Les Etats-Unis entre pandémie, effondrement économique et élection présidentielle

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SOURCE : Révolution permanente

Aux États-Unis comme dans d’autres pays, la conjonction et l’interaction entre la pandémie et l’effondrement économique ont crée une situation catastrophique, dont on ne voit pas d’équivalent depuis les années 1930. C’est dans ce contexte de crise et de tension extrêmes qu’une élection présidentielle doit normalement se tenir, le 3 novembre prochain…

Si l’on en croit les chiffres officiels (mais sont-ils fiables, là comme ailleurs ?), en cette mi-mai les États-Unis ont dépassé les 80 000 morts du Covid-19 et s’acheminent vers la barre des 100 000, alors que l’épidémie reste active. Parmi les victimes, une énorme disproportion d’Africains-Américains (ils représentent ainsi 72 % des décès à Chicago, alors qu’ils ne représentent que 32 % de la population de la ville), de Latinos et plus généralement de membres « de première ligne » de la classe ouvrière.

L’explosion du chômage

Toujours selon les chiffres officiels, le chômage, dont Trump se vantait il y a peu d’une quasi disparition (3,5 % de la population active était sans emploi avant l’ouverture de la crise), touche maintenant plus de 30 millions de salarié-e-s, soit près de 20 % de la force de travail du pays en incluant les 7,6 millions (estimés) de travailleurs et travailleuses sans-papiers, qui ont été les premiers licenciés dans des secteurs tels que l’hôtellerie-restauration. Cela, sans compter les travailleurs et travailleuses indépendant-e-s, dont beaucoup ont vu leurs revenus tomber à rien ou presque rien, ni ceux des artisans, commerçants et petits patrons qui ont été ou vont se trouver contraints de mettre la clé sous la porte. Et en sachant en outre que des millions d’Américains en âge de travailler sont sortis, certains depuis fort longtemps, de l’emploi et de ses statistiques.

La récession (recul du PIB) attendue comme effet immédiat de la pandémie serait du même ordre qu’en France, autour de 25 % jusqu’à la date projetée, mais toujours hypothétique, d’une reprise générale de l’activité. Les conséquences sociales seront cependant plus graves aux États-Unis. Ceux-ci n’ont en effet pas de système national d’assurance-chômage, et pas non plus de dispositif de chômage partiel. Les chômeurs reçoivent une indemnisation de quelques centaines de dollars par semaine, variable selon les États qui sont chargés de la délivrer. Elle est fonction du temps travaillé au cours de l’année écoulée – qui n’a pas travaillé n’y a pas droit – et, en l’état actuel de la législation, ne se prolonge pas au-delà de six mois.

Le 27 mars, Donald Trump a promulgué la loi bipartite (c’est-à-dire soutenue au Congrès par les Républicains comme par les Démocrates) appelée Cares, « Coronavirus aide, secours et sécurité économique ». Cette loi, dont l’essentiel des fonds est destiné aux entreprises, prévoit pour les chômeurs une indemnisation supplémentaire de 600 dollars par semaine pendant quatre mois, ainsi qu’une possibilité de prolongation pour treize semaines supplémentaires. Chaque citoyen américain doit en outre recevoir de l’État fédéral un chèque unique de 1200 dollars, majoré de 500 dollars par enfant à charge.

Ces montants peuvent paraître élevés, mais outre que les durées d’indemnisation sont courtes, le coût de la vie est nettement plus élevé aux États-Unis qu’en Europe, tout particulièrement dans les grandes villes. Un autre problème est que les services chargés de délivrer les aides et indemnités sont débordés par l’afflux des demandes. Selon plusieurs articles de presse, le délai minimum pour en bénéficier serait d’un mois, alors que le licenciement prend effet immédiatement, sans préavis ni indemnité.

Payer son loyer, rembourser un prêt et même acheter à manger sont ainsi devenus un casse-tête, voire une impossibilité, pour des millions de foyers populaires. Tout aussi voire peut-être plus grave, la plupart des travailleurs et travailleuses américain-e-s venant d’être licenciés ont dans le même temps perdu leur assurance-maladie, qui était dépendante de leur contrat de travail. Le Bureau national des statistiques avait calculé qu’à la fin de l’année 2018, 27,5 millions de citoyens étasuniens (sans compter donc les millions de travailleurs « illégaux ») ne disposaient d’aucune assurance-maladie. Beaucoup de ceux et celles qui sont assurés ne le sont en outre que partiellement, avec des « reste à charge » pouvant s’avérer très élevés. Dans la crise en cours, ces chiffres ont évidemment explosé.

