La privatisation du sytème de santé en Espagne

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SOURCE : CADTM

La pandémie de coronavirus a mis sur la table l’importance de disposer d’un système de santé publique efficace et doté de ressources suffisantes. Ce n’est pas un hasard si, dans les pays et régions où des politiques d’ajustement plus sévères ont été mises en œuvre ces dernières semaines, il a été plus difficile de contenir l’hémorragie des infections et des décès. La Communauté de Madrid en Espagne représente une sorte de paradigme néolibéral pour ce pays, ayant été le laboratoire de différentes mesures de privatisation du système de santé publique. Les privatisations dans lesquelles des acteurs financiers spéculatifs tels que les fonds vautours ont joué un rôle privilégié. De la part d’Audita Sanidad[https://auditasanidad.org/], le collectif qui lutte pour un audit du système de santé publique de Madrid, un travail important a été réalisé pour synthétiser l’ensemble du processus de privatisation, que nous avons l’honneur de partager avec vous.

Introduction

La Constitution espagnole de 1978 établit une organisation territoriale de l’État décentralisée qui repose sur dix-sept communautés autonomes. En conséquence, le Service National de Santé est composé de dix-sept services de santé coordonnés, réglementés et financés par l’État.

La Loi Générale de Santé, promulguée en 1986, institua un modèle sanitaire financé par les impôts et qui garantissait une couverture universelle et gratuite, fondée sur le principe d’équité (modèle Beveridge [1]).

Stratégie néolibérale et capitalisme financiarisé 

Le droit à la santé est beaucoup plus large que le droit à l’assistance médicale. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé comme dépendante en grande partie de la quantité et qualité du travail, du logement, de l’alimentation, de l’éducation et du bien-être social dans un cadre de paix et de développement social.

Le modèle de développement et d’accumulation capitaliste qui adopte les orientations néolibérales hégémoniques depuis les années 70 et 80 a un grand impact sur la santé de la population ainsi que sur le fonctionnement et l’orientation des services de santés publics. Il s’agit d’une stratégie générale dont le but est d’essayer de réduire la baisse du taux de profit.

Le néolibéralisme a réussi à rendre hégémonique son cadre idéologique centré sur le dogme quant au rôle du marché dans l’achèvement de la croissance économique illimitée qui puisse garantir un bénéfice économique. On encourage la valeur de la responsabilité et capacité individuelle et on accepte que le secteur privé fournît des services bien plus efficients que le secteur public. Le but de l’action politique n’est plus le « bien commun » mais la « rentabilité économique ».

L’offensive contre les systèmes des services de santé publics est conçue dans les moindres détails. Démonter ces services est le moyen utilisé pour restreindre les droits universels y transférer le coût des prestations sanitaires à la population. Petit à petit, les multinationales s’approprient de l’assistance sanitaire, des assurances médicales et des fonds publics destinés à la santé.

La transformation du concept « santé » en une simple marchandise a lieu grâce à un processus de désinformation de l’opinion publique, avec des messages présentant l’initiative privée comme le seul moyen de moderniser l’organisation des dispositifs d’assistance médicale et la mise en œuvre du progrès scientifique et technologique. Processus qui, de fait, cache des décisions politiques consciemment planifiées pour détruire le secteur public, le présentant comme obsolète et inefficient.

Fréquemment ces messages qui proclament la santé comme étant une marchandise sont créés et soutenus par ces mêmes gouvernements qui ont des compétences en matière de santé, alors qu’il n’existe aucune évidence qui soutiennent ces messages. Bien au contraire, le partenariat public-privé (PPP) dans les services de santé a obtenu de mauvais résultats et des surcoûts financiers en Espagne et dans les autres pays de l’Union européenne (UE).

Dans le secteur santé, l’augmentation progressive de la dette publique est le résultat des processus de privatisation sanitaire [2] dû, entre autres, aux surcoûts des expériences infructueuses PPP, aux dépenses en médicaments de marques versus l’utilisation de génériques, aux politiques fiscales régressives et à l’apparition de nombreux phénomènes de corruption dans le cadre sanitaire.

Mécanismes de marchandisation. Quels sont les mécanismes de privatisation et comment fonctionnent-ils ?

Selon certains auteurs, la marchandisation des systèmes publics de santé repose sur l’idéologie mercantile suivante :

  1. Considérer le marché comme le mécanisme d’allocation des ressources le plus efficient.
  2. Discréditer le service public comme étant corrompu, bureaucratique, obsolète et peu efficace.
  3. Favoriser les services privés au sein du service public, en facilitant aux services privés toute une gamme d’espaces et de normes dans ce même service public

Le but étant un changement de modèle sanitaire qui s’intensifie en 2008 avec la crise de la dette. Dette qui a été et est toujours un mécanisme de domination des débiteurs par les créanciers et qui a servi de levier pour imposer un modèle économique axé sur le néolibéralisme et de prétexte « parfait » pour imposer à la population des réductions des services de bases alors qu’en fait la privatisation de la santé publique génère, en soi, de la dette publique.

