Covid-19 : des cartes très politiques

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SOURCE : Libération

Carte de la «circulation active du virus» publiée jeudi par le gouvernement.

Le système de classement des départements utilisé par le gouvernement pour préparer le déconfinement n’a que l’apparence d’une démarche scientifique.

Tribune. Lors de sa conférence de presse de jeudi, le ministre de la Santé a présenté trois cartes «reflétant l’activité virale du Covid-19»dans les départements français, sur lesquelles sera en partie fondée la stratégie de déconfinement à partir du 11 mai.

Carte 1 : «Circulation active du virus», jeudi. Sources : Ministère des Solidarités et de la Santé, Santé publique France.

Avec leur classement en trois catégories des départements, elles apparaissent comme la garantie que les décisions du gouvernement seront fondées sur une analyse statistique objective. Pourtant, les cartes ne sont pas des images «scientifiques» indiscutables (1), surtout lorsqu’elles sont utilisées par des politiques en temps de crise. Il est donc important de déconstruire l’idée qu’il existe des départements rouges, orange et verts.

Carte 2 : «Tension hospitalière sur les capacités en réanimation», jeudi. Sources : Ministère des Solidarités et de la Santé, Santé publique France.

Un titre, une légende

Une carte n’est vraiment lisible que si elle comprend au moins un titre et une légende qui explique les choix graphiques opérés. Celles qui ont été diffusées jeudi comportaient des légendes lacunaires : pas de précision sur les pourcentages décrivant la «circulation active de l’épidémie»(carte 1), pas de description de la «capacité» des hôpitaux pour analyser la «tension hospitalière» (carte 2), pas d’information sur la façon dont la «synthèse» est établie (carte 3).

Carte 3 : «Synthèse», jeudi. Sources : Ministère des Solidarités et de la Santé, Santé publique France, data.gouv.fr.

Quelles sont les sources, la date ou la période de référence ? Aucune réponse à ces questions, même si les jours suivants, une précision sur les pourcentages a été ajoutée sur la première et la deuxième carte. Pour leur défense, elles sont issues d’une conférence de presse où Olivier Véran donnait des explications plus précises, mais il est étonnant qu’aucun document plus explicite n’ait été diffusé ensuite.

Le titre de la première carte est problématique : ce qui est montré sur celle-ci ne correspond que très partiellement à «la circulation active du virus», car cela impliquerait de rendre compte d’un mouvement sur une certaine durée. On attendrait donc un indicateur dynamique montrant un flux ou comparant un état à deux dates précises. Or nous avons ici la représentation d’une moyenne de pourcentages statiques, à savoir la part de suspicion de cas de Covid-19 parmi les passages aux urgences par jour et par département.

Problème de données

C’est pourtant ce critère qui a valu au Cher, à la Haute-Corse et au Lot d’être classés rouges alors que leurs voisins étaient souvent verts. Le gouvernement a remédié à cette «erreur» dès le lendemain. Comment ? On ne sait pas : d’après les chiffres publiés les jours suivants (2), certains départements passés du rouge au vert possèdent toujours des parts importantes de suspicion de Covid-19 parmi leurs passages aux urgences (plus de 20% de moyenne sur sept jours pour la Haute-Corse jusqu’à dimanche, par exemple).

Cette erreur de comptage révèle un autre problème fondamental : l’indicateur choisi pour exprimer la circulation du virus est apparemment trop réducteur, car trop sensible aux infimes fluctuations qui peuvent être enregistrées d’un jour à l’autre dans les départements les moins touchés et les moins peuplés. Des particularités liées au jour de l’enregistrement (il y a moins de passage aux urgences les dimanches) ou une erreur de saisie ou de calcul seront très visibles dans les pourcentages produits à partir d’une petite population comme dans le Lot (81 passages par jour en moyenne), alors qu’elles seront presque totalement lissées avec une population importante comme à Paris (885 passages).

Le dimanche 26 avril, 52 passages aux urgences ont par exemple été enregistrés dans le Lot, dont 2 étaient dus à une suspicion de Covid-19 (soit 3,8%). Avec ce mode de calcul, il aurait suffi de 4 personnes de plus avec suspicion de Covid-19 ce jour-là pour que le pourcentage monte à 11,5%, et que le département tombe dans la catégorie rouge. En comparaison, 4 passages de plus n’auraient provoqué que 0,5% d’augmentation de la part des suspicions Covid-19 aux urgences à Paris. Le lendemain, il y a eu 102 passages dans le Lot dont 11 pour une suspicion Covid-19, soit une «circulation active du virus» de 10,8%… Bien que les cartes du gouvernement fassent une moyenne sur sept jours (ce qui ne lisse que partiellement ces fluctuations), il est clair qu’un tel indicateur n’est pas assez stable ni assez complexe pour fonder la stratégie de déconfinement (3).