La situation est si dramatique – et les élections de novembre si proches… – que Trump a décidé, en application de la loi Cares déjà citée, de verser directement 30 milliards de dollars aux hôpitaux et à d’autres centres de soins, afin que les citoyens étasuniens non assurés et malades du Covid-19 puissent y être accueillis. Là encore, cependant, « l’intendance » peine à suivre.

Avant la crise, une situation déjà très dégradée

De nombreux économistes, marxistes ou non, ont signalé que la pandémie n’a en fait constitué que l’élément déclencheur – et en même temps singulièrement aggravant – d’une crise économique qui, sous l’effet d’une série de facteurs qui interagissent entre eux, aurait éclaté tôt ou tard.

Le premier facteur est la faiblesse de l’investissement, donc des gains de productivité ainsi que de la croissance. Celle-ci avait fortement ralenti dans le monde en 2019, ce phénomène atteignant les États-Unis en fin d’année. Le niveau de l’investissement, des entreprises comme des États, restait à un niveau très faible voire avait même baissé, comme conséquence à la fois de l’hypertrophie du capital financier, caractéristique de la phase de mondialisation du capital, et de l’incapacité des capitalistes à freiner la tendance à la baisse du taux moyen de profit – hors opérations spéculatives, génératrices de nouveau « capital fictif ». Tant il est vrai que ce qui conduit un capitaliste à investir n’est pas fondamentalement la masse des profits qu’il attend de sa mise de capitaux (une masse qui, en général, a continué d’augmenter au cours de la dernière période), mais le rapport entre son investissement et le profit qu’il en tire, la part que le profit représente par rapport à chaque dollar engagé dans la production (et qui, elle, dans la plupart des secteurs, a stagné voire diminué).

Le second est le gonflement de nouvelles bulles, financière et surtout de la dette globaledepuis la crise de 2008-2009. L’Institut pour la finance internationale (IIF en anglais) signalait fin 2019 que la dette globale, comprenant celles des États, des entreprises et des particuliers, allait augmenter cette année-là de 4,7 % dans le monde, alors que la croissance du PIB mondial ne serait que de 3,2 %. Depuis la crise de 2008-2009, la dette globale a régulièrement augmenté davantage que le PIB.

Une étude de la Banque mondiale publiée en décembre 2019 souligne que le poids de la dette par rapport au PIB dans les « économies en développement » (ou économies dites « émergentes ») s’est accru de 54 % depuis 2010, pour s’établir à 168 %. Selon l’institut McKinsey Global, entre 2007 et 2017, la dette globale avait augmenté dans le monde de 74 %. L’IIF ajoute qu’elle atteint désormais 250 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de trois années de PIB mondial.

Dans une note publiée sur son blog en janvier 2019, le FMI a signalé que « les économies les plus endettées dans le monde sont aussi les plus riches. Les trois premiers emprunteurs mondiaux – les États-Unis, la Chine et le Japon – comptent pour plus de la moitié dans la dette globale, soit davantage que leur part dans le PIB mondial ». Aux États-Unis, avant que la crise actuelle n’éclate, la dette du seul gouvernement fédéral, donc sans celle des Etats fédérés, avait déjà atteint les 105 % du PIB (rappelons que dans l’Union européenne, le fameux « critère de Maastricht » définissait un maximum de 60 %…). L’an dernier, la dette globale de la Chine a dépassé 300 % de son PIB (dont plus de la moitié pour ses entreprises). Ce pays, qui avait joué un rôle moteur dans la relance de l’économie mondiale après 2009, compte désormais pour 15 % de la dette mondiale, ce qui fait dire qu’il ne pourra certainement pas remplir un rôle similaire après la crise déclenchée par le Covid-19.

Il y a aussi le fait que la crise de 2008-2009 n’a pas donné lieu à une « grande lessive » d’entreprises (à travers des faillites, liquidations, restructurations, absorptions…) et groupes non compétitifs du point de vue du marché et de la concurrence capitalistes – comme c’était généralement le cas auparavant. Beaucoup de ces sociétés ont en effet été « sauvées » et continuent leur activité au prix d’un endettement encore accru, grâce à la politique des taux d’intérêt très bas, inférieurs à l’inflation et parfois même négatifs, pratiquée par les principales banques centrales.

