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SOURCE : La vie des idées
À propos de : Jerome Roos, Why not default ? The Political Economy of Sovereign Debt, Princeton
La vague de défauts souverains que le Covid-19 est susceptible d’entraîner représente-t-elle une menace, ou l’occasion de libérer les États du fardeau de la dette ? Mais au fait, pourquoi les États remboursent-ils leur dette ? Question cruciale en période de pandémie…
Le G20 a décidé le 15 avril 2020 d’un moratoire sur la dette de pays parmi les plus pauvres de la planète. En suspendant le service de la dette pour 6 mois reconductibles, les grandes puissances entendent permettre à 77 États en voie de développement de s’organiser face à la crise sanitaire et économique provoquée par le Covid-19. La mesure correspond à un montant de 14 milliards de dollars, mais elle n’est que temporaire : les sommes qui ne sont pas payées aujourd’hui devront l’être dans les années à venir. Cette décision s’assortit en outre d’une exigence importante : le FMI et la Banque Mondiale s’assureront que les fonds soient utilisés pour lutter contre la pandémie et ses conséquences, et pas, par exemple, pour rembourser les 8 milliards de dollars de dette détenus par des créanciers privés pour l’instant non associés à cette initiative. Quant à l’annulation de la dette que certains souhaitent, elle ne serait envisageable qu’au cas par cas avec l’accord de tous les créanciers. Il n’y a pas vraiment lieu de s’en étonner vu l’aversion actuelle pour le défaut de paiement unilatéral et la tentative désormais systématique de parvenir à un accord multilatéral favorable aux créanciers quand une crise impose de renégocier la dette.
D’un point de vue historique, il a tout de même là un phénomène intrigant. Comme le souligne Why Not Default ?, l’ouvrage que Jerome Roos a tiré de sa thèse de doctorat en sciences politiques soutenue en 2016 à l’European Universtiy Institute de Florence, le défaut était courant jusqu’au milieu du XXe siècle. Lors des trois plus grandes crises de la dette des siècles précédents (celles des années 1820, 1870 et 1930), la part des obligations d’État en défaut était systématiquement comprise entre 40 et 50 %, contre moins d’1 % au plus fort de la récession consécutive à la crise de 2007 (p. 6-8).
Ce décalage amène à se reposer une question aussi ancienne que la dette publique elle-même : puisque les États sont souverains, pourquoi ne font-ils pas plus souvent défaut, a fortiori au moment d’une crise globale comme celle que nous traversons actuellement ? Et comment se fait-il que les États parviennent à trouver des investisseurs prêts à les aider à se constituer une dette dont le remboursement est soumis à un arbitraire souverain ?
Une question ancienne
Les termes actuels de ce vieux débat se sont structurés dans les années 1980. C’est en effet à ce moment-là que plusieurs économistes et politistes ont cherché à expliquer systématiquement ce qui retenait les États de ne pas brutalement faire défaut après avoir multiplié les emprunts externes. Si l’on suit Jerome Roos, leurs travaux se déclinent en quatre grands courants.
Le premier insiste sur le poids des facteurs réputationnels. Un État s’appliquerait à servir sa dette pour préserver sa réputation de bon emprunteur et se garantir de futures conditions d’emprunt favorables. Le deuxième met l’accent sur les sanctions auxquelles les États s’exposeraient en cas de défaut. Le troisième souligne l’importance des facteurs institutionnels. La démocratie libérale encadrerait le pouvoir de l’exécutif et l’inciterait à respecter les droits de propriété, et notamment ceux des créanciers. Le quatrième, enfin, met en avant les conséquences économiques néfastes (spillover costs) du défaut. Les gouvernements honoreraient leur dette publique par crainte que ces retombées ne brisent la confiance que leur a accordée la population.
Les limites des trois premiers courants ont déjà abondamment été soulignées. À moyen terme, les créanciers ne semblent pas discriminer les États débiteurs selon leur historique de paiement. L’hypothèse de sanctions commerciales est, elle, démentie par les faits, tandis qu’aucun mécanisme ne permet l’exécution de sanctions légales et que les « supersanctions » comme les invasions militaires paraissent aujourd’hui impossibles. Il ressort enfin de l’histoire récente que les régimes autoritaires ont souvent été des débiteurs fiables, très appréciés par les investisseurs.
