⚡ Regarder en face le monde d’après

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Les Infiltrés

Ce texte nous propose les réflexions d’un infiltré sur les conditions de réalisation des appels au « jour d’après », au « jour qui vient », qui se multiplient depuis le début de la crise du coronavirus pour réclamer un monde plus respectueux de l’humain et des écosystèmes. Il invite à prendre la mesure des forces de rappel du système qui ont fait échouer 40 ans de social-démocratie et à adopter une pensée radicale remettant en question les structures capitalistes.

 

Depuis le début du confinement nous n’entendons plus parler que du monde d’après, qui sera différent, forcément différent. C’est un point qui fait pour une fois l’unanimité et traverse tout l’échiquier politique. Il en dit long sur l’attachement que nous avions au monde d’avant, celui d’il y a à peine quelques semaines… Ainsi donc, toute personnalité politique sait que le monde d’hier est invendable. Quel échec collectif quand on y pense !

 

On ne veut plus

Il faut dire que les dysfonctionnements liés à la crise du coronavirus ont mis en évidence les rouages peu reluisants de notre système. Délabrement de notre système de santéinégalités criantes entre classes sociales, incapacité à produire des masques en France ou à récolter des asperges sans main d’oeuvre bon marché venue de l’Est de Europe. La lumière s’est allumée, nous donnant à voir le monde tel qu’il fonctionne.
Quiconque dirait que tout allait bien avant l’arrivée du virus serait cependant malhonnête. L’état de l’hôpital public n’est pas une surprise après des années de dénonciations, de luttes et de grèves des soignants. Par ailleurs, après les Gilets Jaunes, nous ne pouvions ignorer les conditions de vie dégradées d’une grande partie de la population. Plus généralement, le manque de sens au travail et le burn out étaient déjà des fléaux bien répandus. Et surtout, la conscience de l’impasse écologique dans laquelle notre mode de développement nous emmène était de plus en plus prégnante.
Bref, on ne peut donc pas dire que cette crise nous a trouvés en plein épanouissement collectif, sûrs de la pérennité de notre mode de vie… Il n’est pas surprenant que le changement soit attendu, et souhaité.

 

Ce que nous voulons

Malgré tout, nous sentons que le monde d’après a de grandes chances de ressembler furieusement à celui d’avant, le business as usual nous reprenant dans sa course effrénée vers l’abîme. C’est évidemment le scénario le plus probable. Est-ce parce que ce que nous voulons n’est pas clair ou parce que nous aurions été incapables de nous accorder sur la direction à prendre ? A bien y regarder il semble pourtant qu’on pourrait mettre d’accord beaucoup de monde autour de principes communs.

La pause actuelle de la consommation nous offre la possibilité de réfléchir à ce dont nous avons vraiment besoin. Produire moins, répartir mieux, travailler moins, ralentir, pourraient séduire largement. Moins de biens, plus de liens, comme le répète à l’envie François Ruffin depuis quelques temps.
Beaucoup seront aussi d’accord pour faire progresser la démocratie. Qu’elle ne se limite pas à voter une fois tous les 5 ans pour un monarque tout puissant mais que des centres de décisions alternatifs soient mis en place et que de réels contre-pouvoirs puissent s’exercer. Que l’économie entre dans le champ démocratique pour que nous puissions décider collectivement des secteurs dans lesquels investir et retrouver du sens au travail. Le souhait que nos services publics, qui sont nos biens communs, soient restaurés et protégés est aussi largement partagé. Une fiscalité plus juste, une véritable lutte contre les paradis fiscaux et les inégalités telles que le réclame un groupement d’ONG, syndicats et associations dans l’appel Plus jamais ça sont aussi des mesures qui pourraient rassembler largement.

Mais c’est sans doute quand on s’intéresse aux mesures nécessaires à la préservation de notre écosystème que le consensus sera le plus facile à trouver. Relocaliser la production, vivre plus sobrement, produire moins et mieux, mettre fin à l’obsolescence programmée, réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre en réduisant notre consommation énergétique, aller vers une agriculture respectueuse de l’environnement sont quelques mesures non seulement souhaitables mais absolument nécessaires à la survie de l’espèce humaine, et des autres espèces.

Alors quoi ? Beaucoup d’idées semblent pouvoir faire consensus, non ? Quelles sont les forces de résistance ?

 

Nos dirigeants

Comme à chaque crise, nos dirigeants nous disent avec des trémolos dans la voix qu’ils ont compris la leçon, qu’ils ont changé, que plus rien ne sera comme avant. Notre président M. Macron pousse même l’affront jusqu’à terminer son discours du 13 mars en nous annonçant le retour des jours heureux, allusion évidente au programme du Conseil National de la Résistance. Après avoir passé 3 ans à déconstruire tous les acquis de ce dernier, des retraites à notre système de santé, il fallait oser. Mais nous ne sommes plus tellement surpris en réalité, nous commençons à avoir une bonne habitude de la maltraitance orwellienne du langage par la macronie. La suppression de l’ISF ne fut-elle pas présentée comme une mesure de justice sociale tandis que les restrictions au droit de manifester étaient mises en place pour protéger le droit de manifester ?
Il ne faut donc pas s’arrêter aux grands discours mais regarder ce qu’il se passe ensuite. Ainsi Bruno Lemaire a-t-il commencé à lâcher le morceau : il faudra se serrer la ceinture. Les premières mesures d’urgence temporaires (cela commence toujours comme ça) ont consisté à attaquer le droit du travail. Geoffroy Roux de Bézieux, suivi par le fameux Institut Montaigne, nous annoncent la couleur pour la suite : il faudra remettre en questions les congés payés et les jours fériés. En Suisse, un syndicat patronaldemande aux autorités de planifier au plus vite le retour à la normale, et nous alerte : “Il faut éviter que certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences insidieuses : beaucoup moins de circulation sur les routes, un ciel déserté par le trafic aérien, moins de bruit et d’agitation, le retour à une vie simple et à un commerce local, la fin de la société de consommation…”. Le message est clair, reprenons vite comme avant, il ne faudrait pas que les gens se mettent à réfléchir et remettent en question notre mode de vie !
Côté environnemental, l’affaire est conclue, aucune contrepartie ne sera demandée aux entreprises qui bénéficient des 20 Md€ d’aide de l’Etat Français.

