Le système de santé malade du Covid-19 ? Une approche d’histoire économique (1/2)

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SOURCE : Contretemps

Si on entend par révélation le fait de divulguer des vérités cachées, la crise du Covid-19 ne révèle rien sur le système de santé français. Une grande quantité de travaux en sciences sociales ont mis en évidence depuis de nombreuses années les points de tension qui aujourd’hui sont sous le feu des projecteurs1. Faut-il rappeler que la pandémie s’est développée dans un contexte de mouvement social massif à l’hôpital ? L’enjeu politique de la révélation est la fuite des responsabilités pour les gouvernants et leurs fidèles.

La question que pose la situation présente n’est donc pas « Que révèle la crise du Covid-19 sur notre système de santé ? » mais « Pourquoi la montagne de connaissances que nous avions sur les difficultés de notre système de santé n’a pas été mobilisée pour le réformer avant la catastrophe » ?

Les raisons qui expliquent cette impuissance sont évidemment pléthoriques et, quand bien même cela serait possible, il ne s’agira pas ici d’en faire une recension exhaustive. Je souhaite dans ce texte attirer l’attention sur un aspect particulier qui concerne la compréhension de ce qu’est la Sécurité sociale. À partir d’une analyse historique de sa construction et de ses transformations, il semble décisif de comprendre que la Sécurité sociale est une institution politique issue de conflits non institutionnalisés. Dire que la Sécurité sociale est une institution politique signifie qu’elle met en jeu le pouvoir de décider de ce qu’il convient de faire. Dire que la Sécurité sociale est issue de conflits non institutionnalisés signifie qu’elle est le produit d’actions illégales, en rupture avec l’ordre établi. Dans le capitalisme français du 20e siècle, la Sécurité sociale est une conquête de la classe ouvrière obtenue dans la résistance à l’État et au capital.

Cette conception de la Sécurité sociale tranche avec la définition usuelle, explicite ou implicite, qui fait de la Sécurité sociale une institution économique dont l’évolution dépend de conflits institutionnalisés (débat public, argumentaire scientifique, vote, manifestations, etc.). La plupart des discussions sur la Sécurité sociale sont ainsi d’ordre technique : quel est le montant du déficit ? comment peut-on réussir à le combler ? qui doit payer la dette sociale ? quel est le mode de rémunération optimal des professionnels de santé ? Faut-il supprimer la liberté d’installation des médecins libéraux ? La crise du Covid-19 ne change pas grand-chose à l’affaire : faut-il étendre les prestations sociales à des catégories fragilisées de la population ? Doit-on demander une contrepartie aux entreprises aidées par la Sécurité sociale ? Fallait-il stocker plus de masques et produire plus de respirateurs ? Rémunère-t-on suffisamment les infirmières ?

Toutes ces questions sont importantes. Néanmoins, elles sont marginales au regard de la question politique de « Qui doit décider ? ». Les universitaires, les syndicalistes, les politiciens, les malades et les professionnels pourront écrire autant de tribunes qu’ils le souhaitent, appuyées par mille arguments plus pertinents les uns que les autres, rien n’y fera car ce ne sont pas eux qui décident mais le gouvernement. L’originalité de la Sécurité sociale de 1945 est qu’elle est construite contre l’État et qu’elle repose sur le pouvoir politique des intéressés eux-mêmes. Elle est fondée sur l’auto-organisation et attribue dans le domaine économique la majorité politique aux cotisants. Il va sans dire que certaines organisations politiques et syndicales ont progressivement ressaisi la lutte pour une conception politique de la Sécurité sociale. Cependant, elles n’ont fait que la moitié du chemin car elles ont oublié que la conquête de la Sécurité sociale a été le fruit d’un conflit non institutionnalisé. Autrement dit, ce n’est pas en jouant le jeu de l’État et du capital (manifestation, négociation, compromis) qu’il sera possible de reconquérir la Sécurité sociale.

Tout l’enjeu de la crise du Covid-19 n’est pas de constater les échecs successifs du gouvernement et de tenter de le convaincre de faire mieux en le menaçant ici ou là de poursuites judiciaires mais d’exiger le pouvoir politique sur le système de santé2. La Sécurité sociale doit redevenir la chose des cotisants et des professionnels car ils sont les mieux placés pour décider de ce qui est bon pour eux. Cette reconquête ne se fera pas du jour au lendemain mais c’est un horizon : la Sécurité sociale plutôt que le capitalisme sanitaire, l’ultimatum plutôt que la négociation.

