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SOURCE : Rapports de force
Pendant le confinement, près d’un salarié sur quatre a télétravaillé, contre 3 % avant la pandémie. Au-delà de la situation exceptionnelle liée au Covid-19, la législation n’a eu de cesse d’évoluer pour faciliter la vie des entreprises en rendant toujours plus corvéables les salariés travaillant à distance. Richard Abauzit, défenseur syndical et conseiller du salarié, explique et analyse pour Rapports de force ces évolutions qui intéressent grandement les employeurs pour le jour d’après.
Travailler chez soi, comme si l’on était autonome. Travailler chez soi sans déplacement coûteux et polluant. Travailler chez soi sans les chefs, petits et grands. Le « télétravail » que l’on nous vend a tout du charme d’un retour à l’artisanat, au travail libre enfin délivré de l’obéissance du salarié enchaîné. Ce qui a commencé à se mettre en place, et plus encore l’objectif poursuivi, en est l’exact contraire : le cheminement vers l’esclavage sous laisse électronique. L’évolution des textes qui le régissent et celle des pratiques qui se font jour le démontrent sans ambiguïté.
Le travail à domicile tel qu’il a existé au 19e siècle est toujours réglementé dans le Code du travail actuel dans les articles L.7411-1 à L.7424-3. Il garde la trace de ce qui a été conquis :
• contrôle du nombre d’heures de travail par fixation d’un tableau des temps d’exécution des travaux établis, soit par accord collectif, soit par arrêté préfectoral.
• fixation des salaires minima, soit par convention collective soit, à défaut, par décision administrative.
• paiement des heures supplémentaires (par rapport aux temps d’exécution du tableau) à la journée au-delà de 8 heures, avec une majoration de 25 % pour les deux premières heures et de 50 % au-delà.
• majoration pour le travail du dimanche ou un jour férié.
• paiement du loyer, du chauffage, de l’éclairage, de l’électricité et de l’amortissement des moyens de travail utilisés sur la base d’un tarif fixé par l’autorité administrative.
• fourniture gratuite des accessoires par l’employeur ou sinon remboursement.
• responsabilité de l’employeur pour les mesures de protection individuelle.
Combien d’heures ?
Nous aurions pu imaginer que le télétravail reprenne les dispositions du travail à domicile quand il a été défini, en 2012 pour le secteur privé, et en 2016 pour le secteur public. L’un portant sur la production de services, l’autre sur la production de biens, la différence entre les deux ne justifiait en rien une législation différente. D’ailleurs, dans les textes initiaux de 2012 et 2016, il était toujours question de contrôler le temps de travail :
• pour le public, un arrêté ministériel est censé fixer les « modalités de contrôle et de comptabilisation du temps de travail »
• pour le privé, le contrôle du temps de travail est censé être fixé par la convention collective ou le contrat de travail. À noter que des circonstances exceptionnelles étaient déjà prévues et la menace d’une épidémie citée comme exemple (le SRAS et la grippe H1N1 étaient passés par là). Dans ces situations, un décret, jamais sorti, même à l’occasion du Covid-19, devrait définir les conditions d’un tel télétravail.
En pratique, dans le secteur public, aucun contrôle n’a été fait du temps télétravaillé alors même que le décret de 2016 limite à trois jours maximum par semaine le temps de télétravail possible. Pour le privé, l’évolution de la législation permet de ne plus mesurer le temps de travail effectué. En effet, depuis 2017 et les ordonnances Macron, il est possible de ne plus compter les heures, mais juste de « réguler la charge de travail ». Et qui régule ? Soit un accord d’entreprise que l’employeur aura réussi à imposer, soit à défaut, l’employeur directement en rédigeant une « charte » qui est la dénomination moderne de ce qu’était le règlement intérieur au 19e siècle.
Et s’il n’y a ni accord d’entreprise ni charte ? Pour un télétravail « occasionnel » : un simple accord sans formalités entre l’employeur et son salarié. Et depuis le 29 mars 2018, également un « accord » de gré à gré même quand le télétravail n’est pas occasionnel.