Nous avons compris, si l’on veut que le jour d’après ressemble un tant soit peu à nos souhaits, un sacré rapport de force devra s’engager contre nos dirigeants actuels. Heureusement pour le gouvernement, contrairement aux masques et aux tests, les stocks de gaz lacrymogènes et LBD sont toujours parfaitement approvisionnés.

 

La social-démocratie

Mais prenons-nous à rêver que le rapport de force nous soit tellement favorable que le gouvernement se retire et laisse place à une force de gauche voulant s’engager dans la direction présentée. Bizarrement, on sent que même sous ces conditions, ça ne serait pas gagné. Notre programme serait-il utopique ? Ou peut-être est-ce l’expérience de 40 ans de social-démocratie qui nous a vaccinés… Il est vrai qu’on a vu défiler les promesses jamais tenues depuis des années, au point que nous nous sommes plus à qualifier toute une classe politique de sociaux-traîtres. C’est pratique, ça défoule. Mais c’est un peu court car des raisons plus profondes expliquent leur capitulation systématique. Pour les comprendre, il faut s’attaquer à deux non-dits : la fondamentale incompatibilité du programme avec les structures capitalistes et les forces de rappel du système empêchant tout changement de cap.

Le capitalisme. Voilà, nous avons lâché le mot trop souvent évité. Il nous faut pourtant en passer par lui. Qu’on ne se méprenne pas, ce n’est pas une question de mot fétiche qu’il faudrait absolument utiliser pour afficher son appartenance au bon camp. Si ce mot a son importance c’est parce qu’il nous permet d’avoir une analyse radicale des problèmes, au sens où il remonte à leur racine.

 

Quelles dynamiques à l’oeuvre dans le capitalisme ?

Pour comprendre l’importance du concept, revenons à la base. Le mode de production capitaliste repose sur la propriété lucrative des moyens de production comme moteur de l’économie, c’est à dire sur la possibilité pour le détenteur du capital de tirer des revenus de son patrimoine investi en moyens de production. Ainsi la valeur ajoutée, la valeur créée par le travail, est ensuite partagée entre les travailleurs, rémunérés pour leur travail (sous forme de salaires par exemple), et le propriétaire de l’outil de travail qui tire le profit de son investissement (sous forme de dividendes par exemple).

Cette simple définition fait immédiatement apparaître deux dynamiques élémentaires.

Tout d’abord l’accumulation du capital. En effet, le capital permettant l’extraction d’un profit sur le travail des autres va s’accumuler soit chez des individus (nos milliardaires dont Forbes se plaît à tracer l’héroïque trajectoire tous les ans) soit dans des structures (fonds de pension par exemple). La dynamique inégalitaire sera ensuite contrebalancée par une redistribution des ressources, dont l’impôt est un des moyens. L’Etat social a été créé progressivement pour adoucir les effets de la dynamique capitaliste.

Le deuxième élément lié à ce mode de production est le pouvoir des détenteurs du capital sur le travail, et plus généralement sur toute la société. Au-delà d’un mode d’organisation de la production, le capitalisme est aussi un rapport de domination. Il donne un pouvoir démesuré à la classe possédante puisque celle-ci décide par ses investissements et son pouvoir sur les entreprises de ce qui est produit, de qui sera rémunéré pour le faire et dans quelles conditions. Le reste de la population est soumis au marché du travail et charge à chacun de trouver à s’embaucher chez un capitaliste qui voudra bien le rémunérer pour son travail. Et encore, quand il n’est pas directement soumis aux aléas du marché des biens et services sur lequel il cherchera à vendre le fruit de son travail, comme c’est de plus en plus le cas avec l’ubérisation qui n’est qu’un retour au statut des travailleurs du XIXème siècle, avant les conquêtes du code du travail. L’actuelle situation précaire des travailleurs indépendants pendant le confinement nous rappelle à quel point le salariat a malgré tout été un progrès.

A la source de toute décision d’investissement, seule compte donc la possibilité d’extraire un profit de la production. Le capitalisme est indifférent à la valeur d’usage de ce qui est produit. Un bien très utile pourra ne pas être produit si l’on ne peut pas en tirer de profit (il suffit de penser aux médicaments qui manquent dans les pays pauvres). Inversement, la publicité et la société de consommation créent tout un tas de besoins et de marchandises d’aucune utilité si ce n’est celle de rémunérer du capital. Longtemps, être un bon citoyen a d’ailleurs été associé à être un bon consommateur, rouage indispensable à la machine. On comprend aussi que l’obsolescence programmée (qui a une utilité négative pour le consommateur et la planète) est bénéfique pour le capital puisqu’elle augmente la consommation de marchandises. De la même manière, la mise en concurrence généralisée offerte par la mondialisation permet de profiter d’une main d’oeuvre bon marché, de s’affranchir des réglementations écologiques ou fiscales, et offre ainsi un terrain de jeu optimal pour accroître les profits.

