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SOURCE : Le grand continent
Les économies de guerre ne sont pas des parenthèses, elles sont transformatrices et emportent des conséquences de long terme. À ce titre, il faut avoir en tête les leçons du passé pour appréhender cette « économie de pandémie » que nous vivons.
Un bref essai d’histoire économique.
es dirigeants politiques du monde entier se plaisent à le répéter : « nous » sommes en « guerre ». Quel meilleur moyen de mobiliser toutes les volontés contre un ennemi commun, le virus, tout en disqualifiant résistances et protestations ? Mais au-delà des élans patriotiques d’une part, des traîtres qui traînent sans attestation de l’autre, la guerre est aussi un réservoir de références sur le plan de l’économie. Dans les pays touchés par la crise, la production et les échanges se retrouvent dans une situation inédite, qui présente un certain nombre de traits analogues à l’économie de guerre.
Précisons. Les économies de guerre dans l’histoire sont aussi variées que les guerres elles-mêmes et le contexte dans lequel elles interviennent. Mais dans la suite de ce texte, nous nous intéresserons à la réorientation d’économies de marché industrialisées au service et sous la contrainte d’une guerre totale, menée par l’État qui s’empare d’un grand nombre de leviers jusqu’alors réservés au marché. Nous pensons donc aux pays riches pendant les deux guerres mondiales, et plus précisément, aux États qui ont cumulé une implication complète dans le conflit et une continuité politique et administrative pendant les combats eux-mêmes. Seront évoqués avec plus ou moins de détail la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale ; le Royaume-Uni et les États-Unis pendant la Seconde.
Nous proposons d’examiner quatre moments communs à la crise actuelle et à ces situations d’économie de guerre : interruption du commerce, mobilisation des ressources, transformation des structures, reconstruction. On peut les faire correspondre approximativement à des temps successifs (le choc, la réorganisation, la sortie de crise) mais on peut aussi les comprendre comme quatre dimensions superposées d’un même processus. Notons que si l’analogie de structure entre la crise actuelle et l’économie de guerre nous paraît frappante, elle ne signifie pas une similitude de contenu : nous ne sommes pas en guerre, et il serait indécent de prétendre le contraire1. Mais dans chacun des quatre domaines, l’économie de guerre peut être une base de questionnement féconde sur la crise actuelle.
Interruption
« La période qui a précédé la Première guerre mondiale fut la période de mondialisation la plus complète jusqu’à aujourd’hui, une période de libre-échange approfondi et de ce qu’on appellerait aujourd’hui des politiques néolibérales. »
Branko Milanovic, 20162
Un premier parallèle contribue au succès de la métaphore guerrière : depuis que les avions restent cloués au sol et que les masques arrivent au compte-gouttes, beaucoup diagnostiquent ou prédisent un reflux de la « mondialisation », sans toujours se mettre d’accord sur le sens donné à ce terme mais en mettant généralement l’accent sur les flux financiers et commerciaux transfrontaliers. À écouter les discours des dirigeants politiques, la lutte de chaque peuple contre le virus est d’autant plus héroïque qu’il semble ne plus pouvoir compter que sur lui-même. Et quand il s’agit d’envisager l’avenir, beaucoup ne jurent plus que par le retour de la souveraineté (nationale ou européenne) et la relocalisation industrielle, seules voies de la résilience sanitaire, économique et in fine politique. En somme : que le moins dépendant gagne.
Or les deux guerres mondiales ont bien vu, elles aussi, des perturbations violentes des échanges internationaux à leurs débuts. À première vue, ceux-ci paraissent constituer des précédents valables : pour ne prendre que le cas de la France, l’INSEE estime la baisse du commerce extérieur de la France à 6 % au premier semestre. Si la chute devait se poursuivre sur le reste de l’année, elle pourrait se rapprocher des niveaux connus en 1914 (-26 %) ou en 1940 (-29 %)3. Au niveau mondial, l’OMC prévoit une baisse du commerce entre 13 et 32 % pour l’année 2020, plus violente donc qu’en 2008-20094.
Pendant les deux conflits mondiaux, la rupture des chaînes d’approvisionnement, par le blocus ou la conquête, est l’un des principaux moyens de la guerre économique. Ses conséquences sont parfois tragiques. En 1914-1919, le blocus imposé à l’Allemagne par les pays de l’Entente fait des centaines de milliers de morts de faim. À la même époque, l’Empire ottoman bloque les détroits turcs, coupant ainsi une voie d’approvisionnement cruciale pour la Russie ; c’est une des causes de la pénurie de l’hiver 1916-1917, et du désordre politique que l’on sait5. En 1939-1945 plusieurs famines massives surviennent (en Union soviétique, au Bengale, dans la province chinoise du Henan, à Java, au Vietnam, en Grèce, en Autriche, aux Pays-Bas…)6.
