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SOURCE : Slate
Vous allez savoir pourquoi la blondeur est valorisée. Et pourquoi aucun grand parti politique n’arbore cette nuance en France.
«Être un jaune», «rire jaune», «en faire une jaunisse», «avoir le teint jaune»… Que ce soient des dents, un tableau, les pages d’un livre ou le vernis d’un meuble, jaunir n’est guère valorisant. «Je n’ai pas trouvé une seule expression associant le jaune à quelque chose de positif», rapporte la linguiste Annie Mollard-Desfour. La langue retranscrit notre perception du jaune. Une couleur associée à la maladie, à la bile, au déclin et à la vieillesse. Elle est pourtant loin de manquer d’atouts.
Ce ton miel qui excite les papilles
En ce temps de confinement, certain·es rêvent peut-être d’un petit-déjeuner estival. Des tartines de pain beurrées au miel, accompagnées d’œufs brouillés et arrosées de jus d’orange. Le tout à l’ombre de tournesols protégeant d’un merveilleux soleil. Face à un panorama de blés mûrs, bientôt transformés en ballots de paille. De la senteur des mimosas à la vue des poussins, la nature offre une profusion de bienfaits et d’émerveillements de couleur jaune. Sa luminosité est telle que certaines villes en ont recouvert leurs façades. C’est le cas de Lille pour pallier un déficit d’ensoleillement.
L’éclat de cette couleur a aiguisé bien des convoitises. L’or a transformé des contrées en Eldorado, suscitant ruées et expéditions guerrières. La blondeur est aussi valorisée: on se colore davantage les cheveux pour se blondir que pour se «déblondir». Les mots, là encore, parlent d’eux-mêmes. Les têtes blondes désignent avec affection les enfants, le blondin un élégant séducteur, la blonde la petite amie (au Canada surtout). En revanche, allez dire à une blonde qu’elle a les cheveux jaunes et vous verrez la confirmation d’un constat: le jaune est chargé de négativité.
D’ailleurs, stylistes, architectes et vendeurs ne s’y sont pas trompés: pour pouvoir user de cette couleur primaire essentielle, on contourne l’emploi du mot. «Avec un client, je vais lui parler d’un ton beurré plutôt que de jaune», rappelle la chromo-architecte DPLG Marie-Pierre Servantie, présidente de l’académie des couleurs. «Si vous parlez d’un ton miel, les papilles s’excitent. Si vous parlez de la bile, alors que c’est pratiquement le même ton, ça ne passera pas. C’est psychologique. Si la couleur est associée à quelque chose de positif, elle prend un sens positif.»
Ces multiples associations illustrent aussi la diversité des teintes jaunes. Quel rapport entre le jaune orangé, renvoyant à la vitalité des agrumes, et le jaune verdâtre, évoquant plutôt la maladie? Deux réalités et deux imaginaires pourtant estampillés par un même mot: jaune. «On ne peut parler d’une couleur qu’au pluriel, note Anne Varichon, anthropologue spécialiste de la couleur. L’unicité de la couleur est donc une fiction. Notre conception du jaune, comme de toutes les couleurs, est une construction artificielle, une convention effective dans une aire culturelle donnée, à un moment de son histoire.» Selon les langues, le spectre chromatique se découpe différemment. Certaines regroupent derrière un même terme des tons vert et jaune. Newton comptait sept couleurs dans l’arc-en-ciel. Mais l’influence chrétienne, qui valorise grandement le chiffre sept, n’y est évidemment pas pour rien. Le découpage chromatique du réel ne peut donc pas être objectif.
Un passé sulfureux
Toutes les couleurs portent une ambiguïté, mais le jaune charrie un passé particulièrement pesant. C’est sa qualité lumineuse qui lui a attiré bien des ennuis… «Même dans la pénombre, un jaune sera plus visible qu’un rouge, un bleu ou un vert, rappelle Anne Varichon. C’est pourquoi cette couleur a été utilisée comme un signal apte à alerter la population sur quelque chose qui est exogène, qui rompt le court normal des choses.» Le code de la route ne s’y est pas trompé et les panneaux jaunes annoncent des phénomènes routiers inhabituels, tels que des travaux sur la chaussée. Il en va de même pour les pense-bêtes autocollants. Dans un environnement de travail souvent terne et monochrome, leur visibilité jaune se rappelle à notre mémoire.
Mais cette fonction de signalisation est aussi à l’origine de la «légende noire» du jaune. Celui-ci a servi à désigner des individus «exogènes». Au début de l’ère islamique, les non-musulman·es dans certains califats devaient parfois arborer un insigne de couleur, bien souvent jaune. Les pays chrétiens ont adopté le même principe pour «signaler» certaines catégories de population, telles que les fous ou les faux-monnayeurs. Sous Saint Louis, les Juifs devaient porter la rouelle jaune. Dans une médiévale où l’appartenance au groupe était centrale, inutile de préciser que cette signalisation était infamante. Bien plus tard, les nazis recoururent à cette même couleur lorsqu’ils imposèrent l’étoile jaune.
Cette stigmatisation soulignée de jaune en a détérioré l’image. Cette couleur a pourtant été longtemps valorisée. En témoigne l’héraldique à partir du XIIe siècle où le jaune s’étale fièrement sur nombre de blasons. La fleur de lys, emblème des rois de France, n’y échappe pas. De même, la blondeur était très valorisée dans les romans de chevalerie. La belle Iseult n’était-elle pas blonde? Mais vers la fin du Moyen Âge, le jaune se charge négativement. L’or attire à lui ses aspects positifs, la richesse et le sacré, et laisse au jaune l’urine, la bile et la vieillesse. C’est ainsi que la robe de Judas jaunit, tandis que ses cheveux roussissent.
Le Baiser de Judas, de Giotto, entre 1304 et 1306. | AlvaroAS via Wikimedia
Et comme il était difficile de fabriquer et de fixer dans la durée des jaunes aussi éclatants que ceux dans la nature, elle incarne aussi l’hypocrisie, la jalousie et la trahison. Les maisons des soi-disant traîtres étaient repeintes en jaune, comme l’hôtel du Connétable de Bourbon ou celui de l’Amiral de Coligny. On comprend mieux pourquoi le jaune n’a jamais été l’emblème d’un grand parti politique en France… Et pourquoi les maris cocus au théâtre s’en revêtirent.
L’arrivée du protestantisme au XVIe siècle n’arrange rien à l’affaire pour la couleur. Tant Luther que Calvin pourfendaient les couleurs vives, parce que malhonnêtes pour un·e bon·ne chrétien·ne, et en bannissent l’usage dans les vêtements. Le jaune en fait les frais. D’autant que les catholiques s’alignent sur les protestant·es. Aujourd’hui encore, l’Occident reste assis sur cet héritage judéo-chrétien.