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SOURCE : Usbek et Rica
Open space et pandémie de Covid-19 ne font pas bon ménage. Le recul temporaire de l’open space pourrait-il entraîner sa disparition ? Voici une brève histoire d’un espace de travail que la recherche de « rendement-moquette » a imposé au fil des décennies, pour le meilleur et sans doute surtout pour le pire.
L’open space outragé, l’open space brisé, mais l’open space pérennisé : au fil des années, il devient évident que toutes les études pointant ses travers ne suffiront pas. Bruit, stress, fatigue, sensation de surveillance, privation d’intimité : on lui reproche à peu près tout, et l’open space se maintient. Alors que se profilent plusieurs mois de distanciation sociale dont il semble un perdant tout désigné, la question – son recul temporaire lié au Covid-19 pourrait-il être un point de bascule ? – est donc tentante, et pas si anecdotique.
Le retour du cubicule ?
Synonyme de promiscuité et de densité, toutes deux peu appréciées du virus, l’open space, qui concerne environ 20 % des salariés français, aurait toutes les raisons d’être, à court terme, boudé pour les mois à venir. Sauf qu’il a, dans l’immédiat, des ressources : il peut être aménagé.
Le « cubicle » est de retour, annonce ainsi Wired. On parle en français de « bureau à cloisons », expression peu avenante mais qui a le mérite d’être claire, ou de cubicule, un mot cette fois tout à fait sympathique, sans doute plus que ne l’est ce qu’il décrit : un petit box fermé sur deux ou trois côtés et dans lequel on travaillait dans les années 1960 – et où l’on travaille encore, surtout aux États-Unis – profitant de la « hauteur d’environ 1,50 mètre qui permet de s’isoler lorsqu’on s’assoit, mais d’avoir une vue d’ensemble une fois debout ».
« Vous allez voir beaucoup de plexiglas »
Dans les mois à venir, pour celles et ceux qui n’auront pas d’autre choix que de revenir au bureau, le nouveau distributeur de solution hydroalcoolique jouxtant la machine à café ne sera pas la seule réjouissance à prévoir : « Vous allez voir beaucoup de plexiglas », assure à Wired un cadre d’une agence immobilière ayant travaillé sur un guide pour la réouverture des bureaux, « cette séparation sécurisera les salariés, ce bouclier entre eux sera vraiment important ». « Les cloisons ont vraiment la côte en ce moment » ( « Partitions are really hot right now » ), renchérit un consultant qui travaille sur la réouverture des bureaux de son client Panasonic au Japon.
En France, la dynamique est la même : « Quel que soit le matériau translucide que vous choisissez (pour des panneaux anticontagion, ndlr), ça commence à être la pénurie », assure au Monde le patron d’une entreprise de mobilier de bureau.
Les vitres que l’on a vu se dresser aux caisses et comptoirs lors du confinement pour protéger celles et ceux qui ont dû continuer le travail seraient donc prêtes à pulluler, pour quelques mois au moins, tant que les règles de la distanciation sont en place.
Si elles restent translucides, les cloisons ne rappelleront peut-être pas immédiatement les « cubicules », qui sont en réalité un dérivé malheureux de ce dont son inventeur rêvait. En 1968, l’architecte américain Robert Propst présente pour l’entreprise Herman Miller l’Action Office 1, un système de panneaux modulaires ouverts qui « va révolutionner le design des environnements de bureau et donner naissance à un pan entier de l’industrie », mais dont il regrettera l’évolution. Les 20m2 alloués à chaque employé dans la première version de l’Action Office (qui incluait aussi des panneaux surélevés pour travailler debout) sont vite revus à la baisse : la norme est aujourd’hui à 4 m2, si bien qu’à sa mort, Propst a renié sa propre création, transformée en boîte à sardines…
Les « cubicle » se sont moins développés en France qu’aux États-Unis, où l’on parle de cubicle farms (« fermes à cubicules »), mais ont tout de même émergé dans les années 1970, et étaient présents dans l’esprit de Jacques Tati quand il imagine en 1968 le paysage de bureaux devant lequel Monsieur Hulot se retrouve interdit, dans PlayTime.