Dans ce cadre, l’accès à des approvisionnements en nourriture constitue un avantage stratégique décisif, non seulement pour nourrir la population mais aussi parce qu’il permet de libérer une partie de la main-d’œuvre agricole en direction des forces armées ou de l’industrie. C’est par exemple un atout pour le Royaume-Uni par rapport à l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. S’y ajoutent bien sûr les livraisons de matériel militaire produit aux Etats-Unis et financés par le programme de prêt-bail. L’historien David Edgerton peut ainsi souligner que le Royaume-Uni n’a jamais été seul et assiégé comme se plaît à l’imaginer le récit national d’outre-Manche : ses importations en valeur chutent à partir de 1940, mais elles retrouvent dès 1943 le niveau d’avant-guerre7.
Un autre point de référence pour aujourd’hui concerne les pénuries de matières stratégiques. La capacité d’adaptation devient alors déterminante : le gros du caoutchouc naturel mondial provenant d’Asie du Sud-Est, tous les belligérants de la Seconde Guerre mondiale (Japon excepté) sont forcés de se tourner vers la production de caoutchouc synthétique. L’industrie ainsi créée continue sur sa lancée bien au-delà de la guerre. La transformation de charbon en pétrole est une priorité absolue pour l’Allemagne nazie, qui la déploie à grande échelle pendant la guerre, même si la méthode, trop peu rentable, n’a qu’une postérité limitée8.
Aujourd’hui, certains développements commencent à rappeler ces périodes de mise sous tension des échanges mondiaux. De nombreux États se démènent face à l’interruption de flux qui, encore récemment, paraissaient aller de soi : les pays riches ayant fondé leur agriculture sur l’exploitation de migrants saisonniers doivent, au choix, laisser pourrir les récoltes, exhorter les locaux au retour à la terre, ou maintenir le statu quo au risque de propager le virus dans des régions plus vulnérables9. Quant aux pays les plus dépendants aux importations alimentaires, le Covid-19 leur fait courir un risque majeur de pénurie10. Du côté des médicaments, les rapports de force internationaux apparaissent sous leur jour le plus cru. Donald Trump serait ainsi directement intervenu auprès de l’Inde pour empêcher qu’elle ne bloque ses exportations d’hydroxychloroquine11.
Mais sur ce point encore, gardons-nous des parallèles trop rapides : la « guerre » au coronavirus est une guerre sans blocus, sans torpillages, bombardements ou mines marines. Aucun pays ne cherchant à couper les vivres aux autres, il nous est permis d’espérer un bilan humain et matériel incomparablement moins lourd.
Mobilisation
« Ce domaine plein de locomotives tonitruantes, de nourriture fumante, de hauts fourneaux incandescents, de fuseaux en action, cet immense domaine de l’économie se présentait à notre regard, et notre tâche était de saisir dans son unité ce monde vibrant d’efforts, de le mettre au service de la guerre, de lui imposer une volonté uniforme et d’employer ses forces titanesques à des fins de défense. »
Walter Rathenau, 191512
Un deuxième champ thématique nous est fourni par les formes inhabituelles d’interventions de la puissance publique : réquisitions, commande publique massive de matériel sanitaire, secteurs entiers fermés par décret… Ces mesures d’urgence rappellent la problématique spécifique de l’économie de guerre, théorisée par l’économiste et polymathe viennois Otto Neurath comme une éclipse des préoccupations monétaires (de valeur d’échange), remplacées par des préoccupations matérielles (de valeur d’usage). Dès 1909, Neurath écrivait : « La guerre force une nation à prêter plus d’attention à la quantité de biens à sa disposition, et moins aux quantités d’argent disponibles. (…) Il devient plus clair que la monnaie n’est qu’un outil pour se procurer des biens. »13.Une situation qui n’est pas sans conséquences sur les critères de jugement de l’action gouvernementale : le recul du PIB de 5,8 % au premier semestre fait figure de non-événement par rapport à la gestion confuse des stocks de masques.
Bien sûr, même une pandémie mondiale n’efface pas d’un coup de balai la logique capitaliste, et ce pas plus au sein de l’État que dans le reste de la société. La crise actuelle se traduit moins par l’effacement du motif de rentabilité-compétitivité que par l’irruption d’un concurrent sérieux : le motif d’endiguement du virus. La question se pose alors de leur compatibilité. Dans l’idéologie comme dans la pratique, le « monde d’avant » et ses pouvoirs publics sont mis à l’épreuve, parfois de manière très concrète.