La course au profit, l’indifférence à ce qui est produit, le consumérisme comme moteur, tout ça commence à nous faire comprendre le rôle essentiel du capitalisme dans la catastrophe écologique. De plus, la dynamique de ce système basé sur les initiatives privées en recherche d’une maximisation de leurs profits, est par nature incapable d’intégrer les frontières écologiques de la planète, aussi appelées externalités. Le souhait de réguler le capitalisme pour obliger les acteurs à intégrer ces contraintes est une course sans fin, impossible à mettre en oeuvre dans la pratique, et un regard historique nous enseigne d’ailleurs sur les échecs constants de ces tentatives1.

Les bases étant posées, on constate que beaucoup de nos problèmes sociaux et environnementaux ne découlent pas seulement de mauvais comportements humains individuels qu’il faudrait corriger, ils découlent d’abord de manière automatique des structures capitalistes, c’est à dire de l’organisation de notre mode de production2.

Notons au passage qu’il faut bannir tout discours moral au sujet du capitalisme, de l’action des entreprises, de leurs dirigeants ou actionnaires. Quiconque a déjà mis les pieds dans une entreprise sait de quoi il retourne. Un dirigeant peut-il décider de ne pas délocaliser sa production quand tous ses concurrents le font ? Son produit serait alors plus cher et il perdrait ses clients, que ces derniers soient d’autres entreprises, des particuliers, ou même l’Etat. Prendre des décisions à l’encontre de la compétitivité de son offre menacerait ainsi la survie de son entreprise et l’emploi de ses salariés. Un dirigeant peut-il agir contre les actionnaires qui le nomment et attendent le meilleur retour sur investissement possible ? Il sera renvoyé3. Et les actionnaires, peuvent-ils être moraux eux au moins ? Pensons à l’employé de Blackrock qui gère les retraites des citoyens américains. Peut-on lui reprocher d’essayer de faire son travail du mieux possible en optimisant les profits qui assurent les pensions des retraités ? Il est vain de chercher à condamner des comportements immoraux, même s’ils existent, car tout est mécanique. Il y aurait bien des responsabilités à rechercher du côté de ceux qui ont contribué à mettre en place et renforcé les structures du capitalisme. Mais il est ensuite difficile d’incriminer les acteurs d’un système agencé pour produire des comportements conformes à ses règles et pénaliser ceux qui ne se s’y soumettent pas.

 

Croissance et capitalisme

Dans son dernier ouvrage4, Benoît Borrits rappelle qu’une croissance forte de la valeur ajoutée (c’est à dire du PIB – Produit Intérieur Brut) est un critère important pour le bon fonctionnement du capitalisme. En effet, à répartition inchangée de la valeur ajoutée entre le profit et le travail, il permet d’assurer une croissance naturelle des dividendes qui suivra la croissance de l’économie. Cette croissance des profits garantit la valorisation du capital investi et donc la bonne dynamique du système. Car sans perspective de gains, pas d’investissement, et donc pas de production ni de consommation, et tout le système se grippe. Par conséquent, tous les scénarios de décroissance du PIB ne remettant pas en cause le mode de production capitaliste nous semblent manquer cruellement de réalisme.

Historiquement, les deux plus gros moteurs de la croissance sur les deux derniers siècles ont été la croissance démographique et la croissance de la productivité, les deux phénomènes s’alimentant d’ailleurs mutuellement. D’un côté une démographie dynamique apporte plus de bras pour produire, et donc plus de production et de profits. De l’autre, la hausse de la productivité accroît la valeur ajoutée et la possibilité de profits. Historiquement, la hausse de la productivité a été rendue possible par la révolution industrielle, laquelle repose en grande partie sur l’utilisation des énergies fossiles. Beaucoup d’études ont montré une forte corrélation entre croissance économique et consommation d’énergies fossiles5. S’ajoute à cela la colonisation, qui a été un moteur essentiel de la croissance en permettant d’exploiter d’autres bras, d’accéder à de nombreuses ressources naturelles et de développer de nouveaux marchés.

 

Le capitalisme dans sa forme néolibérale

Mais depuis les années 70, passée la période de forte croissance liée à la reconstruction post seconde guerre mondiale, nous assistons à son érosion progressive et continue dans le monde occidental. Il a donc été nécessaire de trouver d’autres moyens de maintenir la croissance des profits pour rendre l’investissement attractif.

Parallèlement, les années 70-80 sont aussi celles de l’effondrement des Etats du bloc de l’Est dits communistes (terme qui serait à discuter6). Dans l’esprit de nos dirigeants, la disparition de ce qui pouvait apparaître comme un modèle de société alternatif et concurrent aurait signé la fin de l’histoire et le succès définitif du capitalisme occidental. Elle a ouvert la voie à un retour en force du capitalisme dans une forme renouvelée, le néolibéralisme. Ce nouveau paradigme, qui se met en place dans le monde anglo-américain avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, prend sa source théorique chez des penseurs comme Milton Friedman qui ont établi les bases d’une relance idéologique d’un capitalisme en crise de justification dans les années 607.