Ce texte se compose de deux parties. D’abord, je propose de revenir en détail sur la construction historique de la Sécurité sociale et sur la façon dont l’État s’est réapproprié l’institution pour la mettre au service du marché. En effet, si on oppose souvent marché et État, ils agissent en réalité main dans la main (« Le système de santé malade du covid-19 ? Un approche d’histoire économique (1/2) »). Ce cadre permettra dans une deuxième partie de discuter certains aspects de la crise du Covid-19. Les premiers mois qui viennent de s’écouler démontrent qu’en dépit de l’ampleur du choc que nous vivons, les orientations fondamentales de la politique publique de santé ne seront pas remises en cause – sauf à reprendre le combat pour la Sécurité sociale, contre l’État, contre le capital, en assumant la radicalité du conflit de classe.

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Le système de santé avant le Covid-19 : Sécurité sociale vs.capitalisme sanitaire

Notre système de santé est très complexe pour une raison simple : sa construction historique voit s’affronter deux grandes logiques antinomiques. Contre les aspirations inégalitaires de la bourgeoisie depuis 1789, la Sécurité sociale de 1945 est une conquête démocratique des classes populaires face à l’État et au capital (1.). La Sécurité sociale ce n’est ni le marché ni l’État. Refusant l’égalité politique et économique, l’État a cherché depuis la création de l’institution à se la réapproprier pour en changer la logique ce qui a développé la bureaucratie et la marchandisation (2.). L’étatisation est l’autre face de la marchandisation. Le recul de la Sécurité sociale au profit du capitalisme sanitaire explique pourquoi la santé est un monde d’inégalité en crise bien avant l’épidémie du Covid-19 (3.).

 

1. Démocratie, conflit et Sécurité sociale

L’histoire de la Sécurité sociale a partie liée avec l’histoire de la démocratie et du capitalisme. Trop souvent dans les sciences sociales, la santé et ses institutions sont cantonnées à un rôle connexe comparativement aux transformations engendrées par les révolutions l’industrialisation, et le développement du mouvement ouvrier. Ce serait la petite histoire à côté de la grande. Or, la Sécurité sociale et les institutions qui la précèdent sont au cœur des bouleversements du « long 19ème siècle » (Hobsbawm, 1988, 2003).

Comprendre ce qu’est la Sécurité sociale implique de reposer le cadre de 1789 (Duby, 1978, Soboul, 1984). Avec la Révolution française commence la destruction des institutions féodales remplacées par celles de la « bourgeoisie conquérante » (Morazé, 1957). Contre la société d’ordre et ses privilèges, la bourgeoisie entend fonder un nouveau monde au nom de la liberté et de l’égalité. La constitution de 1791 pose néanmoins les limites à ces principes en offrant la qualité de citoyen actif aux seuls propriétaires. Les citoyens actifs peuvent participer à la vie de la cité tandis que les autres, la masse du tiers-état, classes populaires rurales et urbaines, sont passifs. Les évènements de l’an II donnent raison à la bourgeoisie dans sa volonté restreindre l’accès à la décision politique : le suffrage universel et l’action directe des sans-culottes sont un risque intolérable pour la propriété privée. En effet, si les décisions doivent se prendre à la majorité par les intéressés eux-mêmes alors il est toujours possible de considérer qu’il faut borner la propriété en dépit des volontés de la bourgeoisie. L’abbé Sieyès avait parfaitement compris ce risque dès le septembre 1789 lorsqu’il expliquait dans un discours célèbre que la France ne saurait être une démocratie et qu’elle devrait adopter un régime représentatif. Dans cet esprit, il est évident que le système politique est soit démocratique soit représentatif, il ne peut pas être les deux. La bourgeoisie cultive une haine de la démocratie non idéologique : en remettant en cause son pouvoir politique fraîchement conquis, elle menace ses intérêts.

Si la révolution bourgeoise porte des principes politiques inégalitaires, sur le plan économique elle se caractérise par la défense d’un libéralisme débridé, le fameux laissez faire, laissez passer (Kuisel, 1981). Les protections de l’Ancien Régime sont démantelées (corporations, douanes, etc.) au nom de la liberté d’entreprise dans le but de construire un marché national. Là encore il s’agit d’un libéralisme asymétrique : les décrets d’Allarde de mars 1791 suppriment les corporations et la loi Le Chapelier de juin 1791 interdit les organisations paysannes et ouvrières, ce qui rend illégale la défense collective des intérêts des travailleurs. Les libertés politiques et économiques sont pour la bourgeoisie et elle seule.