Ainsi, les controverses des dernières semaines sur le maintien des chantiers ou des livraisons Amazon ont illustré la tension entre les exigences du capital et celles du confinement. Aujourd’hui, ce sont les modalités du déconfinement (en particulier la réouverture des établissements scolaires) qui témoignent de la volonté de renvoyer de nombreux salariés sur leur lieu de travail. Mais d’autres mesures sont plus difficiles à interpréter : dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, les dérogations au code du travail sont théoriquement limitées aux « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale »14.
Certes, la situation a quelque chose d’inédit par rapport aux guerres mondiales : on saurait difficilement accuser des États de ne « pas en faire assez » pour gagner une guerre si elle menace leur propre existence. 15. Mais la mise à l’épreuve n’est pas seulement idéologique : elle est aussi pratique. Si le gouvernement voulait sincèrement se lancer dans une mue post-néolibérale, le pourrait-il ? Un État qui carbure au new public management est-il capable d’organiser directement des secteurs entiers, ou condamné à laisser l’initiative au privé16 ? Quels sont les moyens acceptables de mobilisation ? Jusqu’où est-on prêt à aller dans l’hétérodoxie17 ? Dans ce domaine, nous allons voir que l’expérience de 2020 résonne étrangement avec celle de la Première Guerre mondiale.
Nous sommes en août 1914 : l’engrenage des alliances a opéré et l’Allemagne a fini par déclarer la guerre à la France. En l’espace de quelques jours, pour parer à un début de bank run, le gouvernement a décidé d’un moratoire sur le paiement des effets de commerce, des dépôts de caisses d’épargne et d’une large part des dépôts bancaires (un quatrième moratoire, sur les loyers, s’y ajoute deux semaines plus tard). De son côté, la Banque de France, société privée mais déjà garante de la stabilité du système bancaire, a réescompté massivement : entre le 27 juillet et le 1er août, la valeur de son portefeuille commercial a doublé18.
Financièrement, même si le cours forcé a dû être instauré pour préserver les réserves d’or, la situation paraît sous contrôle, au point que le gouverneur de la Banque de France inclut parmi les opérations à financer « toutes celles qui se rattachent à la défense nationale, à l’approvisionnement des populations mais aussi à la reprise de l’activité industrielle et commerciale dans la mesure où la mobilisation le permet » [Margairaz, La Banque de France et la crise du crédit]. C’est la guerre, certes, mais personne ne s’attend à ce qu’elle soit longue, ou totale. Il faut donc bien laisser un peu de place au business as usual.
Même constat en ce qui concerne la production : dans un premier temps, les contraintes du conflit ne paraissent pas justifier un bouleversement de l’ordre marchand existant19. Le « plan XVII », que l’Armée française s’apprête à appliquer, date de 1912 : il ne fait pas la moindre mention d’une mobilisation industrielle. Dans les termes de l’historien Gerd Hardach, « les munitions fabriquées et stockées en temps de paix devaient suffire à couvrir les besoins éventuels. La production courante devait seulement remplacer les matériels consommés »20.
En réalité, la bataille de la Marne suffira à épuiser les stocks d’avant-guerre d’obus de 75. À l’automne, les commandes de l’État-Major peinent à être remplies. Si la France peut rapidement mettre à contribution les usines d’armement privées qui produisaient plutôt pour l’exportation avant la guerre, comme celles de Schneider au Creusot, cette mobilisation improvisée ne se fait pas sans à-coups : en 1914-1915, 30 à 50 % des obus lancés par l’artillerie française n’explosent pas21. En 2020, bis repetita : Schneider Electric s’associe à trois autres fleurons de l’industrie française (Air Liquide, PSA, Valeo) pour produire 10 000 respirateurs… dont 8 500 d’un modèle qui serait inadapté à l’usage en réanimation 22
Sur la durée, bien sûr, cette mobilisation déclenchée avec quelques mois de retard finit par changer le visage industriel de la France pour en faire une véritable « économie mixte de guerre », comptant 1,7 million de salariés de l’armement en novembre 191823. Surtout, l’État s’est retrouvé à poursuivre des objectifs nouveaux : développement de la production de guerre, mais aussi gestion des approvisionnements en nourriture, combustibles et matières premières, ou des conflits sociaux dans les entreprises.