La décennie 80 sera l’époque de la dérégulation financière, de la mondialisation, des re-privatisations des entreprises nationalisées au lendemain de la guerre. Toutes les régulations qui entravaient la croissance du profit sont abattues les unes après les autres. Une innovation financière sans limite, un usage massif de la dette et d’effets de levier (voir notre article sur le LBO) sont mobilisés au service du capital.

Mais si la doctrine libérale demande à l’Etat de se retirer en privatisant les services publics, un Etat fort est en revanche réclamé pour organiser l’économie et faire respecter ses règles. Le néolibéralisme est ainsi caractérisé par un Etat régulateur de l’économie, organisateur des marchés, et finalement au service du capital.

 

Le retour de la lutte des classes

Mais dans les années 2000, la croissance est toujours à la peine. Les taux d’intérêt ont été descendus au plus bas, la créativité financière poussée à son maximum, et malgré cela la machine est de nouveau sur le point de caler. Parallèlement le chômage de masse continue de s’installer. Notons que ce dernier n’est un problème que pour les chômeurs, c’est plutôt une opportunité pour les capitalistes qui peuvent jouer d’une concurrence féroce sur le marché du travail pour faire baisser les salaires. Qu’importe, les expertssont unanimes : il faut retrouver la croissance qui nous sauvera. Et pour cela il faut persévérer : si nous en sommes là c’est que nous ne sommes pas allés assez loin dans les réformes néolibérales.

Ainsi se poursuivent le transfert vers le privé de secteurs entiers de l’économie et la marchandisation des communs. L’autre terrain de bataille est la répartition de la valeur ajoutée entre les profits et le travail. L’objectif est de faire baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée pour permettre d’assurer la rentabilité attendue par les actionnaires. D’où les délocalisations, les réformes du droit du travail, les baisses de cotisations sociales, etc.

C’est l’intensification d’une guerre sociale de plus en plus manifeste8La généralisation des contestations ces dernières années, des gilets jaunes en France jusqu’aux révoltes au Chili ou ailleurs n’est donc pas un hasard. Elle découle de la remise en question de l’équilibre négocié entre les classes sociales (travail vs capital) pour permettre au mode de production de perdurer. C’est le réveil de la lutte des classes.

Le partage des fruits d’une croissance faible est forcément plus conflictuel et nous sentons donc l’époque n’est plus du tout favorable à la recherche d’un compromis entre le capital et le travail.

 

A la recherche de l’impossible compromis

Pour maintenir les profits, le capitalisme a ainsi poussé de nombreux curseurs. Le système est aujourd’hui hyper tendu, les niveaux de dettes, de rentabilité attendus rendent quasiment impossible tout retour en arrière. La mécanique capitaliste se bloquerait aussitôt.

Les structures protégeant le capitalisme de toute volonté contraire aux intérêts de la classe possédante ont été considérablement renforcées par 40 ans de néolibéralisme : mobilité des capitaux, accords de libre échange, etc. Tout a été construit pour permettre un chantage à l’emploi, à la délocalisation, à la fuite des capitaux à la moindre contrariété qu’un gouvernement voudrait imposer au système en place. C’est encore plus vrai en France où l’Union Européenne et l’Euro constituent des obstacles supplémentaires à tout changement de cap : règle d’or budgétaire, indépendance de la banque centrale européenne (et obligation aux Etats de se financer sur les marchés), libre circulation des biens et des capitaux, liberté d’installation et de prestation des entreprises à l’intérieur de l’UE, règles de privatisation et mise en concurrence des services publics9.

Deux articles indispensables, parus dans le monde diplomatique de juillet et octobre 201810, nous éclairent sur ce à quoi serait confrontée toute force de gauche qui arriverait au pouvoir pour changer les choses vraiment. Renaud Lambert et Sylvain Leder nous préviennent. Les Etats étant maintenant obligés de se financer sur les marchés, ce sont d’abord les taux d’intérêts nationaux qui explosent. Puis, “inquiétées par la promesse de Paris de rompre avec l’ordre néolibéral, les grandes fortunes tentent d’extraire une partie de leur pécule. Départ des investisseurs et fuite des capitaux détériorent la balance des paiements, menaçant la solvabilité de l’État.” C’est ensuite l’Union Européenne qui entrerait dans la danse. On a pu mesurer en 2015 en Grèce le respect des institutions européennes pour la démocratie et le choix d’un peuple de changer de trajectoire économique… Les médias, à 90% aux mains de milliardaires, s’en donneraient évidemment à coeur joie pour décrédibiliser le gouvernement et lui mettre des bâtons dans les roues.

La situation ne se présente pas sous les meilleurs auspices pour un gouvernement résolu à arraisonner la finance. Cet exposé commence à nous faire entrevoir les raisons qui ont conduit les gauches “de gouvernement” à renoncer depuis tant d’années – si tant est qu’elles aient eu au départ une réelle volonté, ce qui n’a pas toujours été le cas non plus. Quoi qu’il en soit, faute d’avoir anticipé ces difficultés et imaginé comment les surmonter, elles se sont une à une résolues au TINA (there is no alternative) de Margaret Thatcher.

