AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : The Conversation
Les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire invitent à une prise de distance pour en traiter les causes, anticiper les effets à moyen terme et tracer les contours du nouveau modèle économique qui pourrait en découler.
Dès les premiers signes de ralentissement économique en Chine au mois de janvier, les risques que l’interruption des chaînes d’approvisionnement faisaient courir aux entreprises européennes et françaises ont été soulignés, souvent tempérés par le fait que les stocks devaient suffire à passer la crise.
Or pour des raisons de sécurité sanitaire, mais surtout car l’approvisionnement ne permettait plus le fonctionnement des établissements, les usines ont fermé tour à tour.
La période souligne une nouvelle fois la relative fragilité des entreprises et des marchés vis-à-vis d’une rupture dans les grands flux d’échanges internationaux. Et ce en dépit de l’efficacité de plus en plus marquée des fameuses chaînes d’approvisionnement. D’où l’importance de maîtriser la production de biens et de conserver des moyens de production à proximité des marchés, a fortiori lorsqu’il s’agit de biens stratégiques.
Dans ce contexte, deux options de sortie de crise pourront s’esquisser. Maintenir le système existant en optimisant des composantes qui ont montré des signes de faiblesse comme la logistique et les transports, ou engager une transformation industrielle et écologique en dessinant un nouveau système productif.
« Business as usual »
La première possibilité consiste à fonder la reprise sur un rattrapage de la consommation, une sécurisation des flux de transport et des approvisionnements, et une augmentation des modalités de stockage, au moins pour certains biens dont la crise aura révélé le caractère stratégique. Il s’agit là de l’option « business as usual », qui perpétue en l’amendant le modèle d’« avant la crise ». Ce point de vue a été récemment développé par deux experts renommés de l’industrie (sur Telos ou sur The Conversation).
Pourtant, au-delà des fragilités que la crise révèle au grand jour, les problèmes qui lui préexistaient n’ont pas moins disparu. Le problème économique associé au déficit commercial manufacturier est croissant depuis le milieu des années 2000 (59 milliards d’euros en 2019 contre 42,5 en 2007), et constitue un problème géopolitique lorsqu’il touche à des biens stratégiques comme les médicaments.
L’enjeu écologique par ailleurs se reflète dans une empreinte carbone en pleine explosion du fait d’importations en progression. Entre 2000 et 2008, les émissions de CO2 dites importées uniquement liées au commerce international ont augmenté plus vite que la moyenne des émissions mondiales (+4,3 % par an en moyenne)
Réduire la dépendance française et européenne
Une seconde option pour la sortie de crise consiste à faire de la crise sanitaire une fenêtre d’opportunité pour opérer la transition du modèle économique actuel vers une autre organisation politico-économique.
L’objectif serait triple : accroître le dynamisme de l’économie et de l’emploi, s’ajuster au mieux à l’impératif écologique (et notamment à la question climatique) et enfin contribuer à l’indépendance géopolitique de la France et de l’Europe. Une analyse récente des chaînes globales de valeur indique que l’exposition de la France aux produits fabriqués en Chine a été multipliée par cinq entre 2000 et 2014. La refondation des politiques industrielles et la relance de l’industrie forment la clé de voûte de cette transition.
Elle impliquera de prendre en compte le contenu et l’organisation de nombreuses activités productives. Mais la réflexion stratégique manquera une partie des enjeux si la question territoriale en est absente.
Il faudra pour cela tenir compte des spécialisations existantes dans chaque territoire et mettre en valeur leur complémentarité. L’intégration sur un même site de différents segments des processus productifs ainsi que les coopérations entre acteurs économiques (publics et privés) seront également essentielles dans la nouvelle organisation du système industriel national.
Le retour en force du local
Une nouvelle industrialisation de l’économie française passera donc aussi par un processus de re-localisation. Les écosystèmes entrepreneuriaux ne se développent pas hors-sol et ont besoin de ressources matérielles et immatérielles à proximité pour se maintenir et se développer.
La période récente a d’ailleurs vu se développer l’idée selon laquelle l’avenir de l’industrie se trouve dans les milieux urbains, et la notion de « ville productive » est en train de s’implanter dans le monde des économistes et des agences de développement local.