Le nouveau contexte de mobilisation industrielle ne signifie pas pour autant une pause dans la direction privée de l’activité économique : faute de moyens, l’État n’a pas d’autre choix que d’impliquer les industriels et leurs organisations professionnelles (chambres de commerce, comité des Forges et autres). D’une part en les incorporant à d’innombrables commissions (évaluation des stocks et contrôle des prix) et comités (répartition des produits importés) où ils côtoient parlementaires et fonctionnaires. D’autre part en leur confiant le soin d’organiser et de se répartir les importations de matières premières industrielles (acier, fonte, aluminium, plomb, étain) et les commandes d’armement 24. Inévitablement, la frontière s’estompe entre autorités publiques et privées. Sans correspondre à un type bien identifié, la coordination qui se met en place repose sur un rapport de dépendance mutuelle entre ministères économiques et grands industriels. L’État dépend de l’industrie pour les aspects logistiques et techniques de la production de guerre, tandis que l’industrie dépend de l’État pour les commandes, pour certaines autorisations administratives d’importation et pour la mise à disposition d’une main-d’œuvre mal payée et privée du droit de grève.
Une telle configuration permet aux profits de guerre d’atteindre des niveaux confortables. Comme le montrent les enquêtes parlementaires, certains industriels n’hésitent pas à utiliser la caution de l’État pour écraser leurs concurrents25. Surtout, les officiers responsables de la commande de guerre sont en position de faiblesse face à leurs fournisseurs privés et peinent à se faire une idée précise des prix de revient, donc des bénéfices réalisés26. L’État n’utilise qu’à la marge son droit de réquisition et ce n’est que sous la pression parlementaire que les contrôles sont durcis en 1916, avec l’apparition de pénalités pour les retards et les défauts, et d’un impôt sur les bénéfices de guerre, inspiré de la pratique britannique mais « plus symbolique qu’efficace »27.
Au fil des circonstances, c’est donc un véritable changement de régime économique qui s’impose. La classe politique d’avant-guerre privée de l’option libérale, et les milieux patronaux coupés de leur environnement commercial habituel, sont pris dans l’engrenage d’un dirigisme au visage de partenariat public-privé, chacun finissant par y trouver son compte28. Certes, pour certains de ses initiateurs, le modèle a de l’avenir. Déjà avant la guerre, le radical Etienne Clémentel (ministre du Commerce et de l’Industrie à partir d’octobre 1915) voyait dans les ententes industrielles une nécessité économique à mettre au service de l’intérêt général29. Mais beaucoup d’autres préfèrent refouler cette expérience inconfortable30 et aspirent après la guerre au retour d’une normalité libérale largement fantasmée.
Transformation
Ainsi, les amples perturbations que nous avons décrites sont dues à une crise temporaire, et souvent, les mesures prises pour y répondre sont elles aussi pensées comme temporaires. Pourtant, dans les exemples historiques qui nous intéressent, ces amples changements ont eu des conséquences à long terme, qui n’avaient pas été directement visées.
Nouvelles institutions
Reprenons le cas de la Première guerre mondiale en France. Nous avons vu que le cours des événements avait conduit à l’émergence d’une économie mixte, conçue comme arrangement temporaire et sans dessein préalable. Pourtant, après la guerre, tout son héritage est loin d’être liquidé. Du côté du privé, la Confédération générale de la production française (CGPF), première structure patronale confédérale, est créée dès juillet 1919, sous les encouragements du ministre Clémentel. Du côté du public, les continuités sont parfois remarquables dans les domaines les plus techniques, droit administratif ou système financier. Ainsi, les « offices », établissements publics au statut juridique ambigu, généralement dotés de ressources propres, se sont généralisés pendant la guerre ; ils occupent une place majeure – et controversée – au sein du répertoire des formes institutionnelles disponibles dans les années 1920-30 [Chatriot, « Entrepreneurs de réforme etc »]. En matière financière, c’est en 1914 que la France commence ses adieux longs et hésitants à l’étalon-or, et découvre (ou redécouvre) une forme de politique monétaire. Après-guerre, l’État devient un acteur bancaire direct en créant des institutions comme le Crédit National (1919) ou l’Office national de crédit agricole (1920)[Baubeau]. Surtout, la guerre a établi un précédent institutionnel en faisant de la Banque de France le bras armé du Trésor (avances, escompte de bons de la défense nationale, soutien dans l’émission d’emprunts) [Duchaussoy et Monnet].
Nul ne peut prédire ce qu’il en sera cette fois-ci. Il n’est pas implausible cependant que les administrations des États occidentaux, humiliées par leur incapacité à une réaction efficace, connaissent des évolutions durables dans leur fonctionnement ou leur structure.
Nouvelles productions
La production requise, pendant les deux guerres mondiales, était essentiellement industrielle : armes, véhicules, munitions – et, surtout au cours de la Seconde Guerre, avions et chars. La mobilisation de toute la société pour cette production a donc eu pour effet durable une accélération des processus d’urbanisation et d’industrialisation, qui étaient déjà bien engagés depuis le XIXe siècle, mais étaient loin d’être achevés dans toutes les régions des grandes puissances belligérantes.