Quel rapport avec la Sécurité sociale ? Étranglées entre les principes politiques inégalitaires de la révolution bourgeoise et l’avancée inexorable de l’industrialisation capitaliste, les classes populaires n’ont pas d’autre choix que de lutter pour construire leurs propres institutions subversives de l’ordre dominant. Il en va de leur survie matérielle. Parmi ces institutions figure les sociétés du secours mutuel, ancêtres de la Sécurité sociale.

L’industrialisation et l’urbanisation usent les corps à tel point que les observateurs d’époque constatent avec effarement la dégradation de la situation physique et morale d’une partie croissante de la population3. Parallèlement, les institutions autrefois responsables de la prise en charge des malades et des invalides s’effondrent avec l’Ancien Régime (Castel, 1995, Swaan, 1988). L’Église qui organisait la charité et administrait les hôpitaux n’est plus en capacité de le faire. La famille et les communautés villageoises perdent du terrain dans le processus lent mais inexorable d’urbanisation. Le seul acteur capable de prendre le relais des institutions féodales est l’État mais celui-ci se réfugie derrière ce que le sociologue Henri Hatzfeld (1971) a appelé l’objection libérale. L’État ne doit pas intervenir car le remède serait pire que le mal (incitation à la paresse et à la débauche, remise en cause de la propriété, transformation de la vertueuse charité en contrat, etc.).

Dans ce contexte hostile, les sociétés de secours mutuel sont une institution centrale d’auto-organisation populaire contre l’État et contre le capital (Dreyfus et al. 1999, Dreyfus, 2001, Gibaud, 1986). L’objet initial des mutuelles n’est pas le paiement de frais de santé mais la continuité du revenu pour les membres qui tombent malades et le financement des frais d’obsèques. Ce n’est que progressivement que la mutualité développe une action sur la santé des travailleurs mais aussi sur les pensions. En plus de ce rôle social toléré par le pouvoir, certaines mutuelles s’engagent dans la subversion de l’ordre établi. Alors que les coalitions demeurent interdites, les cotisations sont parfois utilisées comme caisse de grève. La force du mouvement populaire impose à l’État un changement de stratégie politique : plutôt que de n’être que dans la répression des mutualistes contestataires, le décret impérial de 1852 légalise les mutuelles en distinguant celles qui sont autorisées et celles qui sont approuvées. Les premières sont tolérées par le pouvoir tandis que les secondes bénéficient d’avantages financiers et organisationnels en échange d’un contrôle politique fort (les directeurs sont nommés par le préfet). L’enjeu pour l’État est de contourner la combativité populaire en se réappropriant la mutualité.

La réappropriation de la mutualité par l’ordre établi est progressive. L’étape de la Commune de Paris est décisive à comprendre car elle préfigure la Sécurité sociale de 1945 (Taithe, 2003, Vahabi et al., 2020). En 1871, les parisiens luttent contre l’État républicain qui a choisi la défaite militaire face à la Prusse et la répression sociale. Dans leur résistance, les parisiens décident d’un programme social ambitieux sur des bases d’auto-organisation des travailleurs. Après avoir expérimenté durant le 19ème siècle de multiples formes d’auto-organisation comme les mutuelles et les coopératives, ils inventent La Sociale. C’est cette invention qui leur vaut la fureur de la IIIème République se traduisant par la semaine sanglante et la construction du Sacré-Cœur dont le but affiché est d’expier les péchés des parisiens. Si l’école de la IIIème République vise à réduire l’influence religieuse, elle a aussi pour objectif d’éteindre le souvenir de la Commune.

