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SOURCE : Bastamag
Le Covid-19 aurait-il fait bien moins de victimes si les maladies chroniques et les affections longue durée n’étaient pas aussi répandues depuis une décennie ? C’est l’avis du toxicologue André Cicolella, président du Réseau environnement santé, qui invite à s’intéresser bien davantage aux causes environnementales qui nous rendent encore plus vulnérables face aux nouveaux virus. Entretien.
Basta ! : En sait-on plus aujourd’hui sur les victimes du Covid ? Des études relativisent le poids des pathologies antérieures et mettent en évidence le rôle prépondérant de l’âge dans les facteurs de comorbidité.
André Cicolella [1] : L’âge est effectivement un facteur déterminant. Le raisonnement qui nous est proposé consistant à dire “âge = maladie” est cependant faux. Les données ajustées sur l’âge montrent le poids des comorbidités, c’est-à-dire des maladies associées. Le constat est établi que les victimes du Covid sont les malades chroniques, à savoir les personnes atteintes de maladies cardiovasculaires, d’obésité, de diabète, d’hypertension, de maladies respiratoires chroniques et de cancer. Ce qui joue n’est pas l’âge, mais bien l’état de santé.
Une étude chinoise montre que sur 1590 malades du Covid âgés de 49 ans en moyenne, le risque de comorbidité est 3,5 fois plus élevé en cas de cancer, et 1,6 fois plus élevé en cas d’hypertension ou de diabète [2]. Les données publiées le 5 mai par Santé Publique France sur la base du réseau sentinelle de 151 services de réanimation avancent que 84 % des décès dus au Covid présentaient une comorbidité. Une étude italienne donne un chiffre de 98 %.
L’explication uniquement par l’âge n’est pas acceptable. C’est à l’épidémie mondiale de maladies chroniques qu’il faut s’attaquer. J’emploie volontairement le mot « épidémie » car c’est celui utilisé par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) pour caractériser la situation mondiale. La crise du coronavirus n’a pu se développer que parce que les maladies chroniques ont pris une importance épidémique. C’est pourquoi c’est le moment de changer de paradigme.
Pourquoi dites-vous que si l’épidémie de Covid-19 avait eu lieu en 2003, elle aurait fait nettement moins de victimes ?
Selon les données de l’assurance maladie, l’incidence en France – le nombre de nouveaux cas – des affections de longue durée (ALD) pour l’ensemble des maladies cardiovasculaires, diabète et cancer, a doublé entre 2003 et 2017 [3]. Durant cette période, la population âgée de plus de 74 ans n’a progressé que de 30 %. Si on rapproche ces chiffres de ceux des malades du Covid décédés, quasiment tous atteints de maladies chroniques, on comprend que des milliers de morts auraient été évités si l’épidémie de maladies chroniques en était restée au stade de 2003. Une personne sur deux aujourd’hui en France est en surpoids. Pour le diabète, on est passés d’1,3 million à 2,7 millions entre 2004 et 2017. Une population fragilisée par les maladies chroniques est une population beaucoup plus sensible à l’activité du coronavirus, mais aussi des autres virus.
Derrière ces chiffres, il y a des personnes. Tout le monde a un proche ou est soi-même concerné par cette épidémie de maladies chroniques. Selon les derniers chiffres de la Caisse nationale d’assurance maladie, 20 millions de personnes sont en situation de malades chroniques. Prenez le cas des cancers de l’enfant : on nous dit que ce sont des cancers rares, mais il y a quand même 3000 enfants qui développent un cancer chaque année, et cela progresse. Ce cancer rare chez l’enfant va devenir dominant chez l’adulte. Pour un homme, le risque de développer un cancer approche aujourd’hui 2 chances sur 3. Ce n’est pas seulement l’effet du vieillissement. C’est la conséquence des changements environnementaux. Nous avons besoin d’une vision plus en amont de la protection de l’environnement pour contrer cette épidémie de maladies chroniques.
