d’agacement éprouvé à l’égard de ces questions, laissant le champ libre à des organisations beaucoup moins soucieuses de la portée émancipatrice de leurs pratiques. Quelques quarante années après la création de Médecins du Monde et la grande déferlante néo-libérale qui suivit, il nous arrive trop souvent d’oublier que les mots secours, aide ou solidarité ont une fois été l’apanage du camp révolutionnaire.
Du Secours Rouge International (S.R.I.) et la Solidarité Internationale Antifasciste (S.I.A.) pendant la guerre d’Espagne aux programmes du Black Panther Party (B.P.P.), nombreuses sont les organisations à avoir investi les questions de la santé, de l’éducation ou du logement comme des questions profondément politiques. Création de cliniques gratuites, de cantines populaires et d’écoles, réquisition de bâtiments vides, ces initiatives nombreuses sont parfois rassemblées sous l’appellation de « travail communautaire ». Par opposition à l’« humanitaire » qui fait du concept abstrait d’humanité le fondement de son idéologie pacificatrice au service de l’ordre établi, le travail communautaire (community work) vise à faire de la communauté un horizon pour son champ d’intervention. En d’autres termes, il y est question de venir en aide aux nôtres, et aux nôtres seulement. Les médecins de la SIA qui interviennent sur les champs de bataille de Catalogne en 1937 n’ont pas pour but de soigner l’ensemble des blessés comme le font les missionnaires de la Croix Rouge, mais de porter secours uniquement à ceux qui, soldats ou civils, luttent contre le coup d’État fasciste ou en subissent les conséquences. En 1971, les Black Panthers lancent une campagne de dépistage de la drépanocytose, une maladie génétique qui touche particulièrement les populations d’afro-descendants. Cette maladie y est investie de façon biologique, par le dépistage pratiqué dans les cliniques du BPP, mais également en la reliant toujours à l’histoire de l’esclavage, au racisme structurel et aux inégalités de classe face au système de santé américain.
D’une manière générale, ces politiques communautaires prolongent, à travers la mise en place de pratiques d’entre-aide et d’auto-défense la distinction entre amis et ennemis, et relient toujours les problèmes sanitaires et sociaux affrontés avec l’ensemble des causes qui en constituent l’origine historique, politique et sociale. Il s’agit d’une critique en actes, qui pointe le caractère criminel des politiques publiques sans jamais attendre « le droit d’avoir des droits », construisant d’un même geste des enclaves de solidarité qui constituent les linéaments d’un monde à venir. Ces pratiques sont souvent décrites comme illégales par l’appareil de maintien de l’ordre existant, et c’est là peut-être la preuve de leur pertinence. Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi.
Nées dans un contexte sans précédent, les Brigades de Solidarité Populaires s’inscrivent dans cette longue histoire d’auto-défense populaire. L’autonomie qu’elles revendiquent n’est pas une posture de principe mais la condition politique et matérielle de leur apparition en même temps que la garantie de leur survie dans l’espace antagonique des métropoles. Car pour certains, la parenthèse du Covid se refermera sans encombre avec la fin du confinement. Mais pour les autres, les plus nombreux, ce sera le début d’un long combat. Alors que les conséquences sociales et politiques de la crise se font déjà sentir, il s’agit désormais pour les Brigades de se montrer à la hauteur de la situation pour être aux côtés des nôtres partout où il le faudra. La séquence à venir devra être consacrée à construire une autonomie politique offensive, qui fasse de ce nouvel outil une béquille pour marcher autant qu’un bâton pour frapper.