Après l’écrasement de 1871 le mouvement ouvrier tend à se séparer entre les éléments qui pensent qu’il est possible de lutter à l’intérieur du capitalisme (ils continuent de le faire dans le mutualisme) et ceux qui sont favorables à des actions plus subversives (ils le feront principalement dans les syndicats, autorisés seulement en 1884). La loi de 1898, dite Charte de la mutualité, marque la républicanisation de la mutualité – au sens précis où elle accepte les principes de la IIIème République, c’est-à-dire celle de Thiers organisant le massacre des communards. Comme sous la mutuelle d’empire, la mutualité n’est pas la chose exclusive des mutualistes, elle est dirigée par les élites républicaines (instituteurs, médecins, etc.) et réservée aux travailleurs ayant un salaire suffisant pour abonder les cotisations. Les lois de 1910 (retraite ouvrière et paysanne) et de 1928-1930 consacrent une mutualité complètement assagie qui a intégré le principe de non-intervention dans le conflit capital-travail (sans parler des mutuelles à initiative patronale ou cléricale). Il faut aussi noter l’acception complète par la Fédération nationale des mutuelles de France, créé en 1902, de la Charte du travail de Vichy (1941) dont l’un des objectifs est justement de refuser l’existence d’une contradiction de classe entre ouvrier et capitaliste. S’il y a sans doute une part d’opportunisme et de fatalisme dans la docilité de la mutualité à l’égard de Vichy, il est aussi clair que la mutualité de 1941 n’est plus celle du début du 19ème siècle : elle ne souhaite plus modifier l’ordre social existant mais uniquement en négocier les modalités de fonctionnement.

Cette longue histoire permet de comprendre la radicalité de la Sécurité sociale de 1945. Il revient à Bernard Friot d’avoir mis en évidence avec force la rupture que constitue ce moment avec les institutions du passé (2012, 2017). Trois caractéristiques fondamentales sont à retenir : unité des caisses, taux de cotisation interprofessionnel unique et gestion par les intéressés. L’unité des caisses rompt avec la séparation des risques (famille, santé, vieillesse) qui avait par le passé réduit la puissance financière des assurances sociales. Le taux de cotisation interprofessionnel unique en finit avec la concurrence baissière interentreprise et interbranche sur le niveau de cotisation. La gestion par les intéressés consacre le mouvement d’auto-organisation tel qu’il s’est constitué durant le siècle précédent. Les conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale sont élus à ¾ par les ouvriers et à ¼ par le patronat. Il faut mesurer l’ampleur du changement : alors que les mutuelles étaient dominées par les élites impériales ou républicaines, pour la première fois, les ouvriers obtiennent les commandes d’une institution économique d’ampleur. La Sécurité sociale à sa création gère l’équivalent de la moitié du budget de l’État. Certes, les ouvriers ne sont pas complètement souverains puisque, d’une part, l’État impose un cadre légal strict et contrôle de près leur action et, d’autre part, le patronat a un poids minoritaire mais significatif dans l’institution. Mais, la classe ouvrière conquiert indéniablement un pouvoir économique et politique qu’elle n’avait jamais eu auparavant. C’est du fait de son pouvoir que la classe ouvrière peut imposer sa conception de l’institution : « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ».

Ce nouvel ordre n’avait rien de consensuel. Pour quelles raisons d’ailleurs les classes dirigeantes hostiles à la démocratie et au pouvoir du travail avant-guerre auraient-elles brusquement changé d’avis après-guerre ? La répression sociale, syndicale et politique, s’enracine dans le cœur de la IIIème République. La tradition d’auto-organisation et de résistance au couple État-capital explique en grande partie pourquoi la Sécurité sociale est aux mains des syndicats en France contrairement, par exemple, au cas du Royaume-Uni (dont le mutualisme était paradoxalement plus vif que dans l’hexagone). La Sécurité sociale telle qu’elle se déploie en 1945 n’a rien de consensuel et c’est pourquoi elle est combattue dès les premiers instants. La mutualité y voit la fin de sa raison d’être, les médecins refusent d’être soumis à l’autorité ouvrière, les indépendants et le monde agricole craignent d’être intégrés dans l’institution nouvelle, le patronat s’inquiète du niveau des charges et de la compétitivité à l’international, l’État n’accepte pas la contestation de son pouvoir politique. En 1949, un premier grand débat est organisé à l’assemblée pour réfléchir à la pertinence même de l’institution et, déjà, tous les arguments contemporains justifiant le retrait de la Sécurité sociale sont présents : inefficacité de gestion, opportunisme des assurés, compétitivité des entreprises, crise économique, vieillissement de la population, etc. (Da Silva, 2017).

En 1945 la Sécurité sociale n’a pas été instituée à la suite d’un débat apaisé et d’une étude technique sur l’efficacité de l’institution. Il n’y a pas eu de bilan coût-avantage. Elle est le produit de luttes sociales. S’il avait fallu attendre une expertise technique, même sur des bases pluralistes, jamais elle n’aurait vu le jour. Et pourtant, la France sort de la guerre, elle est partiellement détruite et il faut attendre 1949 pour voir disparaître les derniers tickets de rationnement. La Sécurité sociale est une institution politique née d’un conflit non institutionnalisé – la lutte de classe.