Dans son dernier livre11, Frédéric Lordon résume ainsi la situation : “Dans les conditions de raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital. Un autre régime, ça veut dire en mobilisant des moyens littéralement extra-ordinaires, j’entends hors de l’ordinaire institutionnel de la fausse démocratie. Par exemple : réinstauration flash d’un contrôle des capitaux, sortie de l’euro, donc reprise en main immédiate de la Banque de France, mais aussi nationalisation des banques par simple saisie, et surtout suspension, voire expropriation, des médias sous contrôle du capital.”

En arrivera-t-on à de telles extrémités ? Nul ne le sait mais il semble en tout cas qu’imaginer réguler le capitalisme dans le calme soit assez utopique, à moins de se limiter comme toujours à quelques mesures cosmétiques. Toute volonté un peu ferme de faire bouger les choses conduira par réaction à radicaliser la position du gouvernement qui s’y essaierait et à devoir attaquer plus fermement les structures en leur cœur.

 

Réalisme politique

Ainsi la mécanique capitaliste, cause de beaucoup des problèmes actuels de notre société, devient de plus en plus impossible à réguler. L’agencement du système dans sa forme néolibérale est donc conçu pour ne plus rien céder. Paradoxalement, sa rigidification est en fait le signe d’une grande faiblesse. Tout déplacement d’équilibre en la défaveur du capital risquerait effectivement de déstabiliser la mécanique d’ensemble. Le risque systémique est partout. N’est-il pas temps de penser le dépassement du capitalisme ?

Pourtant, ayant renoncé à penser les structures capitalistes et leur possible dépassement, les mouvements sociaux-démocrates continuent à faire semblant de chercher l’équilibre, qu’inconsciemment tout le monde sait impossible. Si la posture est confortable, toujours du côté de l’opposition, des victimes, du bien, elle en reste complètement inefficace et d’échec en échec, elle finit par les décrédibiliser. On comprend la déroute électorale qui finit par toucher la plupart des partis de gauche…

Pire, une gauche qui ne pense pas le cadre participe à chaque crise à proposer des mesures (comme le revenu universel, porté entre autres par Benoît Hamon) permettant de remettre sur pied le système capitaliste, qui une fois relancé ne manquera pas de rétablir les profits et poursuivre la destruction de la planète. Car il n’y a pas beaucoup de doute sur ce que donnerait la relance du système : poursuite de la guerre sociale, montée de la contestation, restriction des libertés publiques pour maintenir l’ordre, et en dernier recours mise en place d’un régime autoritaire. La vitesse de cette trajectoire ne dépendra que du niveau des pertes subies (et à compenser) pendant cette période de confinement, autant dire que ça s’annonce très mal. Voilà à peu de chose près ce qui nous attend si nous consentons au retour à la normale.

Nous avons donc le devoir de rehausser notre niveau d’exigence et sortir des revendications à mi-chemin qui ne remettent pas en question le cadre. Il s’agit de penser la sortie du capitalisme, de la logique économique qui n’a comme moteur que la recherche du profit maximum, du rapport de domination induit par le droit de propriété lucratif. Mais cette volonté de rupture devra aussi être largement partagée avec la population pour avoir son appui dans la tempête qui ne manquera pas de se déclencher le moment venu de passer à l’action. Ce n’est pas quelque chose qui s’improvise une fois élu, l’impréparation conduira inévitablement à la catastrophe.

Comment alors penser le dépassement du capitalisme ? Son dépassement est-il un saut dans l’inconnu ? N’existe-t-il pas des acquis sur lesquels s’appuyer pour penser un mode de production alternatif ?

 

L’enjeu fondamental de la souveraineté sur le travail

Nous avons défini le mode de production capitaliste par la propriété lucrative des moyens de production et la toute-puissance qu’elle donne à la classe possédante sur le travail. Pour Bernard Friot12, qui va nous guider dans cette partie, la souveraineté sur le travail est effectivement le cœur de la lutte de classe. L’enjeu n’est pas de mieux partager les richesses, c’est de décider démocratiquement du travail et de son organisation. Car ce n’est pas l’argent qui permet à la classe capitaliste de dominer la société, c’est son pouvoir sur le travail, et c’est de ce pouvoir que découle sa richesse.

S’appuyant sur Marx, Bernard Friot nous rappelle la différence entre le travail concret, c’est à dire l’activité, et le travail abstrait (ou dans la suite travail tout court) qui est la part de l’activité reconnue par la société comme créatrice de valeur, et donc rémunérée. Ainsi une même activité concrète peut être reconnue ou non comme du travail en fonction de conventions sociales. Pour reprendre l’exemple du Youtuber Usul, si vous tondez la pelouse devant chez vous, ce n’est pas considéré comme du travail. Si c’est un employé municipal qui tond la même pelouse c’est de la dépense publique. Si cette tâche est déléguée à une entreprise privée comme Véolia, là il y a travail et création de valeur économique ! Un grand-père va chercher ses petits-enfants à l’école, pas de travail. Une assistante maternelle est rémunérée pour le faire, c’est du travail. Longtemps les métiers de soin étaient réalisés par des religieuses bénévoles, vivant des dons de la communauté. Puis on a mis en place un système de santé publique avec des soignants rémunérés. De la même manière les allocations sociales versées aux parents depuis la fin des années 40 ont été pensées comme du salaire (équivalent à 225h d’un ouvrier de la métallurgie à leur création), reconnaissant la création de valeur que représente l’éducation des enfants.