Ces sociétés ont également bénéficié d’injections directes de capital, en provenance parfois de la sphère financière, où des porteurs de capitaux cherchent désespérément quoi faire de leur argent, parfois des banques centrales ou des États, le plus souvent sous la forme de prêts (c’est une des raisons, notamment, de l’envolée de la dette de l’État et des entreprises en Chine). La banque d’investissements Merril Lynch a estimé que 13 % des entreprises dans le monde entraient dans cette catégorie qu’elle appelle celle des « sociétés zombies ». Quant aux groupes hyper-profitables, ils n’ont pas utilisé leurs liquidités pour investir (ou alors, beaucoup trop peu), mais pour gaver leurs actionnaires et racheter leurs propres actions afin d’en faire monter les cours.

Cette politique continue aujourd’hui, comme en témoigne le fait que, le 23 mars 2020, le directeur de la Fed (Réserve fédérale des Etats-Unis, la banque centrale du pays), Jerome Powell, a annoncé que son institution allait racheter la dette des entreprises US à risque, c’est-à-dire celles considérées comme émettrices de « junk bonds (« obligations pourries »).

Le recul mondial des échanges commerciaux intervenu l’année dernière – et qui s’accentue désormais de façon exponentielle – est une autre expression et, en retour, un autre facteur de la crise. On ne dispose encore que de chiffres partiels (celui du quatrième trimestre restant à paraître), mais on sait qu’à la fin septembre 2019, la rétraction était de 2,9 % par rapport à la même période de 2018. C’est pour une part une conséquence de la guerre commerciale que Trump a engagée contre la Chine, mais pas seulement ni sans doute principalement. Une série de secteurs industriels, tels celui de l’automobile, se trouvaient ainsi dans une claire situation de surproduction dès avant l’ouverture de la présente crise. Dans une communication publiée le 9 avril 2020, l’OMC (Organisation mondiale du commerce) a annoncé que selon les scénarios, du plus pessimiste au plus optimiste, le commerce mondial pourrait se rétracter sur l’année 2020 de 13 % à 32 %.

Il faut, enfin, ne pas omettre de souligner que le surgissement de la pandémie, donc les conditions du développement de l’actuelle crise économique, ne sont pas sans rapport avec la crise environnementale, dont toutes les manifestations (crise climatique comprise) ramènent aux modes de valorisation et prédation du capital à l’ère de sa « globalisation ». C’est ce système, y compris (et dans le cas qui nous occupe, notamment) en Chine, qui détruit pour le profit les milieux naturels, en provoquant de cette manière la rencontre entre les êtres humains et des virus auparavant cantonnés aux espèces animales.

Et maintenant, tout empire

C’est dans ces conditions que la pandémie est arrivée, avec pour conséquences le confinement des populations, la fermeture de larges secteurs de l’économie, ainsi que les injections massives d’argent public, financées par de nouveaux emprunts.

Avant 2008, la dette publique (des États et collectivités locales) représentait en moyenne 75 % du PIB des pays les plus développés, membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). À la suite de la crise financière, elle avait atteint 100 %, un niveau qui s’était plus ou moins maintenu jusqu’au coronavirus. Selon le FMI, elle bondira à 120 % du PIB dès la fin 2020.

Le problème est que l’économie capitaliste ne peut pas vivre indéfiniment, sans risquer de sérieux problèmes (l’effondrement d’une série d’États, une généralisation des affrontements et des guerres…), adossée à une montagne de dettes. Plus les dettes gonflent, moins les États et les groupes capitalistes n’ont de marges de manœuvre, moins les foyers ne dépensent, et plus le marasme s’installe. Autant dire que le scénario d’une reprise rapide et soutenue, une fois que la propagation du coronavirus aura été jugulée, paraît improbable. À l’opposé, le risque d’une dépression de longue durée, qui pourrait bien n’être comparable qu’à celle des années 1930, ne saurait être écarté.

L’élection présidentielle US, qui décide de la direction politique du pays le plus puissant du monde, va ainsi se tenir dans une situation de déstabilisation générale et potentiellement explosive.