Il faut enfin noter une différence importante entre socialisation et nationalisation. La Sécurité sociale de 1945 entame une socialisation d’une partie significative de l’économie. Il se passe bien autre chose dans les secteurs et les entreprises nationalisés. Contrairement à la Sécurité sociale Renault est nationalisé sans que les salariés où les citoyens n’obtiennent de pouvoir politique sur l’entreprise. En ce sens, la Sécurité sociale de 1945 n’augmente pas le poids de l’État dans la société, elle le réduit. C’est la différence entre nationalisation et socialisation, entre État providence et La Sociale.

 

2. Le capitalisme sanitaire : bureaucratisation et marchandisation

L’histoire de la Sécurité sociale à partir de 1945 jusqu’à nos jours peut être analysée comme un processus progressif de réappropriation de l’institution par l’État, au service du marché (Batifoulier et al., 2020). L’État n’est nullement l’antithèse du marché, c’est son partenaire indispensable. À la suite des travaux menés par Philippe Batifoulier, je propose d’appeler par la suite ce couple, le capitalisme sanitaire4.

La première étape nécessaire pour remettre en cause la Sécurité sociale n’est pas économique mais politique (Friot, 2017). La radicalité de la Sécurité sociale étant le contrôle par les intéressés eux-mêmes, la première chose à faire est de contester la démocratie sociale. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, dès sa création l’institution est combattue et elle subit ses premières défaites (bien avant Reagan, Thatcher, Rocard et tous les autres). Le principe d’unité des caisses est violé par la séparation des caisses dites de Sécurité sociale d’un côté (santé et vieillesse) et les caisses d’allocations familiales de l’autre. Les indépendants, les cadres et les professions agricoles obtiennent la création de caisses séparées du régime général. L’unicité du taux de cotisation est remise en cause par des plafonds de cotisation (ce qui incite à la création de fonds d’assurance séparés pour les hauts salaires). Le pouvoir des ouvriers est minoré dans les caisses d’allocations familiales où ils n’occupent que 50% des sièges dans les conseils d’administration.

La réappropriation du pouvoir politique par l’État connaît deux grands moments. En 1967, les ordonnances Jeanneney-De Gaulle prévoient non seulement la séparation des risques (vieillesse et maladie) mais aussi le paritarisme (Valat, 2001). Le paritarisme est un recul dans la mesure où les salariés qui avaient ¾ des sièges dans les caisses de Sécurité sociale n’en n’ont plus que la moitié, au profit du patronat. La répartition ¾ – ¼ de 1945 était elle-même en recul par rapport à la revendication ouvrière (une personne, une voix), mais avec le paritarisme, le patronat est en mesure d’imposer ses décisions du moment où il s’associe avec un syndicat compréhensif. Au passage, on peut mesurer l’erreur qui consiste à présenter De Gaulle comme inventeur de la Sécurité sociale en constatant que dès son retour au pouvoir il s’empresse de réformer ce qui en constitue le cœur – l’autonomie ouvrière.

Le deuxième moment de réappropriation, ou d’étatisation de la Sécurité sociale, se déroule en 1995 avec les ordonnances Juppé-Chirac (voir par exemple, Hassenteufel et Palier, 2005). Si le mouvement social de l’hiver reste dans la mémoire collective comme une victoire contre la réforme des retraites, il faut dire à quel point ce fut une défaite pour la Sécurité sociale. Ces ordonnances créent entre autres la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) et les Agence régionales d’hospitalisation (ARH). Avec la LFSS, le parlement prend le pouvoir sur la Sécurité sociale en établissant à sa place le budget de l’institution. Ce budget prévoit l’ONDAM qui est l’outil bien connu définissant l’ampleur de l’austérité budgétaire pour la branche santé de la Sécurité sociale. Au chapitre de la prise de contrôle politique, il est utile de rappeler que les ARH préfigurent les Agence régionales de santé (ARS) qui ne sont rien d’autre que des préfectures de santé. Elles prennent leurs ordres du ministère et appliquent localement les principes généraux décidés par le gouvernement (la marge d’autonomie pour des projets locaux est faible, environ 2.5% de leur budget global, Duchesne, 2018). La CRDS, comme la Contribution sociale généralisée avant elle (en 1991), acte le refus d’augmenter les cotisations et la préférence pour l’impôt).