Un des exemples les plus cités est celui du Sud des États-Unis au cours de la Seconde Guerre mondiale. Depuis la guerre de Sécession, il était devenu un espace économiquement périphérique, marqué par une économie encore largement agricole et l’émigration vers le Nord, puis frappé par la Grande Dépression. L’implantation d’usines d’armement pendant la guerre permet l’urbanisation, la formation de la main d’œuvre et la construction d’infrastructures de transport. cette région peut alors connaître un décollage industriel après la guerre, qui a donc agi comme un “Big Push” 31. Le cycle économie de marché / économie de guerre / économie de marché n’a donc pas été un simple aller-retour, mais a inclus des transformations dont le marché s’est ensuite emparé pour les approfondir32.
Bien qu’il ne s’agisse en rien d’une économie de marché, on peut aussi citer l’exemple soviétique : l’avancée des troupes nazies lors de l’opération Barbarossa contraint l’État à relocaliser massivement la production de guerre vers l’Est, et notamment en Sibérie, dont la production industrielle double en trois ans entre 1942 et 194533.
Peut-on attendre des effets analogues de la crise actuelle ? C’est difficile à dire car il s’agit d’une perspective à long terme, et où la situation est très différente. La plupart des secteurs de l’économie sont à l’arrêt. Dans le secteur le plus intensément mobilisé, celui de la santé, l’intrication entre public et privé est telle que son avenir dépend directement des choix politiques à venir – dont nous discuterons dans la prochaine section.
Cependant, le confinement n’a pas interrompu toutes les autres activités économiques. Il favorise fortement celles qui peuvent s’exercer sans contact physique prolongé. Cela vaut du côté de la production, avec le recours massif au télétravail, dont la généralisation à long terme pour les emplois de bureau aurait de profondes conséquences34. Cela vaut aussi du côté de la consommation, avec le recours massif aux livraisons de produit, que ce soit par Amazon ou par d’autres plateformes, mais aussi des consommations de loisir comme Netflix et le Skype entre amis. Les habitudes de travail et de consommation ainsi contractées risquent fort de perdurer, surtout si le confinement est suivi par une période significative de distanciation sociale relative ou si les commerces et cafés font massivement faillite. Il est alors possible que le confinement agisse de manière analogue à un “big push” sur le travail à distance et la consommation à domicile (commerce en ligne avec livraison à domicile, ou consommation directe, avec Netflix par exemple), qui avaient besoin de ce déplacement initial dans les habitudes des travailleurs, managers et consommateurs (y compris le téléchargement des applications, l’ouverture de comptes) pour pouvoir ensuite suivre leur développement technologique propre.
Il est bien sûr difficile de prévoir l’avenir, mais on peut simplement noter que les marchés financiers semblent bien parier sur ce scénario : les firmes adaptées à la distanciation ont vu leur valeur boursière augmenter depuis le début de la crise, alors que leurs concurrents plus traditionnels, comme Starbucks, Carrefour ou Gaumont, ont perdu de la valeur.
Si les guerres mondiales ont accéléré l’industrialisation, le confinement mondial pourrait donc pour sa part lancer une vague durable de distanciation économique.
La reprise
« La guerre est en train de balayer les repères de toute sorte. Le champ est libre. »
William Beveridge, 1942
Dans les cas que nous étudions, les années qui suivent immédiatement la guerre comportent des contraintes économiques tout aussi fortes que le conflit lui-même, mais l’unité politique relative y perd toute son évidence, ce qui rend plus difficile d’y satisfaire.
Nous proposons d’examiner deux principales contraintes économiques propres à la période de reprise. La première est la contrainte de reconstruction : la nécessité de remettre en ordre les capacités productives au service de la population civile, à la fois par la reconstruction des infrastructures détruites au cours du conflit, mais aussi par la reconversion de celles qui avaient été mises au service de la production militaire. La seconde est la contrainte de la dette, c’est-à-dire la nécessité de gérer le poids d’une dette qui n’est pas remboursable dans le cas de l’ordre fiscal antérieur à la crise.