Rendement-moquette et « village de petits vieux »
Reste que si l’on perd l’open space pour gagner un open space avec des vitres, voire un open space façon ferme à cubicules, l’équation ne sera pas forcément réjouissante. Ne peut-on pas imaginer qu’il y ait plutôt dans les mois à venir les ingrédients nécessaires – après tout, l’open space affronte sa première pandémie – pour une remise en cause profonde ?
Si à l’échelle de l’humanité l’open space n’est strictement rien du tout, il a tout de même quelques décennies d’ancienneté. Aux États-Unis, les premières formes de bureaux ouverts apparaissent dès le début du XXe siècle, avec l’exemple emblématique, à New York, du Larkin Administration Building, avec son atrium géant et la rareté de ses cloisons : le travail est de moins en moins manuel, et les services administratifs s’étendent dans d’immenses espaces sur le modèle taylorien.
Puis quand l’économie de services explose, dans les années 1960, l’open space s’impose. En France, les premières tours sont construites dans les années 1970, et l’open space se répand quand est adopté le modèle américain du bâtiment « épais », soit « plus de 15 mètres de profondeur qui ne laisse guère le choix aux aménageurs : pour que tous les salariés bénéficient de la lumière naturelle, il faut créer de vastes espaces dépourvus de cloisons ».
Au fil des années, le nombre de m2 par salarié diminue
L’objectif est surtout économique : avec la pression du foncier, les entreprises cherchent à améliorer le « rendement-moquette ». « La tendance mondiale est de réduire la superficie à la disposition des personnels. Au fil des années, le nombre de m2 par salarié a diminué. De 15 à 20 m2, la norme française de surface utile nette par salarié, hors parties communes, est aujourd’hui tombée à 10 m2, voire 7 m2, ce qui implique l’adoption d’espaces ouverts », notait Le Monde en 2009.
En parallèle de cette réduction des m2 par salarié, les critiques à l’encontre de l’open space n’ont cessé d’augmenter. L’éventail est large. Il est d’abord perçu comme bruyant : le bruit est un « fort désagrément, à répétition, qui provoque fatigue, irritabilité, stress et, in fine, accidents par perte de vigilance et désertion du lieu de travail », déplorait en novembre 2019 l’association à l’origine de la Journée nationale de l’audition, exigeant que l’on modifie la réglementation en vigueur, datant d’une époque où les open spaces n’existaient pas. Il est jugé stressant pour une série de raisons parmi lesquelles les interruptions permanentes. Il est également perçu depuis ses débuts comme un instrument de contrôle insidieux, à la fois managérial et par ses pairs.
« Il facilite la surveillance et la mise en compétition des salariés entre eux, facteur de stress qui aboutit souvent au contraire du but recherché »
« Les dirigeants mettent en avant le mythe du “travail en projets” et de la “coopération harmonieuse et créatrice”, mais l’open space peut être pathogène, (…), il facilite la surveillance et la mise en compétition des salariés entre eux, facteur de stress qui aboutit souvent au contraire du but recherché, avec des salariés qui s’isolent en portant des écouteurs ou en se cachant derrière des montagnes de dossiers ou des plantes vertes », formule Alain d’Iribarne, socio-économiste et directeur de recherche au CNRS.
À la rentrée 2008, un pamphlet signé de deux consultants trentenaires, L’open space m’a tuer, avait également mis des mots sur ce climat nouveau : « L’open space ressemble à un petit village où les petits vieux observent ce qui se passent à travers des persiennes. Les petits vieux, ce sont les Vincent, Guillaume, Sonia and Co, des consultants ni langue de pute ni délateurs, mais des personnes qui jugent. Tout le monde surveille tout le monde. Tout le monde s’entend, se voit, s’épie. Des bruits de couloir, des rumeurs, des réputations se construisent peu à peu. »
Quant à l’avantage de l’open space qui serait de « libérer la communication au sein de l’entreprise », il est contredit par plusieurs études, parmi lesquelles une étude de Stephen Turban et Ethan Bernstein, professeurs à la Harvard Business School, parue en 2018. Ceux-ci ont équipé de microphones 52 employés de différents services d’une entreprise dans un contexte de réorganisation de l’espace de travail : résultat, quand l’espace est mutualisé en open space, le niveau de discussions en face-à-face chute de 73%, le nombre d’e-mails envoyés augmente de 67%, et celui de messages instantanés de 75%…
Si le nombre d’études tâchant de déceler les atouts et les méfaits de l’open space est pléthorique, on peut encore citer une étude danoise ayant montré que l’open space augmente l’absentéisme. Ceux qui y travaillent entourés de plus de 6 personnes auraient en moyenne, un nombre de jours d’arrêt maladie par an 62% plus élevé que ceux qui travaillent dans un bureau. Les conclusions ont été confirmées par une étude suédoise menée en 2014.