La prise de contrôle par l’État de la Sécurité sociale est un net recul démocratique. Celui-ci se fait au nom de l’expertise et de l’universalisme et il se traduit par une bureaucratisation massive du système de santé. Les décisions dans le domaine de la santé sont progressivement dépolitisées et confiées soit à des hauts fonctionnaires soit à des experts prétendument indépendants. La figure typique de cette bureaucratisation est l’Agence indépendante (Benamouzig et Besançon, 2005) : Agences régionales de santé, Haute autorité de santé, Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médicaux-sociaux, Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux médicaux, etc. Il ne s’agit pas ici de nier l’importance de l’expertise ou de remettre en cause le dévouement des « élites du welfare » (Genieys, 2005) mais de constater la dépolitisation des décisions de santé. Cette dépolitisation n’est qu’une façade puisque c’est l’État qui définit les objectifs et les moyens de ces agences.

Et alors ? On peut légitimement se demander en quoi le fait que la Sécurité sociale soit désormais contrôlée par l’État est un problème ? Le changement de propriétaire n’est pas sans effets. À la logique originelle de la Sécurité sociale « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins », l’État oppose la sienne : « chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon son niveau de risque ». La stratégie de l’État se décline en trois niveaux logiquement articulés qui définissent son rôle dans le capitalisme sanitaire.

 

a) L’État décide des risques qu’il souhaite prendre en charge (politique de ciblage) ce qui solvabilise le capital dans le public et lui ouvre de nouveaux marchés dans le privé.

Au nom de la crise économique (lutte contre le chômage, concurrence internationale, etc.), l’État utilise la Sécurité sociale comme variable d’ajustement en refusant d’augmenter le taux de cotisation. Dès lors, il organise un désengagement sélectif du financement des soins. Il concentre son action sur les « gros risques »5 qui sont trop lourds à assurer pour les acteurs capitalistes. Ce faisant il départage progressivement le financement des soins de santé entre ce qui est susceptible de générer des profits et ce qui n’est pas rentable. L’État finance ainsi majoritairement les soins à hôpital à hauteur de 92.9%, les maladies graves à 100% (via le dispositif Affection longue durée) et les plus pauvres à 100% du tarif de la Sécurité sociale (par la Couverture maladie universelle complémentaire). Le point commun de ces différentes cibles est qu’elles concernent des activités qui ne seraient pas rentables si elles n’étaient pas solvabilisées par la collectivité. À l’inverse, le « petit risque » est moins bien remboursé : soins de ville (69%), médicaments (75%) et autres biens médicaux dont optique (45.6%)6.

Cette situation est une aubaine pour le capital qui peut investir le marché des complémentaires santé (Abecassis et al. 2018). Organisée notamment par la directive européenne Solvency, la concurrence est telle que les acteurs mutualistes sont contraints d’aligner leurs modalités de gestion sur celles des assureurs privés à but lucratif. Or, comparativement à la Sécurité sociale les complémentaires sont plus inefficaces et plus inégalitaires. Les frais de gestion de la Sécurité sociale représentent 5% des cotisations contre entre 15 et 20% pour les complémentaires (ces dernières doivent rémunérer le capital et engager des frais publicitaires). En 2018, les coûts de gestion de la Sécurité sociale s’élevaient à 7.3 milliards contre 7.5 pour les complémentaires alors que la Sécurité sociale gère 158.8 milliards de prestations contre 27.3 pour les complémentaires. En plus d’être un gouffre financier, les complémentaires sont inégalitaires. Si les ménages les plus riches sont ceux qui peuvent s’offrir les contrats les plus protecteurs, ils sont aussi statistiquement les moins malades. Paradoxalement, les plus riches paient donc chèrement des complémentaires qu’ils n’utilisent pas et les plus exploités ne peuvent pas se payer une couverture dont ils ont besoin.

La politique de ciblage est également essentielle pour le capital en cela qu’elle lui procure des marchés publics sur le gros risque. En effet, si le financement des soins est public, la production des soins ne l’est pas toujours. Par exemple, la Sécurité sociale solvabilise la spéculation financière de l’industrie pharmaceutique en lui achetant ses médicaments les plus innovants à un prix exorbitant. Le financement public de l’hôpital permet le développement de l’hospitalisation privée à but lucratif. Au total, le haut niveau de financement public est alors une nécessité pour le capital privé. L’État et le marché sont main dans la main.

 

b) Là où l’État intervient, il impose une austérité budgétaire et une industrialisation des soins (connue sous le nom de nouveau management public).