Ces deux contraintes agissent dans un contexte politique spécifique, celui de l’évaporation de l’union sacrée, qui a suscité, dans les cas que nous connaissons, de lourds conflits sur la meilleure manière de répondre à ces contraintes. De fait, après les deux guerres mondiales, dans les pays du Nord, la période de reconstruction a été celle d’intenses conflits sociaux : en 1919, l’Allemagne, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne connaissent des situations qui vont de la révolution armée aux grèves émeutières. De 1945 à 1947, des millions de travailleurs se mettent en grève aux États-Unis, réprimés par l’intervention directe du gouvernement fédéral. Si cela n’a pas été le cas immédiatement en France et au Royaume-Uni, c’est du fait des concessions inouïes accordées à des programmes d’inspiration socialiste au même moment.
Reconstruction
Commençons par la contrainte de reconstruction. Après la Seconde Guerre mondiale, en France, les infrastructures essentielles à la reprise de l’industrie ne sont pas en état de fonctionnement. Les mines revêtent une importance particulière, car c’est le charbon qui permet de faire l’acier, qui est nécessaire à son tour pour la construction de toutes les infrastructures, dont les chemins de fer. Or les mineurs, à la Libération, sont largement acquis à la CGT et au communisme.
Ce n’est que l’entrée des communistes au gouvernement provisoire qui résout le problème. Maurice Thorez, chef du parti communiste, prononce alors en juillet 1945, le célèbre discours de Waziers, ville de mineurs : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe, du devoir des Français ». Ils cessent alors les grèves et se remettent massivement au travail. Dans la France entière, le rétablissement de la semaine de quarante heures, un des acquis essentiels du Front populaire, est temporairement suspendue, les salariés travaillant jusqu’à 48 heures par semaine 35. Les contreparties sont nombreuses, pour les mineurs en particulier, et pour les travailleurs en général, avec la création de la Sécurité sociale et de nouveaux cadres en droit du travail, mis en place par les ministres Alexandre Parodi et Ambroise Croizat, lui aussi communiste.
Nous ne savons pas ce qu’il en sera au lendemain de la crise épidémique. D’un côté, le contexte social était déjà tendu auparavant dans la plupart des pays riches, et les contraintes de la reprise pourraient le tendre encore plus. De l’autre, il est probable que de nombreuses entreprises, menacées par la faillite et ayant accumulé du retard dans leurs livraisons, tâcheront de faire travailler leurs salariés d’arrache-pieds. Si cela requiert des assouplissements législatifs, il est possible que des gouvernements réputés favorables à la dérégulation du marché du travail, comme ceux de la France ou d’autres pays européens, y contribuent36. La possibilité d’une conciliation n’est donc pas évidente.
Dette
L’autre contrainte majeure est celle de la dette. Au cours des deux guerres mondiales, pour financer l’effort de guerre, les États ont recouru à l’emprunt, à des niveaux inédits en temps de paix. À l’issue des conflits, leur dette atteint donc un niveau très élevé, auquel les niveaux d’impôts et d’inflation d’avant-guerre ne sont pas adaptés.
Plusieurs issues peuvent alors être envisagées. Une d’entre elles est de lever un impôt exceptionnel sur le capital. Cela a parfois été fait avec un certain succès, par exemple par l’Italie après la Première guerre mondiale, ou par le Japon sous influence américaine après la Seconde37. C’est la solution aujourd’hui défendue par Landais, Saez, Zucman38. Cependant, une telle solution est très clivante. Les détenteurs de patrimoine peuvent user de leur influence pour en retarder l’application, ce qui permet une fuite préalable des capitaux qui aggrave les problèmes économiques nationaux : c’est, selon l’économiste Barry Eichengreen, ce qui s’est produit en Hongrie après la Première guerre mondiale39. Une autre solution est l’inflation. C’est de fait l’inflation qui a réduit la dette publique française après la Seconde Guerre mondiale, par exemple. Mais là aussi, un problème politique se pose. En effet, l’inflation coûte à une large part des détenteurs de patrimoine40. Ceux-ci ont donc toutes les raisons de s’y opposer et de prôner au contraire la stabilisation, voire la déflation comme cela a été le cas après la Première guerre mondiale en Angleterre, suscitant une longue crise économique et du chômage41.
Les discussions des économistes sur la gestion optimale de la dette, qui se multiplient en ce moment, doivent donc être complétées par la conscience des rapports de force politiques, nationaux mais aussi internationaux. Considérons la France au lendemain de la Grande guerre. En poursuivant un objectif de stabilisation du franc, les gouvernements se condamnent à rouler la dette ou à devoir la rembourser par des excédents budgétaires. En particulier, le Cartel des gauches (1924-1926), porteur d’un projet d’impôt sur le capital, finit écrasé entre le marteau de la droite parlementaire et l’enclume des intérêts financiers.