Ce n’est donc pas la nature d’une activité qui définit si celle-ci est reconnue comme du travail ou non, c’est le fruit d’une organisation sociale particulière, mouvante dans le temps. C’est l’objet de conflit et d’une lutte de pouvoir. En régime capitaliste, la bourgeoisie capitaliste souhaite avoir le monopole sur le travail et être seule à décider de ce qui vaut et mérite rémunération. L’objectif pour elle est de ne reconnaître comme travail que les activités qui mettent en valeur son capital.

Sortir du capitalisme, c’est reprendre collectivement la main sur la production. C’est être souverain sur le travail, décider démocratiquement de ce qui vaut travail. C’est décider par exemple que les métiers du soin aux personnes âgées doivent être mieux reconnus, qu’un statut doit permettre à ces travailleurs et travailleuses de sortir de la précarité. A l’heure où le confinement nous fait entrevoir une décorrélation complète entre l’utilité des métiers et leur rémunération, ne serait-il pas souhaitable de pouvoir délibérer en commun de ces sujets ?
Être souverain sur le travail c’est aussi décider de l’investissement à la place des détenteurs de capitaux. La propriété lucrative des moyens de production ayant disparu on pourrait en effet imaginer que les profits reviennent en partie dans des caisses d’investissement dont nous pourrions délibérer collectivement de l’affectation.

 

Le déjà-là

Pour sortir de l’abstraction il est temps de relire notre histoire pour y déceler les acquis sur lesquels s’appuyer. Et sous les critères définis, on constate que depuis le XIXème siècle beaucoup de choses ont évolué et des millions de personnes ne travaillent plus sous la contrainte capitaliste. On pensera bien sûr aux fonctionnaires qui oeuvrent à faire fonctionner nos administrations et nos services publics en étant libérés des contraintes du marché de l’emploi. Ils n’étaient qu’un peu plus de 500 000 à la création du statut en 1946, ils sont plus de 5 millions aujourd’hui.

Plus intéressant encore est la mise en place de la sécurité sociale à la sortie de la 2nde guerre mondiale par les ministres communistes, Ambroise Croizat en tête. S’il existait un grand nombre de caisses de sécurité sociale avant la guerre, la grande innovation a été de les regrouper en un régime général, financé par la cotisation et géré par les salariés eux-mêmes. Cette organisation a permis un bond en avant exceptionnel de la qualité des soins en France, le financement de la création de nombreux CHU et globalement la mise en place d’un système de santé parmi les meilleurs du monde et accessible à l’ensemble de la population. Et il a sorti un pan important de l’activité de la logique capitaliste. La cotisation revient en effet à affecter une partie de la valeur ajoutée à la production de soin. Les soignants sont ainsi payés pour soigner et non pour mettre en valeur du capital, les infrastructures sont financées par la cotisation et non par l’endettement.

Spécificité importante par rapport à la fonction publique, la Sécurité Sociale était initialement indépendante de l’État, les travailleurs y gérant un budget équivalent au budget de l’État. Ceci nous fait donc entrevoir que l’alternative n’est pas entre l’État ou le privé capitaliste mais qu’il existe des régimes hybrides en autogestion, et même qu’il peut exister un marché avec des indépendants libéraux (la médecine de ville), financés malgré tout par les cotisations. Et dans ces exemples, pas ou peu de capitaliste pour prélever du profit et décider de l’investissement ou de l’organisation du travail.

Une lecture de l’histoire de nos institutions nous fait donc prendre conscience d’une dynamique de sortie du capitalisme lancée depuis près d’un siècle. Avec cette grille de lecture nous pouvons dire qu’aujourd’hui, un tiers du PIB est une production non-capitaliste. Un tiers de la production de valeur se fait sans mettre en valeur du capital, on ne part donc pas de rien !

On comprend mieux pourquoi ces institutions font l’objet d’attaques systématiques depuis 40 ans (privatisations, attaque du statut de fonctionnaire, baisse des cotisations, étatisation de la sécurité sociale, recours à l’emprunt pour financer les hôpitaux, etc.), leur logique est un manque à gagner et une menace au modèle capitaliste. Mais malgré ces attaques, ces institutions résistent et continuent de peser dans notre économie.

 

Comment poursuivre ?

Sortir du capitalisme consiste donc à étendre le déjà-là à d’autres secteurs d’activité. Il s’agit de prendre conscience de ce qui a été arraché au fonctionnement capitaliste, de le renforcer et de se demander comment aller plus loin. De la même manière que la transition de la féodalité au capitalisme s’est étalée sur plusieurs siècles pendant lesquels la forme du régime de production s’est progressivement modifiée, sur longue période nous sommes déjà en train de sortir du capitalisme.

Ce constat ouvre des perspectives nouvelles et pose autant de questions. La première, concrète, comment sortir d’autres secteurs du régime de production capitaliste ?