Le premier objectif, le plus important pour les employeurs, est de pouvoir faire travailler le maximum d’heures sans en payer la totalité. Objectif largement atteint avec l’évolution de la législation qui permet de ne plus compter les heures. Dès lors, la durée du travail est uniquement déterminée par l’employeur. Celui-ci fixe des tâches à accomplir et un délai pour les exécuter. Connaître les objectifs poursuivis par les gouvernements successifs ne fait plus difficulté depuis le milieu des années 2000, tant la certitude de ne plus avoir sérieusement à craindre l’opposition des salariés les conduit à les formuler sans voiles. Ainsi, la loi de 2012 modifiant nombre de dispositions du droit du travail s’intitule : « loi de simplification du droit des entreprises ».
Et pour les femmes : une double ou triple peine. L’expérience du confinement l’a montré : au télétravail s’ajoutent les tâches ménagères, les enfants dont il faut s’occuper. Pas une miette de temps qui échappe.
Des volontaires ?
Si le télétravail a été imposé pendant la pandémie en cours, c’est pour partie en contradiction avec les textes applicables. Dans le public comme dans le privé, les textes réservaient le télétravail à ceux qui le pratiquaient de façon « régulière et volontaire ». Si le caractère « régulier » a disparu dans le privé, le volontariat est formellement maintenu dans la législation, même si, étape après étape, il tend à être imposé.
• L’article L.1222-9 du Code du travail lui-même, après avoir évoqué le volontariat du salarié, prévoit que l’accord collectif ou l’employeur lui-même par la « charte » fixera « les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail ». Ce qui ressemble bien à la fixation d’un cadre à partir duquel on est un peu obligé d’être volontaire ;
• les cas d’empêchement de déplacement justifiant le recours au télétravail se multiplient : les épidémies en 2012, les épisodes de pollution (loi de 2018), la prise en compte du handicap (loi Pénicaud). Très probablement, la généralisation du télétravail conduira à une limitation des arrêts maladie.
Si l’entrée dans le télétravail ne relève pas vraiment du volontariat, sa sortie est à la main de l’employeur, qu’il s’agisse de l’accord collectif, de la « charte », de l’accord informel pour le privé ou de la décision de l’administration dans le public. Une grande force pour l’employeur d’imposer n’importe quelles conditions de travail au salarié s’il ne peut exercer son travail qu’à domicile, pour des raisons de coût du déplacement ou pour des raisons familiales.
Payés combien ?
Pour le salaire, la question renvoie à celle du nombre d’heures qui ne seront pas payées. Pour les frais supportés par le salarié, notamment ceux liés à l’utilisation de l’informatique, la législation pour le privé prévoyait jusqu’en 2017 que l’employeur était tenu de les prendre en charge. Mais les ordonnances de 2017 ont supprimé cette obligation. Pour le public, l’obligation est maintenue, mais chacun aura pu observer qu’il n’a pas été question d’indemniser les agents ayant télétravaillé pendant le Covid-19.
Quant aux coûts de déplacement « économisés » par le salarié, ils deviennent un argument pour ne pas augmenter les salaires, voire les baisser si l’on prend en compte le salaire horaire. De son côté, l’employeur engrange les économies de fonctionnement dans ses locaux, en plus de l’augmentation de productivité qu’il attend du salarié en situation de télétravail.
Pour travailler où ?
Le télétravail n’est pas forcément le travail chez soi, sans la télé… Secteur public ou secteur privé, le télétravailleur travaille simplement « hors des locaux » de l’employeur. La seule condition est d’utiliser les « technologies de l’information et de la communication ». L’idéal pour les employeurs : le télétravailleur pourra travailler n’importe où, et donc aussi n’importe quand. Les employeurs peuvent donc espérer que vous ne perdiez pas une miette de temps, domicile, transports en commun, locaux d’une autre entreprise…
Sans contrôle ?