Un débat à repolitiser
Pour Roos, ces quatre approches souffrent en outre toutes d’un même problème : elles étudient les conséquences d’un potentiel défaut mais ne font jamais ressortir le coût que représente le non-défaut pour les populations auxquelles on demande des sacrifices afin de servir la dette. Dans un pays donné, la décision de rembourser (ou non) cette dernière a pourtant des implications concrètes en termes de redistribution des richesses et de luttes pour le pouvoir.
La première partie de l’ouvrage pose donc le cadre théorique d’une analyse attentive aux enjeux politiques et sociaux de la dette publique. Partant d’un argumentaire centré sur les spillover costs, Roos explique que les créanciers sont capables de forcer les États à rembourser leur dette du fait de leur pouvoir structurel qui s’enracine dans la capacité du secteur financier (principal créateur de monnaie-crédit) à suspendre les lignes de crédit de court terme dont dépendent les États et les acteurs privés pour assurer leurs activités. Roos distingue alors trois mécanismes servant de relai à ce pouvoir, chacun correspondant à la contrainte qu’un type d’acteurs exerce sur l’État.
Le premier est celui de la discipline de marché. Il renvoie à la possibilité qu’ont les créanciers privés de ne plus accorder de prêt en cas de défaut. Le deuxième est celui des emprunts conditionnels, par lequel des institutions internationales peuvent, en dernier ressort, suspendre tout nouveau financement à l’adoption de politiques favorisant la continuité du service de la dette. Le troisième est celui de l’intermédiation des élites domestiques. Inquiètes des retombées néfastes d’un défaut, ces dernières font tout pour que l’État continue à servir sa dette, contribuant ainsi à internaliser la discipline financière.
Le premier intérêt de cette grille analytique réside dans le raisonnement dynamique qu’elle permet. Roos souligne en effet que l’efficacité des trois mécanismes dépend de circonstances externes. La discipline de marché est d’autant plus forte que les marchés internationaux de capitaux sont concentrés et centralisés, favorisant une action commune des créanciers. Les emprunts conditionnels ne sont possibles qu’à la condition que l’intervention d’institutions comme le FMI soit intégrée à l’architecture financière globale. Et le pouvoir des élites domestiques détentrices de capitaux s’accroît avec la dépendance croissante de l’État vis-à-vis du crédit privé. La seconde partie du livre, qui dresse un panorama de l’histoire des dettes souveraines, souligne alors l’importance de ces circonstances externes : quand elles ne sont pas réunies, des défauts en série surviennent.
Cette deuxième partie historique souligne également que le marché des dettes souveraines ne peut exister que sous une forme concentrée, un nombre réduit de prêteurs ou d’intermédiaires étant nécessaire pour rendre un minimum efficace le mécanisme de discipline de marché. Une fois acté le caractère indispensable de ce dernier, trois grandes périodes se dégagent du récit de Roos. La première est la fin du XIXesiècle. La multiplication et la diversification des titres qui s’échangent à l’époque sur les places boursières occidentales rend les États plus dépendants des grandes banques qui émettent leurs titres. Le prestige d’établissements comme Rothschild ou Baring devient un signal indispensable de fiabilité. Cette situation permet en retour aux banques de faire pression sur les États pour qu’ils adoptent des mesures facilitant le service de leur dette. Les emprunts conditionnels seraient ainsi nés dans les années 1870-1910, dans le sillage d’acteurs ayant un fort pouvoir de marché. Le reflux de leur influence dans l’entre-deux-guerres, associé aux revendications populaires de politiques plus redistributives en temps de crise, expliquerait alors l’ampleur des défauts des années 1930, deuxième période essentielle dans l’analyse de Roos. Elle permet de saisir par contraste l’exceptionnalité de la situation actuelle en montrant que ses principales caractéristiques sont tout sauf évidentes. Si les trois mécanismes fonctionnent aujourd’hui particulièrement bien, c’est pour Roos parce que la financiarisation de l’économie mondiale à l’œuvre depuis une quarantaine d’années a justement créé les conditions de leur épanouissement. Les marchés de capitaux sont plus concentrés que jamais, avec d’énormes établissements too big to fail qui obligent les autorités publiques à des prêts de dernier ressort. Et surtout, le démantèlement des circuits non-marchands de financement des États a contribué à rendre ces derniers extrêmement dépendants des capitaux privés et ainsi à faire des élites économiques les gardiens du temple de la solvabilité publique.