À cet égard, le mantra du néolibéralisme qui prône les restrictions budgétaires pour réduire la dette publique est faux. Les données chiffrées démontrent que, malgré les restrictions budgétaires entre 2007 et 2018, la dette publique a continué à augmenter (Figure 1) :

Figure 1. Sources : Estadística de Gasto Sanitario Público 2018. Ministerio de Sanidad, Consumo y Bienestar Social 2020 et Banco de España

Ce changement de modèle se concrétise ainsi :

— Restrictions du budget de l’État grâce à des politiques de contrôle et de restriction des investissements et des dépenses publiques dans le secteur sanitaire public.

L’Union Européenne exige le respect du Pacte de Stabilité et Croissance dont le principal objectif est d’éviter l’apparition de déficits budgétaires dans la zone euro.

Pour respecter cette discipline budgétaire, les mesures suivantes sont mises en place :

• Une diminution des dépenses de santé publique passant de 6.2% à 5,9% du PIB entre 2012-2018, taux bien inférieur à la moyenne des pays européens voisins (Figure 2).

Figure 2. Sources : OCDE pour les pays de l’UE et Estadística del Gasto Sanitario Público (EGSP) – Ministerio de Sanidad pour l’Espagne

• Financement insuffisant de la santé publique ce qui a pour conséquence immédiate l’augmentation de la dette sanitaire, d’année en année. L’augmentation de cette dette est précisément la justification des réductions de services sanitaires du secteur public.

— Plus forte contribution de la population au financement du système national de santé

La facture sanitaire est progressivement transférée dans la poche des citoyens (taxes et co-paiement sanitaire [3]) et la pression fiscale sur les travailleurs augmente.

Entre 2008 et 2017, les dépenses sanitaires privées sont passées de 25,9% à 30% du total des dépenses sanitaires.

— Changements du modèle sanitaire [4]
concertés dans l’ensemble de l’État espagnol. Grâce à :

• Modification des lois pour déréguler le système sanitaire public.

  • En 1997, sous un gouvernement conservateur minoritaire du Partido Popular (PP) la Loi 15/97 [5] relative aux nouvelles formes de gestion des services publics fut adoptée et permit l’entrée de la privatisation du système sanitaire public comme alternative plus efficiente.
  • En 2012, sous le gouvernement du PP, majoritaire cette fois-ci, l’adoption du Décret Royal 16/2012 des mesures urgentes pour garantir la durabilité du système national de santé modifia l’accès universel au système de santé public pour toute personne résidente en Espagne, en introduisant le critère « assurance », qui interdisait l’accès au système à toute personne n’étant pas « assurée ». Ce qui provoque l’exclusion sociale et sanitaire des secteurs sociaux vulnérables.
  • Récemment, le gouvernement du parti socialiste espagnol (PSOE) a adopté le Décret Royal 7/2018 relatif à l’accès universel de l’assistance sanitaire qui prétend inverser cette situation, mais il reste encore des obstacles qui empêchent de considérer l’assistance sanitaire comme universelle.

• Diminution des effectifs et précarisation de l’emploi dans le secteur sanitaire public

Dans de vastes secteurs des employés du système sanitaire public, le taux de remplacement est descendu à 10% ce qui a eu pour effet des augmentations des journées de travail et une surcharge assistancielle. Il y a également de moins en moins d’investissement en matériels et ressources et comme alternative on observe une progressive introduction des partenariats public-privés.

• Privatisation du secteur public

Grâce à la fragmentation du réseau de santé public, la privatisation des services fournis, la gestion directe de centres de santé et la participation au financement des investissements, l’influence du secteur privé et des agents économiques du marché augmente dans le secteur des services sanitaires.

Conséquences de la marchandisation.

— Dégradation de la qualité et de la quantité des services publics due à la diminution des effectifs (Figure 3) avec une augmentation de la précarité et une aggravation des conditions de travail, diminution des prestations sociales, réduction des lits d’hôpitaux du système public (Figure 4) et privatisation des services de nettoyage et de maintenance.

— Effets destructeurs sur l’équité avec une augmentation de l’inégalité sociale et par conséquent des inégalités du niveau de santé entre les différents groupes sociaux.

Figure 3. Source : Boletín Estadístico del Personal al Servicio de las Administraciones Públicas (Ministerio de Política Territorial y Función Pública)
Figure 4. Source : Eurostat

Les Fonds Vautours et leur rôle dans le système sanitaire

L’expression « Fonds Vautour » se réfère à un type concret de fonds d’investissementspéculatifs qui fondent leurs affaires sur un modus operandi prédateur, selon deux modalités.