Le salut par le télétravail ?
Plusieurs décennies de critiques de l’open space ne l’ont donc pas réellement fragilisé. Mais il a évolué. Il faut citer bien sûr la « nouvelle vague » d’espaces de travail, impulsée en grande partie par les espaces de coworking, qui ont cherché à maintenir ces espaces décloisonnés… tout en ajoutant des lieux de pause récréatifs et des lieux d’intimité, ou « bulles de tranquillité ».
Il faut aussi citer le « flex office », ce concept plébiscité par de plus en plus d’entreprises ayant supprimé les bureaux attribués, mais qui, non seulement semble peu compatible avec les règles de distanciation sociale, mais est considéré par certains comme ayant dégradé davantage le bien-être des salariés. Une étude d’un institut hollandais, Leesman Index, qui s’appuie sur les bases de données de 3 000 salariés en Europe assure qu’avec le flex office une dégradation dans le quotidien au travail s’observe « que ce soit pour produire, se concentrer, téléphoner, lire, mais aussi collaborer et se sociabiliser ».
Le flex office a par ailleurs conduit les entreprises à s’affranchir du ratio « un bureau par salarié », si bien qu’« il arrive que certains matins, des salariés soient obligés de repartir chez eux parce qu’ils ne trouvent pas de place disponible », s’inquiète, dns un rapport dédié, la CFDT.
Si une évolution semble pouvoir renverser le règne de l’open space, qui persiste ou évolue sous d’autres formes malgré les critiques, c’est sans doute le développement du télétravail. Frappées par la crise économique, les « entreprises ne vont pas avoir beaucoup d’argent et de temps pour créer de tous nouveaux bureaux en un mois », pronostique Wired. En revanche, l’habitude nouvelle de télétravail prise pendant le confinement devrait changer la donne, d’autant que la ministre du Travail encourage les 5 millions de télétravailleurs à continuer à travailler depuis leur domicile après le 11 mai, afin de « désaturer les transports ».
Près de 6 nouveaux télétravailleurs sur 10 envisagent déjà de « demander à pratiquer le télétravail après le confinement »
Près de 6 nouveaux télétravailleurs sur 10 envisagent déjà de « demander à pratiquer le télétravail après le confinement, de manière régulière ou ponctuelle », selon un sondage CSA pour Malakoff Humanis paru le 6 mai.
Le sondage indique également que 3 télétravailleurs confinés sur 10 estiment que leur santé psychologique (30 %) et leur santé physique (27 %) se sont dégradées pendant le confinement, mais on peut estimer que ce ressenti s’explique en partie par le « télétravail d’urgence », aux conditions exceptionnelles (garde d’enfants impossible), et à distinguer du télétravail en temps normal, comme le soulignait il y a quelques semaines sur notre site l’autrice et conférencière Laëtitia Vitaud.
Si l’open space perd du terrain au profil du télétravail ces prochains mois, et de façon durable, certains appellent tout de même à la vigilance. « Du matin au soir, ça n’arrête pas : le télétravail envahit l’espace et le temps de nos vies confinées, au rythme des appels téléphoniques et des réunions à distance », souligne dans Libération Fanny Lederlin, autrice de l’essai Les Dépossédés de l’open space (Puf, 2020). Son diagnostic est formel : nous avons « laissé l’open space entrer dans les domiciles ». « Il semblerait que, comme le craignait Hannah Arendt il y a soixante ans déjà, la “glorification théorique du travail” ait atteint un niveau tel dans nos sociétés que plus personne ne soit capable de faire autre chose que travailler », note-t-elle encore. Une façon de rappeler combien le rapport au travail est lui-même sujet à de multiples remises en causes.