La mort du service public universitaire

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Roger Breteau

Enseignant-chercheur dans une institution d’enseignement supérieur au cœur de Paris

Roger Breteau revient sur la crise que traverse l’université, une institution qui ne répond, selon lui, plus à son rôle de service public.

L’université est en crise. Cette crise se manifeste dans la plupart des États du monde depuis de nombreuses décennies sans que l’on puisse en mesurer raisonnablement les enjeux et les effets. L’Université n’est pas défendable et les universitaires – enseignants-chercheurs de tous bords (universités, grandes écoles, CNRS) – sont indéfendables parce que l’institution et ses acteurs ne sont pas reconnus à leur juste place.

L’ENTRE-SOI UNIVERSITAIRE

Je ne peux pas me plaindre en dehors du monde universitaire puisque, à ce jour, je n’ai que 192 heures de cours présentiels sur une année académique, plus exactement réparties sur deux fois quinze semaines et que mes recherches m’obligent à voyager sous la forme d’écritures et de publications, de colloques, d’échanges et de missions universitaires sur des sujets aussi divers que variés, librement choisis ou imposés dans des recherches collectives et pluridisciplinaires. Imaginez cette liberté et cette indépendance dans le travail ! Pour autant, je publie régulièrement sans être suffisamment “productif” pour la société ; je dois être visible dans mon réseau pour exister en twettant (litt. “gazouillis” en anglais) ou en colloquant (dans les deux sens étymologiques du terme) afin d’espérer une gratification (qualification à la maîtrise de conférences ou aux fonctions de professeur, primes modestes, décharges administratives ou avancements plus rapides, voire qualifications ou recrutements des docteurs que j’ai auparavant dirigés et, pourquoi pas, le meilleur : un bureau et/ou un ordinateur que l’on partagera à trois ou quatre collègues et où je pourrais laisser quelques notes de cours et ouvrages). Cela ne se maîtrise pas et cela vient au moment opportun selon un ensemble de “circonstances”.

Cet état de choses existait auparavant par une reproduction sociale assumée mais discutée ; il a pris une tournure nouvelle sous une forme véritable d’une copulation sociale parce qu’il s’agit désormais de plaire et de se conformer non plus à une communauté universitaire – l’Universitas magistrorum et scholarium pour reprendre la définition médiévale de l’Université – mais à des codifications bien pensantes de la société politique.

Les chroniqueurs ou blogueurs comme désormais la majeure partie des doctorants bavardent et copient cette pensée sans porter ou discuter un jugement critique et un examen détaillé d’une œuvre littéraire ou judiciaire (et, au risque, pour les moins chanceux, de se soumettre aux plagiats trop voyants). Cette facilité est d’autant plus accentuée que le commerce médiatique surtout télévisuel aime inviter des “experts”, des “consultants”, eux-mêmes créant des sociétés de conseil sous la forme d’auto-entrepreneur, de cliniques sous couvert de pédagogies universitaires et professionnalisantes, d’instituts, de fondations ou d’observatoires sous couvert de scientismes éthiques ou moraux, les uns les autres aux noms alléchants ou abscons et entendus comme publiquement légitimes.

Il n’y a donc plus de service public universitaire

Ce côté ubuesque de l’institution universitaire oblitère le romantisme académique à la source de la construction de l’intelligence, de la disputatio, du discernement et du discours rhétorique, et donc, de ce que je pensais être l’Université en l’intégrant. Je ne suis pas triste ; je constate et je témoigne ce que je vis. Ainsi, le choix d’un directeur de thèse et la composition du jury ne se fondent pas nécessairement sur les qualités intellectuelles des suffragants mais d’abord sur le degré relationnel et utile que ces personnes peuvent apporter à cette copulation. La rareté des postes budgétaires pour la maîtrise de conférences et pour l’agrégation professorale comme la contractualisation postdoctorale ou le système détournée et généralisée de la vacation universitaire (qui ne servait pas à l’origine à des seuls appoints pour des charges de travaux dirigés ou de cours mais à recruter ponctuellement des professionnels sur des sujets délimités selon leurs compétences) aident à cette évolution.