Vous insistez sur l’importance de mettre la santé environnementale au centre des changements de la politique de santé. Qu’entendez-vous par là ?
Notre système de santé est un système biomédical. Il s’intéresse à la maladie quand les gens sont malades, sans vraiment se préoccuper de ce qui se passe avant. Actuellement, les gens sont touchés par cette maladie infectieuse, ils vont à l’hôpital et on essaie de les sauver. L’enjeu est aussi de s’intéresser à la vie avant. Cela s’appelle la santé environnementale : on va agir sur l’environnement pour diminuer les facteurs de risque qui génèrent la maladie.
Agir sur l’environnement, c’est agir notamment sur l’alimentation ?
L’alimentation fait, bien sûr, partie de l’environnement. C’est une cause importante de l’obésité, mais ce n’est pas la seule. La sédentarité, les perturbateurs endocriniens sont aussi des causes majeures. C’est surtout l’alimentation ultra-transformée, ce qu’on appelle plus communément « la malbouffe », qui est en cause. L’étude Nutrinet menée sur environ 15 000 personnes montre bien que la consommation d’aliments ultra-transformés augmente le taux d’obésité. Les jeunes obèses sont très touchés par le Covid-19 [4]. Le Bassin parisien et l’Est, régions fortement impactées par le coronavirus, sont aussi celles qui, avec les Hauts-de-France, sont les plus touchées par l’épidémie d’obésité : 21,5 % de la population en 2012 selon la dernière estimation de l’étude Obépi, avec une progression de 61,5 % depuis 1997.
Le type d’agriculture a aussi un impact qualitatif sur la nutrition, il conditionne les aliments. L’autre élément c’est la contamination de l’alimentation, que ce soit par les pesticides dans le cas de l’agriculture conventionnelle, ou lors de la transformation. Si on met de l’alimentation bio dans des boîtes de conserve à base de bisphénol A, ou si on la transforme dans des installations en PVC, on la contamine par des phtalates. On doit se soucier de la façon dont on produit les aliments mais aussi dont on les transforme. Il ne faut pas voir l’alimentation séparée du reste de l’environnement.
De la même manière, plusieurs études montrent que plus on a une difficulté d’accès aux espaces verts, plus le taux de maladies métaboliques est élevé. Dans ce cas, on est bien dans l’environnement au sens global du terme. La pollution atmosphérique, liée notamment aux transports, contribue à générer des maladies chroniques comme l’asthme ou les maladies cardiovasculaires. La pollution de l’environnement intérieur est, elle, liée aux matériaux présents à l’intérieur. Les phtalates sont les premiers polluants de l’environnement intérieur, avec une source majeure qui est celle des sols en PVC. C’est à cela qu’il faut s’attaquer.
Des études en Grande-Bretagne et aux États-Unis montrent aussi que le Covid frappe de façon différenciée selon le statut social…
Ce n’est pas une surprise. La pauvreté est inextricablement liée à un mode d’alimentation et à un environnement dégradé. L’épidémie d’obésité touche plus particulièrement les populations ayant les plus faibles revenus et les plus faibles niveaux d’éducation, donc généralement les conditions de vie et de travail les plus difficiles. Les conditions socio-économiques sont déterminantes.
Comment expliquer ce focus sur l’âge concernant le Covid-19 et une interprétation aussi variable des données sur les facteurs de comorbidité ?
C’est un problème politique. Si on considère que c’est l’âge, la conclusion est que vous n’y pouvez rien : vous êtes vieux, point. Si c’est l’environnement par contre, on peut faire quelque chose. Quelle place donne-t-on à la santé environnementale ? Comment avoir des gens qui soient moins malades et moins sensibles à l’action du virus ? C’est totalement absurde de ne s’intéresser à la maladie seulement quand les gens sont malades, en pensant que les médicaments suffiront à faire reculer la maladie. Veut-on sortir de ce système bancal ? Le cancer a progressé de façon considérable depuis 40 ans, et on attend toujours le médicament miracle qui va nous sauver. Avec cette logique-là, on est partis pour encore un moment.