Quant aux « dettes interalliées » de la France, contractées pour l’essentiel aux États-Unis, elles ne sont pas passibles d’un effacement par l’inflation. Or les Américains refusent pendant toute la décennie d’en conditionner le remboursement au versement des réparations allemandes, comme le demande la France (traduction diplomatique du mot d’ordre « l’Allemagne paiera »). La situation, intenable, se solde en deux temps. D’abord par une restructuration : l’accord Bérenger-Mellon de 192642 prévoit un échelonnement de la dette jusqu’en 1988. Ensuite par un défaut de paiement de facto de la France à partir de 1932, qui passe presque inaperçu tant le contexte financier est devenu chaotique. Un épilogue en forme d’avertissement, au moment où les États de la zone euro s’écharpent à nouveau sur la gestion politique de leurs dettes souveraines.
SOURCES
- Voir D. Avrom Bell, « La guerre au virus », le passé d’une métaphore, Le Grand continent, 7 avril 2020.
- B. Milanovic, La première guerre de la mondialisation, Le Grand Continent, 10 nov. 2018 [2016].
- La baisse est de 8 % en 1939, année de l’entrée en guerre. Base de données TRADHIST (Michel Fouquin, Jules Hugot, “Two centuries of bilateral trade and gravity data : 1827-2014”, CEPII Working Paper, n°2016-14, mai 2016). Calculs des auteurs.
- Richard Baldwin, “The Greater Trade Collapse of 2020”, VoxEU.org, 7 avril 2020 ; Eddy Bekkers et al., “Trade and Covid-19”, VoxEU.org, 24 avril 2020.
- A. J. Heywood (2017), “The Logistical Significance of the Turkish Straits, Russo–Ottoman War and Gallipoli Campaign in Imperial Russia’s Great War, 1914–1917”, Revolutionary Russia, 30:1, 6-34, 2017.
- Cormac Ó Gráda, “The famines of WWII”, VoxEU.org, 2 septembre 2019.
- David Edgerton, « Never alone, and always strong : the British war economy in 1940 and after », in S. Broadberry & M. Harrison, The Economics of the Second World War : Seventy-Five Years On, VoxEU.org, 4 mai 2020.
- La méthode fut tout de même utilisée épisodiquement après la guerre, en RDA, en Espagne et surtout en Afrique du Sud, pays particulièrement riche en charbon. Voir David Edgerton, The Shock of the Old : Technology and Global History Since 1900, Profile Books, 2008 [2006].
- Voir par exemple les conditions discutables dans lesquelles les gouvernements britannique et allemand sont parvenus à faire venir des ouvriers agricoles d’Europe de l’Est pour les récoltes, alors que la France, qui ne s’est pas lancée dans une opération semblable, a toutes les difficultés à trouver la main d’œuvre nécessaire.
- Marcelo Duhalde, “How the coronavirus disrupts food supply chains”, South China Morning Post, 21 avril 2020.
- Kyle Blankenship, “India, hoping to challenge chinese dominance, plans API production push”, FiercePharma, 15 avril 2020.
- W. Rathenau, « Die Organisation der Rohstoffversorgung », conférence de 1915. Cette conférence est citée dans la tribune récente de Patrick Weil, « La planification doit redevenir non le cadre de toute l’action économique, mais une coopération dans des secteurs clés » (Le Monde, 8 mai 2020).
- A. Jäger, « L’économie de guerre aux temps du coronavirus : le retour de la valeur d’usage », Le Grand Continent, 21 avril 2020.
- À ce jour, aucun décret n’est venu préciser de quels secteurs il s’agit. Mais le cadre législatif existant laisse déjà s’exprimer le conflit des logiques : certains inspecteurs du Travail accusent leur ministère de leur mettre des bâtons dans les roues s’ils se montrent trop zélés en matière de sécurité des salariés. Cf Mathilde Goanec, « Santé des salariés : la crise éclate au ministère du travail après la mise à pied d’un inspecteur », Mediapart, 17 avril 2020.
- Dans ce domaine c’est plutôt une comparaison avec des conflits coloniaux ou asymétriques (Algérie, Vietnam…) qui s’imposerait.
- Yann Philippin et Antton Rouget, “Masques : l’État s’efface derrière les supermarchés”, Mediapart, 3 mai 2020.
- Martine Orange, “Luxfer : cette nationalisation dont le gouvernement ne veut pas”, Mediapart, 15 avril 2020.
- Michel Margairaz, « La Banque de France et la crise du crédit lors de la Grande Guerre. Une victoire à la Pyrrhus », in Olivier Feiertag (éd.), Les banques centrales pendant la Grande Guerre. Presses de Sciences Po, 2019, pp. 75-96. On observe au même moment des développements semblables en Grande-Bretagne, que documente S. Ugolini, « The normality of extraordinary monetary reactions to huge real shocks », VoxEU, 4 avril 2020.