Pourquoi donc vouloir « faire la ville avec l’industrie » après avoir tant espéré de la classe créative et des fonctions tertiaires supérieures comme moteur des métropoles ? Comment justifier ce pari qui paraît osé quelques mois après l’accident de Lubrizol, lequel rappelle que la cohabitation entre lieux de résidence et lieux de production peut s’avérer problématique ?
L’échec d’une « France sans usines »
À cela deux raisons. La première est liée à la faillite d’un modèle et des stratégies de développement économique fondées sur les chaînes globales de valeur, les transports et la logistique qui ont échoué à doper la compétitivité économique, à ralentir le chômage et à améliorer la cohésion des territoires.
Elle est inscrite dans le naufrage qu’a constitué le projet d’une « France sans usines » dénoncé par Jean‑Louis Levet en 1988, couplé à l’idée d’entreprises sans usine prônée par Serge Tchuruk. Facteur aggravant de la diminution en volume et en valeur de la production industrielle ainsi que de l’emploi du secteur manufacturier, cette conception du tissu économique n’a pas résisté à la crise de 2008.
Elle s’est vue progressivement remplacée par un recentrage sur les emplois des fonctions tertiaires supérieures concentrés dans les métropoles dont ils garantissent le succès à travers des gains de productivité, et les usines totalement robotisées de l’industrie 4.0, vision modernisée d’une industrie sans salariés. Remettre l’acte de produire au cœur de l’économie prend tout son sens lorsque le reste a échoué.
La nécessité de rapprocher l’industrie des villes
La deuxième raison est liée au fait que la fabrication et l’industrie ont besoin de la ville. Cette vieille idée a été développée il y a plus d’un siècle par l’économiste Alfred Marshall : l’existence d’économies externes d’agglomération appelle une proximité spatiale entre producteurs et donc, entre les sites de production et les travailleurs, que la densification des réseaux de transport ne suffira pas à assurer.
Quelles que soient les qualifications, les dotations en connaissance et les profils requis, le besoin de main-d’œuvre dans l’industrie manufacturière rend illusoire l’implantation généralisée d’industries sur des territoires isolés.
L’industrie reste majoritairement présente dans les métropoles et villes moyennes qui accueillent 70 % des emplois industriels (40 % pour les seules métropoles). Une partie conséquente des territoires d’industrie appartient à des aires urbaines de grande dimension, nourrissant ainsi « l’étonnante disparité des territoires industriels ».
Par exemple, la filière automobile en Île-de-France représente un emploi automobile français sur cinq faisant de la région le principal territoire automobile français.
Ainsi, malgré ce recul de l’industrie dans l’économie et les discours (d’avant-crise), la production, la fabrication et plus globalement le secteur manufacturier continuent de jouer un rôle pivot dans les mécanismes de développement économique et une partie de l’analyse économique qui les fonde.
Des politiques publiques territorialisées
En faisant apparaître au grand jour les difficultés d’approvisionnement de certains produits clefs et la dépendance des producteurs nationaux aux marchés étrangers, la crise du Covid-19 a suscité un engouement aussi rapide que général pour le « made in France ».
Au-delà du caractère irréaliste et peut-être non souhaitable, d’une production 100 % nationale, produire en France et en ville n’ira pas de soi en raison des phénomènes de dépendance au sentier et de l’inertie inscrite dans le régime actuel de production. Atteindre cet objectif à court/moyen terme nécessitera un changement profond de politique industrielle et un remaniement radical des dispositifs d’aides aux entreprises.
Il ne s’agira pas simplement de distribuer davantage d’aides ou de renforcer les dispositifs d’allègement du coût du travail qui à ce jour, n’ont pas suffi à stabiliser le potentiel productif du pays.
Pour avoir des effets durables sur le tissu productif national, l’après-Covid-19 devra être marqué par des politiques publiques territorialisées (Europe, régions, collectivités locales) structurantes, de long terme et articulées autour de projets collectifs pour une plus grande coopération entre acteurs. La transition écologique peut en constituer le socle.