Il est à parier que, très vite, les salariés télétravaillant regretteront la proximité physique du manager « agile » ! Quand ils seront sollicités, tout seuls, à horaires précis décidés par l’employeur : dans le privé et dans le public, « les plages horaires durant lesquelles l’agent exerçant ses activités en télétravail est à la disposition de son employeur ». Quand tout leur travail sera en permanence tracé par l’ordinateur et leurs données personnelles stockées pour des motifs et prétextes divers. Quand ils seront mis en compétition avec les autres télétravailleurs et que leur emploi du temps sera en permanence bousculé par des demandes où une urgence en remplace une autre.
Dans cette question du contrôle par les chefs, la fable du « droit à la déconnexion » se heurte déjà à la réalité. Les limitations, par accord d’entreprise ou décision unilatérale de l’employeur de « limiter les heures de disponibilité du managé à distance », ne sont de nul effet tant que le travail demandé sera déterminé par les « résultats ». Mais aussi que la désapprobation, les mauvaises évaluations ou/et les sanctions viendront briser le moral et la carrière de ceux qui ne sauront pas se rendre « disponibles ». D’autant que rien n’est prévu pour sanctionner les dispositions illégales d’un accord collectif ou d’une décision unilatérale de l’employeur.
Salariés ?
Le rêve des employeurs, formulé explicitement par Emmanuel Macron, lors de sa campagne présidentielle, et mis en œuvre depuis, c’est d’avoir sous la main des salariés qui, de fait, ne soient plus salariés en droit. C’est-à-dire des personnes qui n’ont plus aucun droit : pas de limite du temps de travail, pas de salaire minimal, pas de sécurité sociale. Le tout, sous couvert de la « justice » : plus de statuts, sous-entendu plus de privilèges. Tous égaux dans la précarité et la pauvreté. Cela s’appelle travailleurs ubérisés sur plateformes, autoentrepreneurs et autres habillages du retour au début du 19e siècle.
Le télétravail, avec l’illusion de l’autonomie, peut être largement utilisé pour ce qui, en droit, mérite d’être qualifié de travail illégal.
Et la lutte ?
On ne peut faire mieux pour les employeurs que cette atomisation des travailleurs, qui est une constante tendance depuis les années 70. La capacité de lutte collective est en effet proportionnelle à la concentration et à la similitude des conditions. Or celles-ci ont fondu depuis une cinquantaine d’années : délocalisations, externalisations, restructurations, horaires individualisés, diminution des pauses, salaires au « mérite », diminution du nombre de cafés et de lieux pour se réunir, consultations des représentants du personnel désormais autorisées à distance, etc.
Outre l’atomisation, qui rend plus difficile l’élaboration d’objectifs de lutte et de stratégies, la solitude et le travail sur écrans conduisent plus sûrement à l’atonie voire à la dépression qu’à l’envie d’en découdre et d’obtenir gain de cause.
Et l’écologie dans tout ça ?
Le capitalisme agonisant a un besoin vital de l’immense marché lié au numérique et de l’asservissement de toute la population qu’il permet. Il n’a donc pas ménagé la propagande alliant modernité et « virtualité ». Au point que la réflexion manque souvent : combien de fois a-t-on entendu que l’informatique permettrait d’économiser du papier et que cela serait merveilleux pour les forêts ?
Et ce en oubliant l’extraction sanglante des matières premières dans les mines d’Afrique, l’absence de recyclage, la fabrication dans les pays asiatiques, puis le transport de ces outils numériques. Sans compter leur utilisation qui combine usines à Big data fonctionnant 24 h sur 24 et 7 jours sur 7 et microtravailleurs du clic par millions, préparant les futurs cancers en masse. Parcourir le cycle de vie d’un appareil portable par exemple, c’est faire le catalogue de tout ce qu’il nous faudra revoir si nous voulons que les jours d’après ne soient pas les mêmes que les jours d’avant.
Richard Abauzit