Claude Lévi-Strauss, penseur incontournable des pandémies

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SOURCE : Libération

Claude Levi-Strauss dans son bureau au College de France en mars 1967.

La référence au fondateur de l’anthropologie structurale est absente des débats sur le Covid-19. Sa pensée est pourtant obsédée par une question : comment percevoir à l’avance les signaux d’alerte d’une catastrophe à venir ?

Tribune. Le président de la République a décrit la pandémie de Covid-19 dans une interview donnée au Financial Times le 16 avril comme «un choc anthropologique très profond : on a mis la moitié de la planète à l’arrêt pour sauver des vies». Depuis le début de cette crise, les anthropologues ont été interrogés dans les médias sur ce qu’elle révèle de notre rapport à la maladie, à la mort, à l’espace public, aux animaux, à la mondialisation… Mais le nom de Claude Lévi-Strauss n’a jamais été prononcé, alors qu’il est sans doute le plus grand anthropologue français du XXe siècle. La vie de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) s’étirant sur le siècle tout entier, il en a pensé toutes les tensions, les contradictions et les catastrophes. Pour préparer le monde d’après, il faudrait d’abord percevoir les signes du monde d’avant, dont le fondateur de l’anthropologie structurale a proposé de tracer la carte.

Claude Lévi-Strauss est né en 1908 dans une bourgeoisie juive déclassée, encore traumatisée par l’affaire Dreyfus et bientôt appauvrie par la guerre mondiale. En 1918, alors que la grippe «espagnole» tue 250 000 personnes en France, dont plusieurs artistes comme Guillaume Apollinaire et Edmond Rostand, il se passionne pour la littérature et l’opéra. Il fait partie de cette génération qui embrasse à la fois le pacifisme et le socialisme sans voir la montée du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne : aveugle aux signes de la militarisation du Brésil, il y mène des enquêtes sur des sociétés indiennes du Mato Grosso entre 1935 et 1939. Mobilisé à son retour en France, il essaie, après la «drôle de guerre», de retrouver son poste de professeur de philosophie. Cette cécité de l’étudiant en philosophie éclaire l’obsession du chercheur en anthropologie : comment percevoir à l’avance les signaux d’alerte de la catastrophe à venir ?

Classification naturelle

En 1941, fuyant le statut des juifs du gouvernement de Vichy, Lévi-Strauss s’installe à New York, où il rencontre Franz Boas, le fondateur de l’anthropologie culturelle, et Roman Jakobson, le fondateur de la linguistique structurale. Cette double rencontre avec des exilés d’Europe centrale conduit Lévi-Strauss à formuler l’hypothèse fondatrice de l’anthropologie structurale : les sociétés humaines composent du sens à partir d’entités relationnelles qui n’ont en elles-mêmes aucun sens, comme un atome de parenté, une classification naturelle ou un élément de mythe. Alors que l’Institut Rockefeller de New York développe un vaste programme de classification des virus de grippe en fonction de leurs anticorps afin de préparer l’armée américaine à la prochaine pandémie de grippe, Lévi-Strauss rédige les Structures élémentaires de la parenté pour préparer la France libre à la reconstruction du monde d’après-guerre sur de nouvelles formes d’échange réciproque inspirées de la chefferie amazonienne. Les textes de cette période, qui dessinent une anthropologie politique sur les ruines de la Troisième République, ont été réédités par Vincent Debaene sous le titre Anthropologie structurale zéro (Seuil, 2019).

Lorsque Lévi-Strauss revient à Paris en 1947, ce programme de reconstruction de la société française par l’anthropologie échoue. L’heure est plutôt à la libération après le confinement : la Nausée de Sartre et la Peste de Camus intéressent davantage les lecteurs que les spéculations d’un anthropologue sur les systèmes de parenté australiens. Lévi-Strauss, pensant sa carrière terminée, écrit Tristes tropiques «dans un état de rage» : c’est un succès littéraire, que le jury du prix Goncourt regrette de ne pouvoir primer. En 1958, avec la publication d’Anthropologie structurale et son élection au Collège de France, le succès littéraire devient une réussite institutionnelle : Lévi-Strauss fonde le Laboratoire d’anthropologie sociale en 1960 et la revue l’Homme en 1961 ; il publie la Pensée sauvage en 1962 et apparaît au monde entier comme le successeur de Durkheim et Mauss dans la tradition sociologique française.

Destruction de l’environnement

Rétrospectivement, au regard de nos préoccupations contemporaines pour les pandémies, la période 1958-1968 apparaît à la fois comme l’âge d’or du structuralisme – que certains ont pu qualifier de nouvelles Lumières françaises du fait de son éclat dans les œuvres d’Althusser, Derrida, Foucault, Deleuze… – et comme une nouvelle période d’aveuglement. Les Trente Glorieuses atteignent leur apogée consumériste dans l’insouciance d’un mode de production dont les ravages écologiques commencent à se faire sentir. Or Lévi-Strauss a fait une description pessimiste de ces ravages dès 1955 dans Tristes tropiques et entrepris, dans son vaste parcours des sociétés amérindiennes à travers les Mythologiques entre 1964 et 1971, un inventaire systématique de ce qui reste de la destruction massive de leur environnement. La Pensée sauvage est publié en 1962 la même année que deux ouvrages fondateurs de la pensée écologique contemporaine : Silent Spring de Rachel Carson aux Etats-Unis et Natural History of Infectious Diseases de Frank Macfarlane Burnet en Grande-Bretagne.

On se demande beaucoup aujourd’hui pourquoi le monde s’est si peu inquiété des pandémies de grippe de 1957 et 1968, qui ont fait respectivement 2 et 1 million de morts en partant du sud de la Chine. Même si la comparaison peut choquer, cet aveuglement est comparable à celui qui a conduit la génération de Lévi-Strauss à ignorer les signes avant-coureurs du nazisme. Cependant Lévi-Strauss est conscient des risques d’émergence virale dans les années 1960-70, car il y a réfléchi depuis sa rencontre avec les sociétés amérindiennes, dont il compare la disparition sous l’effet des microbes européens à la destruction des Juifs d’Europe. En 1996, Lévi-Strauss publie dans la Repubblica un article sur la crise des vaches folles qui reprend les travaux de Daniel Carleton Gajdusek sur le kuru de Nouvelle-Guinée depuis les années 1960 pour poser la question : pouvons-nous prendre le point de vue des «sociétés sauvages» sur les nouvelles maladies qui affectent les «sociétés modernes» ? L’anthropologie structurale peut être conçue comme une réponse à cette question : dresser la carte des signes du monde qui disparaît pour donner sens au monde qui vient, avant l’ultime extinction de l’espèce humaine dans un environnement qu’elle aura rendu inhabitable.

Frédéric Keck est l’auteur d’Un monde grippé (Flammarion, 2010) et publiera en avril les Sentinelles des pandémies (éd. Zones sensibles).


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