Trump-Biden, l’affrontement surréel

Les partis républicain et démocrate exercent un quasi monopole, sanctionné par la loi, sur la vie politique étasunienne. Eux seuls bénéficient en effet de la possibilité de se présenter à toutes les élections dans l’ensemble du pays.

Pour concourir, les autres formations – bénéficiant parfois de la légalité électorale dans certains États, mais le plus souvent, non – doivent surmonter une série d’obstacles en remplissant des conditions variables selon les cas, mais qui s’avèrent souvent insurmontables. Ainsi, dans la course à la présidentielle de 2020, le parti Vert (dont le candidat pourrait être un militant ouvrier et socialiste de longue date, Howie Hawkins) devrait présenter un certain nombre d’avals de citoyens pour pouvoir se présenter dans une majorité des État. Mais la crise du Covid-19 et les mesures de confinement qui en résultent rendent impraticable la campagne destinée à les récolter, sans que cela n’émeuve aucune juridiction ni aucun des deux partis institutionnels.

Les partis démocrate et républicain ne sont pas à proprement parler des partis politiques, du moins au sens où on l’entend traditionnellement. Ils n’ont pas de membres ou de militants, seulement des électeurs et des supporteurs. Ils ne connaissent pratiquement pas de débats en dehors des élections, n’ont pas de congrès dans lesquels des délégués élus par la base décident par des votes d’une orientation politique et d’une direction. Au niveau du pays, les seuls votes qui interviennent sont ceux des Conventions électorales nationales (républicaine et démocrate) qui, tous les quatre ans, précèdent l’élection présidentielle et investissent les deux candidats à la Maison Blanche.

La législation électorale, comme la place que les Républicains et les Démocrates occupent au sein du système, montrent que ces deux « partis » sont en réalité des fractions de l’appareil d’État, toutes deux entièrement au service du capitalisme et de l’impérialisme américain. Ces deux fractions présentent certes des différences, sans lesquelles l’existence du système bipartite n’aurait pas de sens. Les Républicains sont ceux qui défendent le plus ouvertement les intérêts du capital, tout en exprimant les sentiments des secteurs les plus réactionnaires de la société. Les Démocrates se montrent en général (mais pas toujours) plus enclins à défendre une certaine dose de « compromis social », certains droits des minorités dites « raciales », des femmes et des personnes LGBTQI, ou encore – au moins en paroles – des mesures écologiques.

Cela étant, même en étant conscient de toutes les limites du si peu démocratique système politique étasunien, l’affrontement traditionnel entre Républicains et Démocrates n’a jamais revêtu des traits aussi caricaturaux qu’aujourd’hui. Jamais les deux candidats n’ont été aussi peu avenants et n’ont traîné l’un et l’autre autant de casseroles.

Trump tel qu’en lui-même

On savait Trump un fou furieux, manipulateur et provocateur né, colérique et versatile, haineux et totalement imbu de sa personne, prenant ses désirs pour des réalités quelles qu’en soient les conséquences, capable de raconter n’importe quoi – le comble dans la crise actuelle ayant peut-être été sa suggestion d’« injecter du détergent » aux malades du Covid-19 (ou de les passer aux rayons ultra-violets).

Mais cette crise a également illustré toute l’étendue de son incompétence. Il a d’abord, pendant de longues semaines, nié la gravité de l’épidémie, comparée à « une simple grippe »contre les avis des scientifiques qu’il consultait. En conséquence, il a dramatiquement tardé à prendre les mesures de protection qui auraient pu sauver des dizaines de milliers de vies, tout en en rejetant la faute sur les Démocrates qui gouvernent une partie des États et sur… la Chine.

Il a ainsi répété jusqu’à plus soif que le coronavirus était « le virus chinois », laissé entendre qu’il aurait pu être « fabriqué » – peut-être à dessein – dans un laboratoire de Wuhan, et menacé d’exiger des réparations et de décréter de nouvelles sanctions, tout en affirmant que le pouvoir chinois « fera tout ce qui est en son pouvoir » pour faire échouer sa réélection en novembre prochain.