Les résultats assumés, parfois dénoncés, aux derniers concours de l’agrégation externe en sont les meilleures manifestations comme peuvent l’être aussi les politiques locales de recrutement de qualifiés à la maîtrise de conférences ou aux fonctions de professeurs des universités. La thèse et la “production scientifique” ne suffisent plus, l’expérience enseignante non plus ; ce qui importe est le degré d’appréciation émotionnelle du rendre service au détriment du faire service. Il n’y a donc plus de service public universitaire et l’indépendance universitaire constitutionnellement reconnue devient le creusé de la propre tombe de l’institution et de ses acteurs.

LE TRAVAIL INGRAT DES UNIVERSITAIRES

Plus concrètement, l’université untel créera un poste “sandwicherie – cuisine gastronomique – cuisine japonaise – avec des connaissances appréciées en cuisines congolaises” pour un candidat déjà attendu parce qu’ayant suffisamment rendu service. On créera évidemment pour lui-même et afin d’assurer l’apparente neutralité de la sélection un “comité de sélection” comprenant des amis universitaires. Si cette fiche de poste peut totalement se comprendre au regard de besoins pressants en recherches et en enseignements au sein de cette université, elle ne peut évidemment correspondre aux compétences généralistes qui sont demandées à tout candidat à l’agrégation externe ou à la qualification universitaire.

Cette propension s’explique aussi par la technicité des matières enseignées et la judiciarisation symbolique et symptomatique de la société, et ce, alors même que l’université accueille des étudiants d’un nouveau genre – parce qu’uniques – vivant dans une société liquide, globalisée, numérisée et apeurée. Ce constat disgracieux confirme que l’institution universitaire n’est plus sacralisée et reflète une image de la société contemporaine. C’est peut-être une bonne chose.

Cela signifie plus exactement que le candidat universitaire, travailleur pauvre pour reprendre un vocabulaire de la sociologie, une fois installé après un parcours du combattant psychologiquement et parfois financièrement lourd, doit aussi faire face à des jeunes adultes estudiantins que l’institution universitaire, dans ses fonctions sociales, pédagogiques ou professionnalisantes, essaie d’accueillir comme elle le peut et avec des moyens humains et budgétaires limités : suppression de postes de secrétaires pédagogiques et administratifs, absence ou centralisation de centres psycho-médicaux et sanitaires, suppression de postes de conseillers en insertion professionnelle, absence de formations complémentaires pour le personnel enseignant, technique et administratif, etc.

Cette charge revient courageusement et sans formation ou assistance aux enseignants volontaires, écoutant des cas parfois dramatiques posant des questions financières (impossibilité de payer de quoi se nourrir, se loger, voire de payer ses droits d’inscription universitaire pour terminer sa thèse), des tracasseries administratives qui ne sont pas liés au seul droit des étrangers à faire leurs études sur le territoire français mais aussi à l’accès à un logement, à des administrations publiques débordées et fuyantes, des problématiques trop nombreuses de violences physiques, morales, sexuelles de toutes sortes, y compris celles subies au sein même de l’institution pour laquelle vous travaillez.

L’enseignant-chercheur est désormais un manager privatisé de l’Université

Mieux encore, les dernières réformes universitaires demandent à l’enseignant-chercheur de répondre tout autant à des appels d’offres scientifiques en France et à l’international (en anglais, c’est mieux, mais il s’agit surtout de répondre à la compétition mondiale, à des classements et critères de performance assez obscurs avec des armes logistiques et ingénieurales bien faibles), à des tâches administratives de premières mains (surveillance d’examens, recherche de stages pour les étudiants et visites des entreprises accueillantes, reprographie de syllabi ou envoi de documents multiples sur une plateforme numérique, etc.), lui imposent de participer à des jurys de concours et d’examens multiples et divers (participation souvent mal rémunérée et souvent considérée comme complémentaire à sa mission) tout en étant invité à soutenir ses étudiants à intégrer la vie active (organisation de rencontres avec le monde des entreprises, relecture de CV, lettres multiples de recommandation, visites d’entreprise, etc.) sans aucun soutien et moyen humain, logistique, bureautique si ce n’est ceux procurés sur sa cagnotte personnelle.