L’État doit régler une contradiction fondamentale au sujet des dépenses publiques de santé. D’un côté, il n’est pas possible de privatiser complètement le système de santé sans quoi de nombreuses activités non rentables mais essentielles à la stabilité sociale ne pourraient pas être prises en charge. D’ailleurs, la privatisation n’est pas souhaitable non plus car la dépense publique permet de solvabiliser la demande au profit du capital. D’un autre côté, l’État promeut une réduction des cotisations et de l’impôt dans le but de favoriser l’expansion des marchés7. En réponse à cette contradiction, lorsqu’il doit intervenir l’État cherche à réorganiser la production publique de soin de façon à contenir au maximum la dépense publique non désirable.

Le plus grand poste de dépense étant la masse salariale, c’est en priorité la force de travail qui supporte ces évolutions (Math, 2017). Pour cela l’État réorganise le fonctionnement des structures de santé et il se mue en employeur sur le modèle marchand (Batifoulier et al. 2013, Belorgey, 2010, Juven, 2016). Dans l’esprit du nouveau management public, il s’inspire des normes de gestion du secteur privé à but lucratif : rémunération à la performance, individualisation des rémunérations, tarification à l’activité (T2A), direction par objectif, contournement des statuts et précarisation du travail (soignant et non soignant), externalisation, etc.

La gestion des soins est littéralement industrialisée au sens où le travail est prescrit par des normes chiffrées et standardisées de productivité empêchant les professionnels de s’adapter aux cas et de prendre le temps du souci de l’autre (Da Silva, 2018 a et b). In fine, cette politique créée de la souffrance au travail et de la qualité empêchée. L’industrialisation du travail et la maîtrise des dépenses expliquent en grande partie la dégradation des conditions de travail des professionnels (soignants ou non) et de la qualité du service rendu.

c) La pénurie organisée des budgets se double du recours aux marchés financiers pour financer (financiariser) les dépenses courantes, la dette et les investissements.

La pénurie organisée de financement se double du recours de plus en plus massif aux marchés financiers. Il ne s’agit pas ici de la financiarisation de l’industrie pharmaceutique ou des assurances privées mais de la Sécurité sociale elle-même. Trois canaux de financiarisation de la Sécurité sociale peuvent être distingués : l’ACOSS, la CADES et les hôpitaux.

Les ordonnances de 1967 n’ont pas fait que de séparer les « risques » couvert par la Sécurité sociale et introduire le paritarisme, elles ont aussi créé une banque de la Sécurité sociale : l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS). Le rôle de l’ACOSS est de gérer la trésorerie des différentes caisses de Sécurité sociale. En 2017, environ 2 300 milliards ont circulé dans ses comptes (soit plus que le PIB). Le problème principal de gestion est l’existence d’un écart entre le moment où sont payées les prestations et le moment où arrivent les cotisations. Avant 2006, la caisse des dépôts et consignations assurait les prêts nécessaires, désormais l’ACOSS peut se tourner vers les marchés et c’est ce qu’elle fait. Entre 2007 et 2017, le montant emprunté sur les marchés domestiques et extérieurs a été de 156 milliards d’euros. En 2017, 73% des émissions se faisaient en Euro Commercial Papers (titres en euros ou en monnaie étrangère). Les grandes agences de notations, Moddy’s (États-Unis), Sandard’s and Poors (États-Unis) et Fitch (Royaume-Uni), affirment la grande qualité financière du « trou de la sécu » : AA2, AA, AA8.

Le deuxième canal de financiarisation est celui de la CADES. Elle a pour objectif de reprendre en fin d’année les déficits de la Sécurité sociale afin de les amortir à long terme. Tandis que l’ACOSS gère des déficits de court terme, la CADES gère la dette à long terme. Elle cherche alors des financements auprès des marchés. Elle est financée principalement par la CRDS. Dans un rapport du CADTM de 2015, Pascal Franchet, contrôleur des finances publiques à la retraite, tirait un bilan très négatif de l’institution : « La CADES a donc remboursé, fin 2011, 59.6 milliards d’euros de capital en versant 38.3 milliards d’euros d’intérêts et de commissions. C’est ce qu’on appelle une affaire très rentable mais pour qui ? » (p. 26).