Dans la même veine nationaliste et xénophobe, Trump a décidé de fermer le pays à toute immigration, y compris légale, pour une durée de deux mois dont il a annoncé qu’elle serait renouvelable, « afin de défendre les emplois américains  ». Il a encouragé et soutenu les manifestations, parfois armées, de racistes et suprématistes blancs demandant la levée du confinement dans des États gouvernés par les Démocrates, tout comme les mesures de déconfinement précoce engagées par une série de gouverneurs républicains. Dans un article envoyé au journal hebdomadaire du NPA, le militant étasunien Dan La Botz estime qu’il s’agit d’une posture opportuniste dont le seul but est de montrer qu’il continue à défendre, contre ses adversaires politiques qui n’ont de cesse de la saper, la bonne santé de l’économie (« nous avions la plus forte économie de l’histoire », affirmait-il nostalgiquement au même moment). Tant pis si ce choix provoque des dizaines de milliers de morts supplémentaires qui pourraient être évitées.

Le lourd passif de Biden

En face, l’appareil démocrate a choisi pour le représenter un vieux politicien professionnel, sénateur du Delaware de 1973 à 2008, avant de devenir vice-président du pays sous Obama, de 2009 à 2016. Ce néolibéral pro-business, dont toutes les campagnes électorales ont été financées par de grandes entreprises, est un représentant avéré de l’aile droite des Démocrates. Jeune élu au sénat, il s’y était signalé dès le début par son opposition virulente aux mesures (dites de « busing ») visant à combattre la ségrégation raciale à l’école, et pourtant soutenues alors par une majorité d’élus démocrates.

Sous la présidence de Bill Clinton (1993-2001), Joe Biden a ensuite été le principal artisan du « Violent Crime Control and Law Enforcement Act » (« loi sur le contrôle des crimes violents et l’application des lois ») promulgué en 1994, qui a conduit à la politique d’incarcération de masse aux États-Unis. En 2010, ce pays a ainsi compté jusqu’à 2,3 millions de prisonniers, avec une énorme surreprésentation d’Africains-Américains (principalement) et de Latinos, soit 25 % du total mondial pour une population égale à seulement 5 % de celle du globe terrestre. Le nombre des détenus a baissé d’un peu plus de 10 % au cours de la dernière décennie, mais en se maintenant à un niveau plusieurs fois plus élevé que partout ailleurs dans le monde, y compris en Chine et en Russie. Face à cette réalité, une loi bipartisane, remplaçant certaines des dispositions les plus ultra-répressives de la « loi Biden » de 1994, a été adoptée par le Congrès et promulguée par… Donald Trump en décembre 2018.

Biden a par ailleurs soutenu toutes les guerres de l’impérialisme US, y compris l’invasion de l’Irak en 2003 (contrairement dans ce cas à d’autres Démocrates mainstream, par exemple Obama), déclenchée par l’administration de George W. Bush sur la base de « preuves » qui se sont avérées être des faux et de pures fabrications. Côté nationalisme xénophobe, il n’a pas grand chose à envier à Trump. Il partage (comme c’est en général le cas des Démocrates) sa politique de « main ferme » envers Pékin et a accusé Trump d’avoir en fait « capitulé et fait le jeu de la Chine », en ne faisant rien pour lui imposer la présence d’enquêteurs internationaux lors de l’épidémie à Wuhan…

À ce lourd passif s’ajoutent en outre de sérieuses interrogations sur les capacités de Biden à exercer les fonctions de président, après une série de prestations publiques désastreuses lors desquelles l’incohérence de ses propos a semblé révéler, chez cet homme de 77 ans, de vrais problèmes cognitifs.

Comme si tout cela ne suffisait pas, ce ne sont pas moins de sept femmes, anciennes collaboratrices de l’apparatchik démocrate, qui ont dénoncé de sa part des attouchements ou autres « comportements inappropriés ». Biden s’était excusé au début de sa campagne, en expliquant qu’il avait avec tous ses collaborateurs une relation « tactile » et ne s’était pas rendu compte que des femmes de son entourage pouvaient en être incommodées. L’une d’entre elles, Tara Reade, est cependant allée plus loin en dénonçant une agression sexuelle (qui, dans le droit français, serait considérée comme un viol).