- Par comparaison, en 1939, la guerre n’a rien d’une surprise, et l’administration apparaît mieux préparée à la mobilisation économique. Mais l’inertie idéologique est du même ordre : les gouvernements de centre-droit, obsédés par le retour à l’orthodoxie économique après l’expérience du Front populaire, sont très réticents à instaurer un contrôle direct des prix ou des quantités. Voir Michel Margairaz, L’État, les Finances et l’Economie : Histoire d’une Conversion 1932-1952, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991.
- Cité par Hubert Bonin, La France en Guerre Economique, 1914-1919, Droz, 2018.
- H. Bonin, op. cit.
- J. Monin, « Coronavirus : 8 500 respirateurs produits… pour rien ? », France inter, 23 avril 2020.
- H.Bonin, op. cit.
- Fabienne Bock, “L’exubérance de l’État en France de 1914 à 1918”, Vingtième Siècle, 1984, 3, pp.41-52.
- Ibid.
- H. Bonin, op. cit.
- Laure Quennouëlle-Corre, “Finances de guerre, finances de crise”, La Vie des Idées, 22 avril 2020.
- L’historien François Bouloc évoque à ce sujet un “dirigisme fort conciliant”. Voir son article « Des temps heureux pour le patronat : la mobilisation industrielle en France », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 91, no. 3, 2008, pp. 76-79.
- Clotilde Druelle-Korn, « De la pensée à l’action économique : Étienne Clémentel (1864-1936), un ministre visionnaire », Histoire@Politique, vol. 16, no. 1, 2012, pp. 40-54.
- F. Bock, art. cit.
- Voir G. Wright, Old South, New South. Revolutions in the southern economy since the civil war, Basic Books, New York, 1986 et Bateman, Ros et Taylor, « Did New Deal and World War II Public Capital Investments Facilitate a « Big Push » in the American South ? », Journal of Institutional and Theoretical Economics, vol. 165, n° 2 (juin 2009), pp. 307-341. Elle est cependant contestée par Jaworski, « World War II and the Industrialization of the American South », NBER Working Paper n° 23477, juin 2017.
- Cela a été théorisé par Joseph Stiglitz, « Structural Transformation, Deep Downturns, and Government Policy », African development bank group, working paper n° 201, sept. 2017. Il fait du marché du crédit un maillon crucial dans le mécanisme. Comment expliquer que les activités industrielles qui se sont montrées rentables après la guerre n’aient pas été financées par le marché déjà avant la guerre ? Parce que toute rentabilité future n’est pas appropriable sous forme d’un crédit.
- J. Sapir, « Le système économique stalinien face à la guerre », Annales, 44e année, n°, 1989. pp. 273-297.
- C’est l’objet du rapport de Cyprien Batut, L’impact du Covid-19 sur le monde du travail : télémigration, rélocalisation, environnement, Groupe d’étudesgéopolitiques, Économie, Note de travail 3, mai 2020.
- Voir M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, Institut de la gestion publique et du développement économique, vol. II, 6e partie, chap. 22-24. Sur le cas des mines de charbon, on peut voir le riche documentaire de Frédéric Brunnquell, La bataille du charbon. 1944-1948, 2017.
- En France, la question se pose déjà, puisque les ordonnances exceptionnelles actuellement en vigueur ne prévoient pas de date de fin.
- Nos exemples historiques sur l’impôt sur le capital viennent de Barry Eichengreen, « The Capital Levy in Theory and Practice », NBER working paper n°3096, sept. 1989. Il ne parle pas de l’« impôt exceptionnel de solidarité » prélevé en France en 1945, et cité par Thomas Piketty dans Les Hauts revenus en France. Nous n’avons pas trouvé de données sur la significativité de cet impôt dans le budget de l’État de l’époque.
- Landais, Saez, Zucman, « A progressive European wealth tax to fund the European COVID response », Voxeu, 3 avril 2020.
- Dans beaucoup d’autres cas, la proposition, même lorsqu’elle est défendue par des économistes influents (au point de mettre d’accord Keynes et Hayek en 1940) n’est pas mise en œuvre, du fait de puissantes résistances politiques.
- Les plus riches possèdent des actions, le montant des dividendes peut s’adapter à l’inflation. Celle-ci menace plutôt l’épargne monétaire et obligataire des petits épargnants, et les rentes des propriétaires fonciers.
- C’est dans ce contexte que Keynes écrit son pamphlet polémique de 1925 contre la parité-or, Les conséquences économiques de M. Churchill.
- Ratifié seulement en 1929 par le Parlement français