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SOURCE : Reporterre
Le système dominant n’est pas prêt à laisser le monde d’après prendre la voie écologique. Le « monde d’après » est riche d’idées, mais elles ne sont pas partagées par tous. Des choix clairs ne passeront que par des rapports de force difficiles.
Sortons-nous d’un sas entre deux mondes, comme le plongeur qui remonte des abysses et revient à l’air libre, ou comme le cosmonaute qui, après le vide de l’espace, retrouve la capsule salvatrice ? C’est l’impression qu’on pourrait avoir, en ces premiers jours de déconfinement, après deux mois d’une expérience hors du commun. Il y aurait eu le monde d’avant le confinement, et il y aurait le monde d’après.
C’est ce que l’on imaginait, à la fin du mois de mars, quand on a compris que se produisait une extraordinaire mise à l’arrêt de l’économie mondiale, un temps de suspension, une grève générale spontanée. Nous étions tout à la fois pétris par l’anxiété générée par cette maladie inconnue, mais passionnés de découvrir que… tout pourrait changer ! Il y a eu, après la sidération, un moment d’enthousiasme, alors que les griots habituels du capitalisme se taisaient, un moment où l’on a rêvé à tout ce que l’on pourrait faire de neuf. Même le Financial Times, un des organes de presse majeurs de l’oligarchie, se laissait aller à des prescriptions qui n’auraient pas détonné dans Politisou L’Humanité : « Des réformes radicales — inversant l’orientation politique dominante des quatre dernières décennies — devront être mises sur la table », écrivait-il le 3 avril(en anglais).
Mais peu à peu, le climat s’est transformé. Les dominants ont commencé à redonner de la voix pour faire comprendre que la fête était finie. Le commissaire européen Thierry Breton assénait qu’il était « hors de question de remettre en cause nos accords de libre-échange » (Le Parisien, 5 avril) ; le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, lançait « la question du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise et faciliter, en travaillant plus, la création de croissance supplémentaire » (La Tribune, 11 avril) ; le vice-président délégué des Républicains (LR) Guillaume Peltier appelait, au nom de « l’effort national », à supprimer « jusqu’à cinq jours de RTT », à « poser la question légitime du temps de travail », à « baisser les charges », à « mettre fin à la contribution sociale de solidarité des sociétés » (Le Journal du dimanche (JDD), 4 avril) ; Gilles Le Gendre, patron des députés La République en marche (LREM), mettait les points sur les « i » : « L’ après ne sera pas comme l’avant. Mais il ne sera pas le grand soir » (JDD, 12 avril).
C’est dans ce contexte que, le 6 mai, une opération de communication pilotée par Nicolas Hulot a déboulé — matinale de France Inter, Une du journal Le Monde — pour nous faire « cinq propositions » inspirées de « cent principes » appuyés sur un « appel solennel » invitant à un « engagement massif et déterminé ». Le buzz médiatique a écrasé plusieurs autres projets plus substantiels (et que vous pouvez découvrir ici). Mais l’ancien ministre de l’Écologie de M. Macron voulait faire savoir que « le temps est venu de la modestie et de l’audace », que « le temps est venu d’admettre la complexité », que « le temps est venu de ne plus se mentir », et tutti quanti — énoncé dans une liste dégoulinant d’une pâte molle de bons sentiments.
En fait, Nicolas Hulot est animé par l’idée qu’il serait possible de bien faire si tout le monde s’entendait gentiment. Dans ses interviews à France Inter ou au Monde, il appelle à refuser la « confrontation », à mettre « nos querelles de côté », à « parvenir à l’unité de la nation ». Cela n’empêche pas l’ancien ministre de M. Macron de critiquer le Sénat pour « ses petits jeux mortels » ou de reprocher à l’opposition « de profiter de la fragilité du gouvernement » plutôt que d’avancer « tous ensemble », « sans animosité ».
Éviter l’aggravation de la crise écologique suppose la radicalité
Mais ni les lobbies, ni les GAFAM, ni les financiers, ni les milliardaires ne sont prêts à accepter une douce et unanime transition écologique et sociale. Faire venir le monde d’après souhaitable sera une bataille. Et l’on ne saurait agir efficacement si l’on oublie trois facteurs cruciaux :
- Le monde est régi par des rapports de force qui expriment des intérêts divergents et conflictuels ;
- La mise en œuvre de la politique nécessaire pour éviter l’aggravation de la catastrophe écologique en cours implique des mesures économiques autrement plus radicales que cent bons sentiments ;
- Enfin, ceci exige une stratégie politique cohérente.