Les grands médias étasuniens, pour la plupart démocrates, ont fait montre à ce sujet d’une « retenue » exemplaire, quand cela n’a pas été un silence assourdissant. Dans un article publié sur un site de gauche radicale, une militante féministe socialiste a posé, en se référant à l’injonction traditionnelle du vote pour « le moindre mal », la bonne question : devrait-on vraiment « voter pour le moindre violeur ? »

« Endorsement »

C’est pourtant à cet individu que Bernie Sanders, juste après son retrait (le 8 avril) des primaires démocrates, a apporté un soutien qui a surpris par son enthousiasme. « J’aime bien Joe, je le respecte, c’est un type très décent et honnête, et je crois que nous pouvons travailler ensemble (…) je vois qu’il évolue vers des positions plus progressistes », a-t-il déclaré deux jours plus tard sur la chaîne MNSBC. Le journaliste qui l’interviewait alors lui avait par ailleurs demandé si, avant sa décision de se retirer de la course à l’investiture, il s’était entretenu avec Barack Obama. « Oui, mais je ne peux pas en parler », fut la réponse laconique.

Le 13 avril, Sanders consacrait enfin son appui officiel (« endorsement ») à la candidature de Biden, lors d’une visioconférence commune des deux ex-concurrents, retransmise en direct dans tout le pays. Peu après, il indiquait que, bien qu’ayant stoppé sa campagne, son nom serait maintenu sur les bulletins de vote des primaires restant à se tenir, afin de faire en sorte qu’à la Convention électorale démocrate, ses propositions soient soutenues par le plus grand nombre possible de délégués et que ceux-ci puissent ainsi peser au maximum sur le programme présidentiel qui y sera adopté. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que le camp Sanders n’a (ni n’a jamais eu) aucune intention de rompre avec le Parti démocrate et de bâtir une alternative.

Sanders proposa le 13 avril à Biden – qui s’en montra ravi – de fusionner leurs deux équipes de campagne, afin d’offrir au candidat démocrate une expertise lui permettant de mieux s’adresser à des secteurs de la classe ouvrière et de la jeunesse qui, en 2016, avaient fait défaut à Hillary Clinton. D’ores et déjà, les équipes ont commencé à se rapprocher. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez est devenue, en binôme avec l’ancien vice-président (sous la présidence de Bill Clinton) Al Gore, responsable du groupe de travail chargé des questions d’écologie.

La fusion des équipes, comme plus généralement l’« endorsement » de Biden, n’est cependant pas passée comme une lettre à la poste. Nombre des partisans de Sanders, dont la porte-parole officielle de sa campagne, se sont déclarés opposés à un tel ralliement. Enervé, Sanders leur a répondu qu’il était « irresponsable » de ne pas soutenir le candidat des Démocrates contre « le président le plus dangereux de toute l’histoire moderne ».

Pourquoi et comment Sanders a perdu

Après le franc succès, le 22 février, de Bernie Sanders dans la primaire démocrate du Nevada, un vent d’enthousiasme s’était emparé de ses supporteurs. « Ce parti [démocrate] est désormais celui de Bernie », s’était enthousiasmé un de ses partisans dans un article de Jacobin, dont on ne sait encore s’il passera à l’histoire. Quoi qu’il en soit, la suite a été bien différente.

L’appareil démocrate a immédiatement sifflé la fin de la récréation, en commençant par discipliner et faire rentrer dans le rang sa pléthore de candidats, toutes et tous sommés de s’aligner derrière Biden. Toutes et tous s’y sont résolus, ce qui a mis fin aux divisions du mainstream démocrate qui avaient permis à Bernie Sanders de se placer en tête dans plusieurs Etats, en y remportant une majorité des délégués avec une minorité des voix. Les médias démocrates se sont dans le même temps déchaînés contre Sanders. La large victoire de Biden en Caroline du Sud, grâce au vote africain-américain pour « le fidèle vice-président de Barack Obama », a ensuite ouvert la voie à son triomphe du « super Tuesday » (les primaires de treize Etats tenues simultanément le 3 mars), qui a scellé la défaite de son opposant « socialiste ».

La défaite de Sanders s’explique par un ensemble de raisons, dont on n’exposera ici que les principales. L’une est que l’appareil démocrate, « pris par surprise » lors de la primaire de 2016 (et aussi en 2018, quand Alexandria Ocasio-Cortez et quelques autres avaient remporté des primaires démocrates pour différents postes électifs) s’était cette fois-ci préparé et est intervenu de tout son poids lorsqu’il l’a considéré nécessaire ; contrairement à ce que certains ont pu croire, « ce parti est (et sera encore et toujours) celui de l’appareil démocrate et de ses bailleurs de fonds du grand capital ».