Les trois parties finales de l’ouvrage, consacrées à l’étude des cas mexicain dans les années 1980, argentin dans les années 1990-2000 et grec dans les années 2010 insistent bien sur ces mutations et, surtout, sur leurs conséquences en matière de distribution des richesses et de choix politiques. Ces trois cas montrent en effet l’affirmation de modes de gestion de la dette publique caractérisés par un moindre contrôle démocratique et une plus forte immixtion des créanciers, incarnée par le désormais fameux propos de juin 2012 du ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble : « les Grecs peuvent voter comme ils le veulent, le résultat de l’élection ne changera rien à la situation du pays ».
Le défaut, une solution émancipatrice ?
L’ouvrage de Jerome Roos brille par la force de persuasion de son appareil théorique et sa très grande clarté. Ces qualités se paient toutefois de quelques affirmations un peu péremptoires dans la partie « historique » du livre. Cette dernière, en revendiquant un récit structuré autour des crises majeures (p. 3), dresse un portrait parfois trop rapide de certaines périodes. Réduit à la Grande Dépression, l’entre-deux-guerres est par exemple décrit comme une époque où l’on ne trouve aucun dispositif de prêt conditionnel et aucune intervention publique sur les marchés. L’historiographie a pourtant insisté sur les importants mécanismes de supervision et d’intervention que la SDNmet en place dans les années 1920 pour aider certains États à reprendre le service de leur dette.
Mais ce ne sont pas ces points de détail qui susciteront le plus la discussion. L’ouvrage se veut avant tout une contribution au débat public par la réflexion qu’il engage sur le concept de pouvoir structurel, traditionnellement envisagé comme la capacité à définir les structures de l’économie internationale et à profiter de celles-ci. Si Jerome Roos vante en effet les travaux de Charles Lindblom, Fred Block et Susan Strange sur cette notion, il souhaite également en dépasser les limites. En soulignant l’importance des facteurs qui renforcent (ou au contraire affaiblissent) la faculté des créanciers à suspendre les lignes de crédit de court terme dont dépendent les pays débiteurs, il cherche par exemple à ne pas enfermer ce concept dans une vision trop statique et monolithique. Par ailleurs, l’analyse des mécanismes du pouvoir structurel des créanciers doit pour lui en favoriser une contestation « par le bas » (p. 70). Sur ce point, la conclusion est cependant loin d’être univoque. Passant en revue les cas récents de défauts unilatéraux (Argentine en 2001 et Équateur en 2008), Roos attribue leur succès relatif au hasard des circonstances : c’est, selon lui, la hausse du prix des matières premières dont ces pays sont richement dotés qui leur a permis de ne pas trop mal s’en tirer. Roos reste en fait fidèle à son modèle théorique dont il tire toutes les conclusions et il prend ses distances avec ceux qui voient dans le défaut unilatéral la solution miracle permettant aux États de se débarrasser du fardeau de la dette. Tant que la structuration de l’économie internationale sera telle que les mécanismes de discipline de marché et d’emprunt conditionnels seront puissants, un mouvement populaire aboutissant à un défaut souverain scellera certes la défaite des élites domestiques désireuses de servir à tout prix la dette mais au risque de leur donner raison tant les retombées économiques du défaut seront rudes. Par conséquent, « la seule solution durable [pour véritablement mettre à mal le pouvoir des créanciers] serait une transformation structurelle découlant d’une remise en cause concertée et par le bas des relations de pouvoir asymétriques au cœur de l’économie politique globale » (p. 309).
S’agit là d’une conclusion optimiste ou pessimiste ? Jerome Roos semble lui-même hésiter, partagé entre son enthousiasme pour les mouvements anti-austérité grec et espagnol, et son inquiétude quant au fait qu’ils n’ont pour l’instant abouti à l’échelle mondiale qu’à de maigres résultats. Est-ce alors le « jour d’après le Covid-19 » qui permettra l’avènement d’un « projet politique révolutionnaire à même de résoudre la dépendance collective de l’humanité dans des marchés internationaux de capitaux hautement concentrés » (p. 309) ?