Il est désormais un manager privatisé de l’Université comme le rappelle fort opportunément la “continuité pédagogique” imposée pendant la catastrophe pandémique que nous vivons et qui tendra certainement à ne pas reprendre les cours en présentiel en septembre prochain. Comment assurer une distanciation dans un amphithéâtre ou dans une salle de travaux dirigés ? Pas grave, nous sommes déjà prévenus et cette “continuité pédagogique” chronophage et sans assistance technique se fera au détriment de nos activités de recherches et du soutien intellectuel et humain que nous pouvons apporter à nos étudiants.

Le drame universitaire n’est pas seulement celui d’un corporatisme vieillissant

Comprenons donc bien que le problème universitaire ne soit plus obligatoirement celui de l’accès à des dortoirs comme en mai 1968 ou de s’opposer à un pouvoir politique mais bien de définir ce que doivent être la mission contemporaine et les attendus de l’Université du XXIème siècle en général. Tout autant volontaire, sympathique, ouvert, jaloux, malmené, prétentieux, etc., l’enseignant-chercheur ne peut répondre à autant de demandes, de pressions sociales et d’exigences sociétales, managériales et politiques sans se cacher derrière son indépendance constitutionnellement reconnue, si ce n’est pour se protéger lui-même en acceptant son statut de travailleur pauvre mais relativement autonome pour ne pas trop s’investir avec passion dans ses fonctions.

Car, oui, nous entrons à l’Université comme d’autres entrent en religion : c’est une vocation sacerdotale de transmettre un savoir par ce qu’on est et par ce que l’on a appris de nos recherches ; ce n’est pas un simple métier et des seules compétences à transmettre. Or, ce qui est demandé aujourd’hui dans les faits à l’enseignant-chercheur ne correspond pas à la définition de la liberté universitaire et tout au contraire, ce qui lui est demandé n’est pas de son rôle et il n’a pas été formé pour cela : la liberté universitaire doit lui permettre d’enseigner et de chercher, même s’il s’agit de déplaire aux pouvoirs politiques, économiques ou financiers (je vous renvoie à cet égard aux articles très clairs du code de l’éducation : L.123-9, L.141-9 et L.141-6). Ces mêmes pouvoirs doivent les soutenir en ce sens sans attendre une performance ou un quelconque retour.

C’est bien ce qui se cache derrière ce procès matériel, financier, humain que je pose : le drame universitaire n’est pas seulement celui d’un corporatisme vieillissant et de congratulations masturbantes ; il est une condition de la survie du débat démocratique dépassant largement les discours politiques et les financements concentrés sur les seuls développements instrumentaux, numériques et techniques de la recherche et de l’enseignement tels qu’ils sont posés depuis les années 2000. Le sémiologue et philosophe américain Charles Sanders Pierce définissait en 1891 l’Université comme “une association d’hommes (…) dotée et privilégiée par l’Etat, en sorte que le peuple puisse recevoir une guidance intellectuelle et que les problèmes théoriques qui surgissent au cours du développement de la civilisation puissent être résolus“. Cette définition pragmatique de l’université méritait certainement d’être rappelée en ce temps de contagions sanitaires, de discours et d’actes nauséabonds dignes des années noires et de changements climatiques, sauf à considérer avec un fort pessimisme pour l’humanité que ces dérèglements assumés doivent tous être liés : Scientia vincere tenebras ? A nos réponses !


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut