Le retour du temps de travail comme question sociale

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SOURCE : Contretemps

À propos de : Nicola Cianferoni, Travailler dans la grande distribution. La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale ?, Éditions Seismo, 2019.

Le temps de travail, une question réglée ?

Le temps de travail a longtemps été au cœur de la question sociale, presque au même titre que la question du salaire. En France, une des premières lois sur le travail prévoit de réduire le temps de travail des enfants à huit heures par jour jusqu’à 12 ans et 12 heures jusqu’à 16 ans. Ensuite, à la fin du XIXe et au début du XXe, la revendication de la journée des huit heures a concentré les forces d’un mouvement ouvrier encore en formation. Puis, tout au long du siècle passé, l’échelle des revendications s’est élargie successivement à la semaine (les quarante heures, puis trente-cinq), puis à celle des cycles de vie avec la retraite.

Il y a un consensus historique pour affirmer que le temps de travail a connu une baisse significative en un siècle et demi. Ainsi, Olivier Marchand et Claude Thélot calculent que le temps de travail moyen par an a été divisé par deux depuis le XIXe siècle : de 3 000 heures par an jusqu’à 1 600 heures au tournant du millénaire[1]. En Suisse aussi le temps de travail diminue : de 65 heures hebdomadaires à la fin du XIXe siècle à 45 heures dans les années 1920, puis 42 heures jusque dans les années 1990. Tout semblerait indiquer que la question du temps de travail a été réglée, ou du moins neutralisée.

Ce n’est pas l’avis de Nicola Cianferoni qui rappelle que, du fait des transformations du travail, les organisations patronales et les gouvernements successifs s’attaquent aujourd’hui à la législation du travail. Flexibilité des horaires, disponibilité temporelle des salarié.e.s, allongement de la journée de travail : le régime horaire issu du compromis fordiste connaît est en déclin. En s’appuyant sur les travaux de Pierre Naville sur le temps de travail, l’auteur présente dans cet ouvrage les résultats de sa thèse sur la grande distribution, issue une enquête de terrain en Suisse. Trois phénomènes façonnent le rapport entre journée de travail et vie de travail dans le secteur de la grande distribution suisse : l’intensification, la disponibilité temporelle et la déqualification.

 

Une enquête sur le travail dans la grande distribution

Le développement de la grande distribution doit être pensée dans le cadre plus général du boom économique de la deuxième moitié du XXe siècle et tout particulièrement dans la conjoncture économique que traversent les économies capitalistes depuis 1945 : le fordisme correspond à la fois un système productif et à un système d’écoulement des marchandises. La grande distribution est rationalisée au même titre que l’est la production de masse. L’équipement des ménages, le ralentissement de la croissance démographique et la baisse du pouvoir d’achat des ménages les plus pauvres contribuent à partir des années 2000 à la stagnation dans le secteur. Il entre alors en mutation, à l’image du reste de l’économie, adoptant les principes de la production flexible.

De plus, la grande distribution a un désavantage que l’industrie de production de biens de consommation ne connaît pas : la planification des ventes est difficile. Autrement dit, l’activité peut difficilement être prévue à l’avance. D’où le fait que les grandes enseignes agissent alors sur le temps entre la production et la vente des marchandises, la masse salariale devient un des principaux coûts d’exploitation (parfois à hauteur de 80 %), favorisant par exemple une politique d’embauche de temps partiels de flexibilité des horaires et de disponibilité temporelle des salarié.e.s.

Le travail des caissières a souvent été comparé à celui des ouvriers sur les lignes de montage dans l’industrie. Les gestes répétitifs, l’impossibilité de se déplacer, le fait de suivre la cadence d’un tapis, la rationalisation de l’organisation du travail, etc., sont autant d’éléments en commun entre ces deux univers. Pour autant, la grande distribution connaît des spécificités, notamment dans le fait que ce qui détermine l’organisation du travail c’est le flux de clients en caisse. D’une part, la réduction permanente des effectifs crée des tensions dans l’organisation du travail, dans la mesure où tout aléa dans le flux de clients et des marchandises est susceptible de créer des débordements des caisses. D’autre part, les caissières sont « exposées » à la clientèle (ses exigences, ses réclamations, sa mauvaise humeur, parfois ses agressions, etc.). Ce face-à-face s’ajoute donc aux contraintes industrielles du travail, rendant le travail d’autant plus pénible.

Aussi, à l’image de certaines branches de l’industrie, la grande distribution a connu une restructuration permanente au fil des années. L’introduction de nouvelles technologies comme le code-barre ou les caisses automatiques plus récemment, le développement de la polyvalence, l’intensification du travail, la réduction des stocks au strict minimum, ont permis une baisse permanente du personnel dans les magasins, en caisse comme en rayon. Cette restructuration affecte y compris les rayons spécialisés, des lieux où l’on peut encore trouver des emplois nécessitant des qualifications (bouchers, poissonniers, fromagers, fleuristes, etc.). Par exemple, l’industrialisation du traitement de la viande a réduit les prérogatives du boucher dans les supermarchés, en même temps que la polyvalence et la réduction du personnel oblige des bouchers à remplacer des poissonniers et vice-versa.

 

Rapports au travail et temps de travail

Ces différentes transformations ont des conséquences sur les rapports au travail. Une tension traverse les collectifs de travail, qui se voient obligés de faire avec la pénurie de moyens humains et matériels. L’« ambiance » au travail et les rapports entre collègues se dégradent, sans pour autant que le mécontentement se dirige vers l’organisation du travail elle-même. Le mécontentement se manifeste plutôt par des voies détournées, comme l’absentéisme. Le personnel est alors contraint de travailler en sous-effectif en même temps que les enseignes contrôlent de près et répriment les absents.

Des conflits collectifs peuvent néanmoins émerger, comme le rapporte l’auteur au sujet d’un magasin où les caissières s’insurgent contre la mise en place d’une nouvelle organisation des pauses. Afin de faire face à la pénurie de personnel, l’enseigne force les caissières à tenir des caisses pendant des durées pouvant aller jusqu’à quatre heures consécutives. À cette occasion, d’autres sujets que le temps de travail et l’horaire des pauses surgissent dans les revendications, après l’accumulation de nombreuses doléances au fil des années. Ainsi, c’est l’ensemble de l’organisation du travail qui peut être mise en cause.

De ces transformations découlent différents rapports au temps selon les catégories de salariés. Par exemple, les cadres connaissent des horaires de travail très longs, pouvant aller dans certains cas jusqu’à 50 heures par semaine, et des journées très intenses. Ce régime peut avoir pour conséquence de réduire au strict minimum la vie sociale des cadres et de provoquer un sentiment de fatigue qui empiète sur les moments hors travail. Le salaire semble être loin de compenser un tel investissement dans le travail, vu qu’il est inférieure à celui dans d’autres secteurs à poste équivalent. À cette situation s’ajoute la difficulté pour les femmes d’accéder à la position de cadre du fait même des longs horaires et de la disponibilité temporelle exigée. En ce sens, « les gérants semblent exposés en première ligne aux conséquences de l’élévation de la plus-value absolue par l’augmentation conjointe de la durée et de l’intensité du travail » (p. 124).

De même, les chefs d’équipe, situés entre les cadres et les salarié.e.s, sont plus exposés que ces dernier.e.s à la disponibilité temporelle. Leurs prérogatives sont très étendues même si souvent ils « bouchent les trous » dans les rayons à cause du manque de personnel. De ce fait, ils travaillent souvent des longues journées et des longues semaines, pouvant dépasser les 41 heures réglementaires. Des ententes informelles existent cependant, permettant de compenser les semaines longues par des semaines plus courtes.

Du côté du personnel d’exécution, le temps de travail a un double enjeu. Tout d’abord, les journées de travail peuvent facilement dépasser huit heures, ce qui peut être à l’origine de pénibilité. D’autre part, comme dans d’autres filières, la flexibilité du temps de travail est organisée par les enseignes à partir d’un compteur ou balance horaire permettant d’organiser l’aménagement du temps de travail. Ainsi, la flexibilité des horaires permet à l’encadrement de solliciter davantage les salariés lorsqu’il y a un manque de personnel.

Au-delà de l’échelon hiérarchique, les rapports différenciés au temps de travail sont d’autant plus évidents si l’on considère le genre des individus. Pour celles qui travaillent à temps complet, en plus des 41 heures de travail hebdomadaire, il faut ajouter le temps de travail domestique. Tandis que pour celles qui travaillent à mi-temps, les faibles revenus les poussent parfois à trouver un deuxième emploi dans une autre entreprise. De leur côté, les étudiants semblent avoir le régime temporel le plus flexible. Pouvant représenter jusqu’à 15 % de la main-d’oeuvre dans certains magasins, ils sont utilisés par les gérants comme une variable dans l’organisation du temps de travail des salariés à temps plein, en cela ils permettent de désamorcer les tensions dans les magasins.

 

Action syndicale et temps de travail

Qu’en est-il de la négociation sur le temps de travail à proprement parler ? Comme le rappelle Cianferoni, « tous les aspects de la relation de travail ne peuvent pas être résolus au niveau interindividuel » (p. 167). La Suisse a un régime de relations professionnelles assez différent de la France, notamment à cause des accords de la « paix du travail » des années 1930, avec lesquels les grèves sont fortement limitées. Pourtant, la dégradation des conditions de travail dans la grande distribution pousse les syndicats à l’action.

Aussi, contrairement à ce qu’a pu constater Marlène Benquet dans une entreprise française de la grande distribution où le syndicat majoritaire agit comme une courroie de transmission de la direction[2], dans le cas Suisse étudié par Cianferoni, le syndicat est très mobilisé contre l’extension des horaires d’ouverture. Cependant, le syndicat est interdit d’accès dans une des deux entreprises enquêtées, ce qui freine son implantation et la mobilisation des salariés, tandis que dans l’autre entreprise son activité est fortement contrôlée par l’encadrement. De plus, on constate une grande indifférence des salariés à l’égard du syndicalisme et de la négociation collective, soit par désintérêt, soit par crainte de la répression patronale.

La réduction du temps de travail survenue depuis la fin du XIXe siècle ne correspond donc pas à une « résolution » de cet aspect de la question sociale. Suivant Pierre Naville, Cianferoni rappelle que l’enjeu pour le capital n’est plus d’extorquer une survaleur ou une plus-value maximale au cours d’une journée, mais pendant la vie entière d’un individu. Tel est le sens des mesures d’intensification et de flexibilisation du temps de travail, censées permettre un usage plus efficient de la force de travail par les entreprises. Dans la grande distribution, les salarié.e.s travaillent des journées de plus en plus longues et à des horaires de plus en plus irréguliers et imprévisibles au-delà de deux semaines. Ce régime où les gains de productivité ne sont plus seulement obtenus par l’automatisation de la production, mais aussi par un usage intensif et extensif du temps de travail correspondrait à l’émergence d’une « norme temporelle néolibérale ».

*

L’ouvrage soulève plusieurs questions. Si l’auteur affirme s’appuyer sur une « approche sociologique marxiste », on s’interroge sur le sens de cette démarche. Qu’est-ce qu’être marxiste en sociologie aujourd’hui ? Est-ce que cela dépend de l’objet traité (l’exploitation, les moyens de l’extorsion de la survaleur, par exemple) ? Ou est-ce que cela tient à la méthode employée ? Et, dans ce cas-là, de laquelle s’agit-il ?

Enfin, alors que Cianferoni défend l’idée que la « journée de travail » comme cadre temporel peut redevenir un enjeu dans les entreprises, tout semble indiquer plutôt que la flexibilité et la disponibilité temporelle font primer d’autres cadres temporels, tels que la semaine, le mois ou l’année. Ainsi, en droit du travail français, dans certains secteurs il est possible de négocier une « semaine de travail » qui peut aller au-delà du lundi au dimanche, de la même manière qu’il est possible de négocier un temps de travail calé sur un cycle productif de plusieurs semaines, sans parler des accords d’annualisation du temps de travail. L’ouvrage de Cianferoni ouvre donc une discussion sur la question de la « journée » chez les marxistes, question qui est loin d’être close.

 

Notes

[1] Olivier Marchand et Claude Thélot, Le travail en France (1800-2000), Paris, Nathan, 1997.

[2] Marlène Benquet, 2015, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution, Paris, La Découverte.


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