L’autre est que la présidence en cours favorisait inévitablement, parmi la majorité des électeurs démocrates, un sentiment de « tout sauf Trump » et que le « modéré » Biden, soutenu à fond par la direction du parti, apparaissait dans ce cadre comme le plus susceptible de l’emporter en novembre, en gagnant une majorité du vote des indépendants voire une partie des électeurs républicains.

Enfin, il est un fait que la campagne de Sanders n’a pas atteint son principal objectif, qui consistait à mobiliser suffisamment « ceux et celles qui ne votent pas ou plus » : les jeunes ont ainsi été moins nombreux qu’en 2016 à participer à la primaire démocrate, tandis que les « ouvriers blancs » et les Afro-Américains ont majoritairement soutenu d’autres candidats, avant de concentrer leurs voix sur l’ancien vice-président d’Obama.

Plus généralement, il était peu imaginable qu’un candidat dit socialiste (en réalité, social-démocrate) puisse s’imposer dans ce type d’élection sans un processus de radicalisation de masse au sein de la classe ouvrière et des couches populaires, qui n’existe pas à ce stade malgré le regain des mobilisations observé depuis quelques années. Lorsque la classe ouvrière étasunienne a pu arracher des concessions substantielles, sous le « New Deal » de Roosevelt au cours des années 1930, puis à l’époque de la « Grande société » de Lyndon B. Johnson dans les années 1960, c’est à des moments où elle avait mené dans la durée de très grandes luttes, qui avaient convaincu les capitalistes de lâcher du lest pour ne pas risquer de tout perdre.

« Socialiste démocrate » ou démocrate du New Deal ?

Les courants de la gauche étasunienne, en premier lieu les Democratic Socialists of America(DSA), qui ont voulu croire dans le « socialisme démocratique » de Bernie Sanders, sont maintenant confrontés à la nécessité de tirer un bilan et d’engager une réflexion en profondeur. D’autant qu’une page est désormais tournée : à 78 ans aujourd’hui, il est hautement improbable que Sanders puisse revenir dans quatre ans pour mener une nouvelle campagne présidentielle. Faudra-t-il alors continuer à poursuivre le même type de projet, avec par exemple une Ocasio-Cortez comme nouvelle championne « socialiste démocratique » ? Ou s’agit-il désormais de passer à autre chose ?

Il est vrai que Sanders, qui a défendu des propositions dont il serait erroné de nier le caractère progressiste, a aidé à populariser l’idée de socialisme (« à la scandinave », disait-il toutefois, en idéalisant des expériences qui n’avaient rien d’anticapitalistes et qui sont par ailleurs révolues depuis des décennies). Mais il n’est pas moins important de comprendre et faire comprendre que ce « socialisme » n’avait rien à voir avec le projet d’une société débarrassée de l’exploitation et des oppressions, gérée par les producteurs eux-mêmes.

Sanders a exposé son projet à de nombreuses reprises. C’est celui, partagé par Ocasio-Cortez et d’autres élu-e-s démocrates, d’une société reprenant les principes du New Deal de Franklin D. Roosevelt (on comprend aisément que cela puisse convenir à des sociaux-démocrates étasuniens). Pour l’illustrer, on se contentera de citer ici des extraits du discours prononcé par l’ex-candidat le 10 juin 2019, à l’université George Washington de la capitale fédérale, dans le but d’expliciter ce qu’est pour lui le « socialisme démocratique ». Une transcription en a été publiée (après vérification de l’équipe de campagne de Sanders) par le site Vox, connu pour ses liens avec l’appareil démocrate :

« Il y a 80 ans, Franklin Delano Roosevelt a aidé à mettre en place un gouvernement qui a fait des progrès transformatifs pour protéger les besoins des familles laborieuses. Aujourd’hui, dans la seconde décennie du 21e siècle, nous devons reprendre à notre compte l’œuvre inaboutie du New Deal et la porter jusqu’à sa conclusion (…) C’est l’œuvre inaboutie du Parti démocrate et c’est la perspective que nous devons réaliser (…) »

« Face à l’oligarchie, il y a un mouvement des travailleurs et des jeunes qui luttent en nombre croissant pour la justice. L’oligarchie est le 1 % qui possède davantage que les 92 % du bas, et accapare 49 % des nouvelles richesses qui sont aujourd’hui créées. » Il faut « une nouvelle vision qui rassemble notre peuple dans le combat pour la justice, la décence et la dignité humaine », prendre à bras le corps « la question du capitalisme sans freins » et comprendre que « le Rêve Américain de la mobilité sociale vers le haut est en danger ».