Discrétisation

Un autre problème tient à la manière dont les catégories (vert, orange, rouge) ont été construites. Admettons que la carte de «la circulation active du virus» publiée mercredi soit fondée sur les moyennes de la part quotidienne de passages aux urgences dus au coronavirus entre le 22 et le 28 avril. Sur cette période, 33,8% des passages aux urgences dans le Cher sont dus à une suspicion de Covid-19, il y en a 10,2% dans la Nièvre et 9,7% dans l’Yonne. Selon les catégories du gouvernement, la Nièvre et le Cher, qui ont plus de 20% d’écart, sont englobés dans la même catégorie rouge (supérieur à 10%), alors que l’Yonne est dans la catégorie orange (de 6 à 10%).

Injuste semble-t-il ? Ceci correspond au problème de la discrétisation, qui désigne la répartition des valeurs en catégories, effectivement nécessaire à la lisibilité de ce type de carte. Pour choisir les seuils qui les déterminent, il existe plusieurs méthodes statistiques. Ici, il y a eu discrétisation, mais on ne sait pas comment. A quoi correspond donc ce seuil de 10% qui risque de prendre beaucoup d’importance dans nos vies les prochaines semaines ? Un seuil épidémiologique établi scientifiquement ou statistiquement ? Un nombre choisi pour sa rondeur ?

Autre problème : le nombre de catégories. Suivant les règles habituelles de représentation des données (la sémiologie graphique) (4), un nombre minimum de quatre catégories – idéalement cinq – serait préconisé. Ici, les raisons politiques ont dicté un résumé de la réalité en trois catégories simplificatrices ; il devrait n’en rester plus que deux en fin de semaine.

Problème de sémiologie

Pour signifier visuellement la progression continue de pourcentages, la sémiologie préconise d’utiliser une même gamme de couleur, du clair au foncé. Selon ces règles, les cartes de la «circulation active du virus» et de la «tension hospitalière» sont donc fausses, car elles passent du vert, à l’orange, au rouge. Aucun cartographe n’est tenu d’appliquer absolument ces règles. Toutefois, cette entorse révèle un choix graphique à but politique : elle sert à faire correspondre les cartes à l’opposition binaire entre «vert» et «rouge» exposée quelques jours plus tôt par le Premier ministre devant le Parlement.

C’est l’application visuelle d’une rhétorique politique, dont l’efficacité est renforcée par les connotations des deux couleurs choisies : vert = bien, sécurité ; rouge = mal, danger. Cela nous force à lire une séparation radicale entre les départements alors qu’il n’en est rien dans les données de départ. C’est peut-être pour cette raison que les cartes de jeudi ont provoqué la colère des habitants du Lot, de la Haute-Corse ou du Cher, choqués de se découvrir rouges.

Ces cartes ne sont pas justes. Elles ne sont pas non plus complètement fausses. Elles constituent en revanche de parfaits (et très grossiers) exemples d’utilisation politique de cartes statistiques, qui jouent sur les nombreuses alternatives offertes aux cartographes. Les cartes sont des discours et doivent donc être contextualisées, datées, sourcées, signées et, en retour, critiquées. C’est à ce prix qu’elles peuvent être comprises pour ce qu’elles sont : au mieux de merveilleux outils heuristiques et pédagogiques, au pire des images de propagande potentiellement dangereuses.

(1) Voir par exemple Brian Harley, «Deconstructing the Map», 1989 ; Mark Monmonier, Comment faire mentir les cartes, 1991.

(2) Tous les chiffres cités ici sont tirés des données de Santé publique France, publiées sur le site d’open data du gouvernement (data.gouv.fr), entre jeudi et dimanche.

(3) Concernant des indicateurs statistiques rendant compte de manière plus complexe de l’épidémie, pourquoi ne pas s’adresser aux statisticiens et démographes ? Voir par exemple les propositions d’Hervé Le Bras dans une tribune, jeudi dans le Monde.

(4) Formalisées par Jacques Bertin dans les années 60-70 (Sémiologie graphique, 1967; la Graphique et le traitement graphique de l’information, 1977). Cette référence fait autorité parmi la plupart des cartographes français, mais est par exemple suivie de manière plus distanciée par les cartographes anglo-américains.

Juliette Morel enseignante-chercheuse en cartographie et géomatique


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