Détaillons rapidement ces trois points.
« Les rapports de forces économiques vont devenir de plus en plus brutaux » (constate Bruno Le Maire — Libération, 3 mai). Ils s’expriment déjà, quand le gouvernement Macron profite du confinement pour imposer des projets contestés ou contourner les normes environnementales, et quand les lobbies des industries les plus polluantes font feu de tout bois pour affaiblir les règles de protection de l’environnement. Les intérêts des dominants s’expriment aussi quand, au nom de la lutte contre le coronavirus, la société de contrôle — alias capitalisme numérique — déploie le projet technologique de numérisation généralisée de l’éducation, de la santé et de la vie privée, comme l’explique Naomi Klein dans un texte remarquable (en anglais). Allez dire que « le temps est venu de la sobriété » à Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui s’est enrichi de 25 milliards de dollars depuis le début de l’année.
Des choix radicaux sont nécessaires, bien sûr, et il faut les poser de manière claire. Avec deux enjeux essentiels, sur la fiscalité et sur la dette. D’une part, on ne pourra mener une politique écologique sans une politique de réduction drastique des inégalités, comme le rappelle avec constance et sérieux l’économiste Thomas Piketty. Même le Financial Times l’affirmait, le 3 avril : « La redistribution sera à nouveau à l’ordre du jour ; les privilèges des personnes âgées et des riches seront remis en question. Les politiques considérées jusqu’à récemment comme excentriques, telles que l’impôt sur le revenu de base et l’impôt sur la fortune, devront faire partie du mélange. » À quoi M. Piketty ajoute une taxe carbone individuelle avec une « carte carbone » indiquant les émissions de chacun, et un registre financier international pour réduire l’évasion fiscale.
D’autre part, on ne pourra financer la transition écologique sans résoudre la question de la dette. Là aussi, il n’y a pas de solution « tous ensemble », mais des choix divergents. Soit on fait payer toute la société (comme le veulent Les Républicains, LREM et le Medef), soit on trouve d’autres solutions : par la mutualisation européenne des taux d’intérêt proposée par Thomas Piketty ou, de manière plus radicale, comme le proposent Jean-Luc Mélenchon et d’autres, en transformant la dette publique en dette perpétuelle ou à très long terme (Les Échos, 6 mai). C’est, là aussi, une question de justice sociale, car l’enjeu est de savoir qui paie : tout le monde et les jeunes d’aujourd’hui dans les décennies à venir ? Ou les riches et les détenteurs d’un capital financier illégitime ?
Enfin, il y a la question de la stratégie politique. Ici, M. Hulot rend un mauvais service à la cause de l’écologie en mettant de la confusion dans les dynamiques qui se mettent en place. Il devrait être mieux placé que quiconque pour savoir qu’il n’y a pas quoi que ce soit à attendre de M. Macron sur le plan écologique. Il ne s’obstine pas moins à vouloir le remettre en selle de nouveau, en prônant l’union nationale, relayé par son ami le député Mathieu Orphelin, qui propose un « gouvernement d’unité nationale » (Le Parisien, 10 mai), plutôt que la dissolution de l’Assemblée nationale qu’il évoque pourtant. On ne saurait mieux tenter de saborder la dynamique d’alliance qui s’amorce, visant à réunir ceux qui viennent de la gauche et ceux qui viennent de l’écologie (Mediapart, 29 avril). Enfin, et le point est crucial, en proposant une troisième chambre aux contours fumeux, M. Hulot détourne l’attention de la nécessité cruciale de déconnecter l’élection présidentielle des législatives, une déconnexion indispensable pour empêcher de donner trop de pouvoir à un président qui en use et abuse.
Un nouveau groupe parlementaire, qui impliquerait des ex-députés LREM, comme MM. Orphelin et Villani, mais aussi Delphine Batho, se profile. Il affaiblirait la majorité exagérée de M. Macron à l’Assemblée. C’est sans doute une bonne chose, à condition que la confusion ainsi créée contribue à élucider les choix politiques qui se posent : soit on reste dans le paralysant bipôle néo-libéraux contre extrême-droite, soit on bouscule le jeu par un tripôle gauche écologiste versus la droite et l’extrême-droite.