« Nous ne devons jamais oublier que le président Roosevelt a été sérieusement critiqué par les oligarques de son époque, qui ont dénigré ses programmes extrêmement populaires comme étant du ‘‘socialisme’’ (…) Dans les années 1969, Lorsque Lyndon Johnson a créé Medicare, Medicaid et d’autres programmes extrêmement populaires, il a été violemment attaqué par la classe dirigeante de ce pays (…) Comme Roosevelt l’a déclaré dans son adresse de 1944 sur l’état de l’Union, ‘‘nous avons été amenés à comprendre clairement le fait qu’une véritable liberté individuelle ne peut exister sans sécurité et indépendance économiques’’. »

« Nous devons reconnaître qu’au 21e siècle, dans le pays le plus riche de l’histoire du monde, les droits économiques sont des droits humains. C’est cela que j’entends par socialisme démocratique (…) Comme le disait Martin Luther King, ‘‘appelez-le démocratie, ou appelez-le socialisme démocratique, mais il faut une meilleure distribution des richesses dans ce pays pour tous les enfants de Dieu’’. »

Il est clair que la « révolution politique » préconisée par Bernie Sanders recouvrait une tentative de renégocier le contrat social entre le capital et le travail dans un sens « anti-néolibéral », plus favorable aux couches populaires. Mais qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un quelconque projet, même réformiste, de dépassement du capitalisme.

L’actualité d’un parti des travailleurs indépendant et du socialisme

Le problème est qu’indépendamment de ce que Bernie Sanders fera de la dernière partie de sa vie, la situation et sans doute la période ouvertes par la pandémie et la crise économique abyssale qu’elle a déclenchée sont tout sauf propices à un partage des richesse qui interviendrait de manière relativement pacifique, sans d’immenses affrontements de classe dépassant inévitablement les cadres de la légalité bourgeoise.

Les capitalistes et leurs représentations politiques – aux États-Unis, le binôme Républicains-Démocrates – serreront les rangs pour faire payer la crise aux travailleurs avec du chômage, des salaires encore plus dégradés et une aggravation générale des conditions de travail et de vie. Pour y répondre, il n’y aura aucune autre solution que de très grandes mobilisations des salariés, de la jeunesse et des couches opprimées, construisant dans le même mouvement des organisations de masse qui leur soient propres, c’est-à-dire indépendantes de l’appareil démocrate et des bureaucraties, syndicales et autres, qui lui sont liées. Cette tâche est d’ores et déjà posée face aux licenciements en masse et aux attaques de tout type que la classe dirigeante perpètre ou prépare.

Dans le cours de telles luttes se posera la nécessité de construire un nouveau parti capable de représenter les intérêts de la majorité laborieuse, sans interférence ni compromission avec les représentants du capital. Les États-Unis ont la particularité de n’avoir jamais connu de parti des travailleurs disposant d’une base de masse. Le Parti communiste stalinien des années 1930 était influent au sein de la classe ouvrière et des syndicats, mais il s’orientait fondamentalement en fonction des intérêts de la bureaucratie soviétique. C’est à ce titre qu’il s’était rallié à Roosevelt et au New Deal, en contribuant à ramener le mouvement ouvrier dans le giron du Parti démocrate et donc de la bourgeoisie. Construire un « parti ouvrier », comme Trotsky le proposait à la même époque, est ainsi demeuré une tâche inaccomplie.

Pour être réellement indépendant, un tel parti devrait nécessairement défendre un projet économique, social et politique alternatif au capitalisme, quelles que soient ou aient été les variantes de ce système dans le temps et dans l’espace. Cela tombe bien : dans la nouvelle période ouverte par la pandémie et la crise économique, des millions de gens discutent déjà de ce que devrait être « le monde d’après », de comment réorganiser la société sur de nouvelles bases dans l’intérêt du plus grand nombre. Le socialisme (ou tout autre nom qu’on lui donnerait) peut définitivement revenir dans l’air du temps.


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