Notre politique de santé environnementale est au point mort. Il n’y a eu aucune réunion du groupe Santé environnement en charge de préparer le 4ème plan national sur le sujet depuis juillet 2019 ! Cela en dit long sur le désintérêt du gouvernement. La question est de savoir comment on soigne l’environnement pour éviter que les prochaines épidémies infectieuses, dont la probabilité est très vraisemblable, aient cette ampleur, ou pire encore.
Des pays placent-ils la santé environnementale au cœur de leur politique ?
Certains sont plus avancés, comme les pays scandinaves, mais aucun n’a clairement opéré un changement de paradigme. La France est le premier pays à s’être doté d’une stratégie nationale au sujet des perturbateurs endocriniens. Ce n’est pas arrivé par hasard. L’action du Réseau Environnement Santé l’a conduit à le faire. Nous avons obtenu l’interdiction du bisphénol A dans les biberons et contenants alimentaires, mais nous ne sommes pas sûrs que les contrôles à la frontière soient tels qu’aucune boîte de conserve à base de bisphénol A ne rentre en France. C’est une totale absurdité que l’Union européenne n’ait pas suivi la France sur les contenants alimentaires alors qu’elle l’a suivie sur les biberons. C’est d’une stratégie mondiale, et pas seulement nationale, dont nous avons besoin. Le Covid nous envoie une belle claque. Il faut comprendre ce signal sinon la prochaine fois va être pire.
En septembre 2018, l’assemblée générale de l’ONU s’est engagée à réduire la mortalité par maladies chroniques de 30 % d’ici 2030, et à arrêter la progression de l’obésité et du diabète. Où en est-on ?
Tout le monde a voté mais aucun pays n’a vraiment pris sérieusement en charge cette question. La France, comme les autres pays, vote des textes au niveau international avec la ferme intention de ne pas les appliquer. La stratégie nationale de santé présentée peu de temps après par la France ne fait même pas référence à cet engagement. Il y a un vrai problème politique. Si on est en désaccord, on explique pourquoi. Si on vote un texte, on le met en œuvre. La solution intermédiaire qui consiste à voter sans appliquer n’est pas acceptable.
Quelles mesures prioritaires préconisez-vous dans la gestion de l’après-Covid ?
L’analyse ne peut pas se limiter la gestion de stocks de masques. Il faut des masques, évidemment, mais c’est voir le problème par le petit bout de la lorgnette. On ne gère pas une épidémie comme celle-là en « fin de tuyau ». Il s’agit de faire émerger la santé environnementale comme une politique majeure ayant la même importance que la politique du soin. Nous demandons un grand débat national. Notre réseau propose de faire des forums sur le sujet qui soient les plus décentralisés, de façon à ce que ce débat soit mené avec toutes les composantes de la société. C’est une révolution de la santé à mener. La protection de la période sensible, qui va de la grossesse à la petite enfance, doit être repensée. Une partie des maladies chroniques sont liées aux facteurs d’exposition durant cette période. Or, la protection maternelle et infantile, qui devrait être au cœur de cette révolution de la santé, a perdu 25 % de son budget en 10 ans !
Un concept n’apparaît pas dans le débat public : c’est la « Dohad » (developmental origins of health and disease pour « origine environnementale de la santé et de la maladie »). Ce concept est né il y a une trentaine d’années. Il montre que l’exposition au stress chimique – les perturbateurs endocriniens principalement –, au stress nutritionnel et au stress psycho-affectif pendant la grossesse et la petite enfance induisent les pathologies de l’enfance et de l’adulte, sur plusieurs générations. Il faut refonder la politique de santé environnementale autour de ce concept. On part de loin, mais on n’a pas le choix. Le Covid nous amène à regarder la réalité en face : les malades chroniques sont les victimes aujourd’hui et ils le seront encore plus demain si rien n’est fait pour arrêter cette épidémie de maladies chroniques.
Recueilli par Sophie Chapelle
Photo : © Jean de Peña
Le site du Réseau environnement santé