Prenons un exemple pour l’illustrer : le projet de sécurité sociale alimentaire porté, entre autres, par un groupe de travail de l’association Ingénieurs sans Frontières. Le projet propose de distribuer un budget de 150 € par personne et par mois pour l’alimentation, financé par une nouvelle cotisation. Cette somme n’a pas vocation à couvrir l’ensemble des besoins alimentaires mais à permettre à chacun d’accéder à une alimentation de qualité. En effet, ce budget ne pourrait être dépensé que chez des commerçants agréés vendant les produits de producteurs conventionnés. Les producteurs seront conventionnés par des caisses locales sur la base de critères nationaux et locaux. Et les critères de conventionnement permettront de favoriser la production bio et locale, d’exclure les entreprises capitalistes au profit d’autres structures comme les coopératives, bref de reprendre démocratiquement la main sur la production agricole et alimentaire à hauteur de 120 Md€ par an et ainsi de sortir de l’agrobusiness pour le même niveau. Cela permettrait de sortir de la marginalité de nombreux acteurs qui se battent pour produire de la qualité dans un souci environnemental mais qui ont du mal à concurrencer les mastodontes en place. Ils auront ainsi un accès exclusif à un marché solvabilisé. En outre, cela donnera accès à une alimentation de qualité à l’ensemble de la population, y compris les plus pauvres qui n’ont pas aujourd’hui la possibilité d’accéder à ces produits de qualité, trop chers.

Ce projet réalise ainsi un double objectif de justice sociale et de conversion écologique de notre agriculture. Il apporte une solution concrète qui change radicalement le modèle agricole et alimentaire. Il ne s’agit plus d’affronter les lobbies de l’agro-business, de la grande distribution en tentant de leur imposer des contraintes qu’ils contourneront, il s’agit de construire à côté, sans eux. Il s’agit de les désarmer en les marginalisant, c’est là toute la force de cette proposition. Il est à noter au passage qu’il s’agit d’une solution non capitaliste mais qui ne remet pas en cause l’existence d’un marché, ou encore la concurrence entre les producteurs. Encore une fois, le contraire du capitalisme n’est pas le tout Etat, le service public intégral ou la gratuité. Des modèles alternatifs sont à chercher dans l’auto-gestion, l’autonomie et la démocratie locale.

On pourrait imaginer transposer ce modèle dans d’autres secteurs de l’activité. Un article du Monde Diplomatique imaginait ainsi il y a quelques années comment une refonte complète du financement de la presse lui permettrait de retrouver son indépendance des puissances financières et de l’Etat. Comme l’avait compris le Conseil National de la Résistance (cher à notre président), ce sujet est absolument essentiel pour retrouver le bon fonctionnement d’une démocratie.

Sur le plan des entreprises dans leur ensemble il faut aussi s’intéresser à ce que propose Benoît Borrits dans son dernier ouvrage “Virer les actionnaires”. Il nous présente un plan complet pour nous passer complètement des actionnaires et financer l’activité autrement. L’investissement serait socialisé dans des caisses prévues à cet effet. Les entreprises prendraient la forme de coopératives dans lesquelles les décisions impliqueraient toutes les parties prenantes. La péréquation des revenus permettrait de “subventionner” des activités que l’on jugerait utiles mais qui généreraient moins de valeur ajoutée que d’autres. Il a signé ces dernières semaines plusieurs articles et une tribune collective dans Libération qui nous invitent à penser comment profiter de la crise économique qui démarre pour mettre en oeuvre cette transformation. Il nous incite ainsi à réfléchir à sauver les entreprises en tant que collectifs de travail et non les sociétés de capitaux qui les possèdent (leurs actionnaires).

Alors bien sûr certains mettront en avant tous les défauts actuels des sociétés coopératives pour expliquer que ce n’est pas la panacée, que les réflexes des sociétaires se rapprochent de ceux des actionnaires, etc. Aucune organisation sociale ne transformera l’humain en saint et il y aura toujours des travers à toute organisation. Mais il semble prématuré de tirer des conclusions des éventuels dysfonctionnements actuels des sociétés coopératives alors que celles-ci sont ultra minoritaires, qu’elles baignent dans un environnement capitaliste (concurrents capitalistes, nécessité de se financer par l’emprunt auprès des banques, etc.) et qui n’y a aucune éducation de la population à la cogestion. Si ces organisations restent à améliorer13, il est néanmoins assez clair qu’elles vont dans le sens d’un système économique plus démocratique – avec des contre-pouvoirs – et permettent de sortir de la captation complète du pouvoir par les détenteurs du capital.

 

Dans la pratique

Cette approche peut sembler conceptuelle et abstraite, alors soyons concrets un instant. Prenons par exemple la production de lave-linges. La théorie est confirmée par notre observation : profitant de la nouvelle configuration néolibérale de l’ordre économique, la production de lave-linges a été délocalisée de plus en plus loin en Europe de l’Est pour produire à moindre coût. Les lave-linges traversent donc l’Europe en camion avant de finir dans nos grandes surfaces. La qualité de construction des équipements diminue, leur durée de vie est de plus en plus courte et ceux-ci ne sont pas réparables. Ainsi on en change tous les 5 ans et les profits se portent bien. Le monde est en ordre, le capitalisme a bien produit les effets mécaniques escomptés.
Nous sentons bien pourtant que, pour la planète et les personnes qui produisaient des lave-linges en France, c’est exactement le contraire qu’il faudrait faire. Relocaliser la production, augmenter la durée de vie des équipements, les rendre réparables, etc.

Une meilleure réglementation le permettrait-elle ? On peut en douter. Déjà parce qu’on sait comment les entreprises savent se jouer des réglementations pour les contourner bien sûr. Mais surtout parce que si on allait au bout du raisonnement, on demanderait en fait à cette industrie de baisser ses profits, et même son chiffre d’affaires, d’année en année. C’est complètement insoutenable dans une logique capitaliste. Comment se faire prêter de l’argent par les banques en présentant un business plan qui prévoit une baisse progressive du chiffre d’affaire ? Comment garder des investisseurs dans de telles conditions ? Les entreprises seraient directement en faillite. Et ça serait encore plus rapide aujourd’hui où la financiarisation a fait des ravages et où beaucoup d’entreprises sont sous le poids de dettes colossales à rembourser, dettes qui n’ont d’ailleurs bien souvent servi qu’à enrichir les actionnaires, et non à investir dans l’appareil productif.