Selon la première, les fonds vautours rachètent à bas prix la dette publique d’États en difficulté financière. Il s’agit de dette vendue aux enchères sur le marché secondaire. Ils rachètent au rabais et ensuite poursuivent ces États en justice pour récupérer la valeur nominale originale.

La deuxième modalité est d’investir dans différents secteurs (logement, santé, services sociaux, ressources naturelles, exploitations agricoles, etc.) en rachetant des entreprises privées en difficultés financières, en général locales, sous prétexte de les « sauver » ou de les « assainir » pour ensuite les revendre avec le maximum de bénéfice économique.

Les dégâts collatéraux, la précarisation des emplois et la réduction des droits sociaux des citoyens ne sont pas tenus en compte. Dans les deux cas, ces fonds donnent la priorité au rendement économique au détriment du bien commun.

Ces fonds n’ont pas l’intention d’améliorer la santé de la population ni de contribuer au contrôle des dépenses publiques mais plutôt d’obtenir davantage de profits pour leurs actionnaires ; un fonds vautour n’investira point dans le service sanitaire s’il n’a pas de garantie que ses affaires ne seront pas limitées para la concurrence du service public.

En Espagne, les fonds vautours sont présents dans les principaux secteurs d’activité économique et dans les secteurs sociaux de base pour les citoyens : logement, santé, résidence du troisième âge (Ehpad), résidences universitaires, etc.

Dans la Communauté Autonome de Madrid, laboratoire de la stratégie néolibérale, les investissements des fonds vautours se sont concrétisés par la récente acquisition de six des sept hôpitaux PFI [6]
(Private Finance Initiative) y quatre hôpitaux PPP (Public Private Partnership).

Dans le tableau suivant, on peut voir comment différents fonds d’investissement spéculatifs ont racheté les actions des entreprises qui furent au départ adjudicataires des concessions des hôpitaux PFI, pour une période de 30 ans renouvelable.

Six des sept hôpitaux PFI de la Communauté de Madrid appartiennent à des fonds d’investissement spéculatifs.



Traduction depuis le castillan : Cathy Boirac (militante d’Audita Sanidad).

Notes

[1Les systèmes à l’état pur n’existent plus, mais le système sanitaire européen repose sur deux modèles : Bismarck et Beveridge.
Dans le premier cas, le système fonctionne grâce aux cotisations obligatoires payées par les employés et leurs employeurs. Le modèle Bismarck est toujours en vigueur en Allemagne et a été introduit en Autrice, Belgique, France, Grèce, Suisse, au Luxembourg et aux Pays Bas.

En règle générale, le modèle Beveridge est financé par les impôts prélevés sur toute la population. C’est le système qu’ont adopté non seulement l’Espagne, mais aussi le Danemark, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et le Royaume Uni et qui tend à une couverture universelle.

[2La privatisation sanitaire a eu lieu concrètement par : — Accords avec des cliniques et hôpitaux privés et avec des institutions religieuses.
— Dérivation des patients des hôpitaux publics vers des cliniques privées.
— Privatisation de services sanitaires tels que :
• Laboratoires d’analyses
• Blanchisserie hospitalière
• Service de nettoyage
• Service de maintenance

[3Note traductrice : en Espagne jusqu’en 2012, l’accès à la santé publique était universel et gratuit. Le co-paiement a été introduit, par exemple, pour les médicaments de tous les retraités, selon le montant de leur retraite, et pour le reste de la population ayant des revenus annuels entre 18.000 et 100.000 euros qui doit assumer 50% du prix des médicaments.

[4En 1991, avec le Parti socialiste (PSOE) au pouvoir, une Commission d’Analyse et d’Évaluation du Système National de Santé fut créée, sous le nom de « Rapport Abril ». Non soumises au vote du Parlement, les recommandations de cette commission équivalaient à un programme de privatisation du système public de santé, et ont été mises en place au cours de ces dernières années.

Cette initiative n’est pas fortuite. En 1989, au Royaume Uni, avec Margaret Thatcher du parti conservateur au pouvoir, la privatisation et le démantèlement du National Health Service (NHS) furent mis en place grâce au rapport « Working for Patients ».

[5Cette loi fut votée au Parlement par le PP, PSOE, PNV (parti nationaliste basque), CiU (Convergencia i Unió, parti nationaliste catalan) et CC (Coalición Canaria, parti nationaliste des îles Canaries)

[6Selon le modèle PFI, des entreprises privées, particulièrement du secteur BTP, devaient financer et réaliser la construction des hôpitaux avec un contrat de concession d’ouvrage public (Loi 13/2003) en échange du paiement d’une redevance pour la location de l’immeuble et la fourniture des services non sanitaires pendant 30 ans, ce qui fut une nouveauté. Beaucoup de ces entreprises sont actuellement sous procédure judiciaire.

Auteur.e

Audit


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