Imaginons maintenant une reprise en main collective de ce secteur, une mutualisation de la valeur ajoutée et des salaires avec d’autres secteurs (voir les propositions de Benoît Borrits), une décision démocratique sur l’orientation que l’on souhaite donner à cette industrie. Dans ce cadre on peut effectivement imaginer produire localement, on peut imaginer décider d’aller vers des équipements durables et réparables. Et si demain on produit donc 5 fois moins de lave-linges ? Et bien on pourra décider collectivement de consacrer les investissements et le travail à autre chose, comme la transition énergétique ou la prise en charge des personnes âgées par exemple.

Et si globalement, en dehors des lave-linges, on produit et consomme beaucoup moins qu’aujourd’hui ? Ce qui devrait être un objectif pour la planète… Pourquoi ne déciderait-on pas de ne plus travailler que 3 jours par semaine ? Keynes pensait en 1930 que la technologie nous permettrait de ne travailler que 15h par semaine à la fin du XXème siècle. Force est de constater que la mécanique capitaliste nous a entraîné dans une autre direction malgré le chômage de masse. Ne pourrait-on pas effectivement aller vers un mode de vie radicalement différent ? Il s’agit là de choix de société et même de choix de civilisation que la logique actuelle ne nous permet ni de trancher, ni même d’envisager car ils ne sont économiquement pas viables sans changer de paradigme. La logique capitaliste a pris le pas sur tout le reste et le maintien du système est vu comme un préalable à toute réflexion, nous conduisant systématiquement dans l’impasse.

Changer nos modes de vie nécessite de remettre en question les structures. Ce ne sera pas forcément suffisant, mais c’est nécessaire. Il faudra compter sur tous les défenseurs de l’ordre en place pour nous dire que tout ceci est utopique et ne fonctionnera pas. Ils n’ont d’ailleurs lu aucune des propositions alternatives et ne chercheront ni à les comprendre ni à les améliorer. Ils préfèrent la sécurité de l’existant, bien connu. Ils sont aveugles aux problèmes déjà bien réels mais qui ne les touchent pas directement, aveugles à la catastrophe qui finira pourtant par les toucher demain. Il est urgent de ne plus les écouter et de s’autoriser à penser autrement, à essayer.

 

Appel à une plus haute ambition pour le jour d’après

Nous n’avons fait ici qu’un tout petit tour des solutions proposées pour sortir du capitalisme. Elles existent, sans doute ne sont-elles pas abouties et restent à travailler et à approfondir. Mais deux siècles de capitalisme nous apprennent toutefois que les seules institutions macro qui se maintiennent et lui font tête sont celles qui se sont construites à côté. C’était la sécurité sociale ou la fonction publique hier, ça pourrait être la sécurité sociale alimentaire demain. Ainsi, contrairement aux préjugés, le changement de logique, la rupture radicale semble être des pistes plus réalistes que la recherche de compromis, d’un meilleur partage des richesses ou d’une meilleure régulation.

Par peur d’être traités d’idéologues, les réformateurs ont abandonné l’utilisation du mot capitalisme. Abandonnant le mot, ils ne pensent plus le concept et n’ont plus idée de ce que pourrait signifier en sortir. Pourtant, loin d’être une abstraction, sortir du capitalisme est un chemin concret et balisé par les expériences passées. Il nous semble aujourd’hui essentiel de se saisir de ces succès historiques et de les repenser dans le contexte actuel, avec les enjeux d’aujourd’hui, notamment écologiques.

C’est un chemin semé d’embûches, cela ne se fera pas non plus sans une immense résistance du capital, mais quelle alternative avons-nous ? Le mur écologique se rapproche et aucune des tentatives de régulation n’a eu la moindre influence sur la trajectoire. Face à la certitude de la catastrophe, ne faut-il pas préférer la recherche d’une alternative, avec toutes les difficultés et les risques qui l’accompagnent ?

Rien ne serait plus fou que d’aider à remettre sur pied le système tel qu’il fonctionnait avant, même avec quelques aménagements minimes négociés en temps de crise. On peut être sûr que dès la crise achevée la guerre sociale sera relancée avec encore plus de vigueur pour éponger les pertes et relancer la machine à profits.

Il est urgent que toutes les forces de gauche s’emparent des propositions de rupture avec le capitalisme qui sont sur la table pour les travailler, les partager, les faire avancer plutôt que de s’engluer dans une stratégie dont l’expérience montre qu’elle est perdante depuis trop longtemps.

La crise économique qui s’ouvre sera terrible, très certainement bien pire que celle de 2008. Mais l’affaiblissement du système offre aussi des opportunités pour faire bouger le cadre. Cette fois-ci, il ne faudra pas laisser passer l’occasion de pousser pour un autre modèle. Derrière chaque proposition, revendication, une question doit se poser : celle-ci nous fait-elle faire un pas dans le sens de l’affranchissement au capitalisme ou contribue-t-elle à forger nos chaînes ? Il est temps de nous y mettre et de rehausser le niveau d’ambition pour le jour d’après.


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