Le troisième canal de la financiarisation est l’hôpital. En raison de la faiblesse de l’ONDAM les hôpitaux ont dû recourir à des modalités de financements alternatives pour investir. Les « Plan hôpital » de 2003 et 2007 ont facilité l’accès aux banques et aux marchés. Les investissements sont passés de 4.4 milliards en 2003 à 7.4 en 2009 et la dette a doublé de 11.9 milliards à 24 sur la même période. En 2017, la dette des hôpitaux était de 30 milliards (90% détenus par les banques, 10% par les marchés de titres). Cette évolution du financement de l’hôpital a été réalisée au plus grand profit des banques : Dexia, Caisse d’épargne, Crédit agricole, etc. En plus de son coût important (le taux d’intérêt est compris entre 3 et 4%), ce mode de financement a conduit en 2012 à l’accumulation de 2.6 milliards d’euros d’emprunts toxiques. La même année une partie de la dette a dû être reprise : 678 millions d’euros en 2012 (51% par le public, 49% par les banques) (Cour des comptes, 2018).

 

3. La santé, un monde d’inégalités

Quelles sont les conséquences de ces politiques sur l’accès aux soins ? Les plus pauvres sont les plus malades : ils devraient donc être privilégiés par une politique d’accès aux soins. Ce n’est pas ce que l’on observe. Le capitalisme sanitaire produit trois grands types d’inégalités d’accès aux soins : les inégalités territoriales, les barrières tarifaires et le rôle de la complémentaire santé.

 

a) Les inégalités territoriales et la problématique des déserts médicaux

La France est traversée par des déserts médicaux. Il s’agit de territoires où peu de médecins sont installés. Cette notion est une approche des inégalités : certains territoires et pas d’autres souffrent d’une carence en médecins. Les déserts médicaux ont été identifiés par la densité médicale qui correspond au nombre de médecins pour 100 000 habitants : 156 pour les généralistes et 180 pour les spécialistes (Sicart, 2013). On recense alors deux grands types de territoires déficitaires : les zones rurales et les banlieues des grandes agglomérations.

L’accès territorial aux soins peut aussi être approché du côté du patient et prendre en compte le temps que met le patient pour accéder au médecin. Pour la quasi-totalité de la population, il faut moins de 15 minutes pour accéder à un généraliste et pour 95% de la population moins de 45 minutes pour accéder à un spécialiste. Il reste donc 3 millions de personnes qui mettent plus de temps. Une étude de 2017 du ministère de la Santé a cherché à définir l’accessibilité territoriale à partir de plusieurs critères : accès aux médecins, aux urgences ou à la pharmacie. Il ressort que 13,6 % de la population connaît au moins une difficulté d’accès. Ces inégalités territoriales d’accès aux soins résultent de 3 principaux mécanismes (Vergier et al., 2017).

Le premier est la liberté d’installation des médecins libéraux. Le numerus clausus, qui limitait le nombre d’étudiants admis en deuxième année d’étude médicale, est aussi pour une part responsable de ces inégalités. Créé en 1971 et concernant toutes les professions médicales, il a été fortement réduit dans les années 1990 de 8 500 à moins de 4 000 étudiants pour la médecine. La réduction drastique de l’accès à la profession, alors qu’il y a de très nombreux candidats, a organisé la pénurie. Les déserts médicaux ont aussi des racines non médicales. Les territoires les plus désavantagés socio-économiquement (chômage, pauvreté, …) le sont aussi au regard de l’accès aux médecins. Ces régions sont aussi sous-dotées en services publics. Les déserts médicaux sont un symptôme de la politique de métropolisation (voir infra).

Malgré quelques tentatives d’inciter les médecins à s’installer en zone sous-dense, la puissance publique semble avoir accepté la situation et préfère désormais miser sur les consultations à distance via la télémédecine… au profit des industries qui les vendent (Rauly, 2015).

 

b) Les barrières tarifaires et les dépassements d’honoraires

La densité médicale dans la banlieue nord de Paris est deux fois plus faible qu’au centre de Paris. On pourrait objecter qu’il faut 15 à 20 minutes de transport en commun pour aller d’un point à un autre. C’est oublier qu’à la pénurie de médecin, se greffe le prix des soins. Il est toujours possible de trouver un médecin à Paris, mais cela coûte très cher du fait de dépassements d’honoraires. Si dans certains cas il est toujours possible d’être à moins de 15 minutes d’un médecin, cela ne signifie pas qu’il soit accessible financièrement. La capacité de payer a aussi une influence sur le délai d’obtention d’un rendez-vous. La conjonction d’inégalités territoriales d’accès aux soins et des dépassements d’honoraires définit la fracture sanitaire.

Avec le temps, le secteur 2 s’est largement développé pour la médecine de spécialité et la majorité de l’installation des chirurgiens se fait en secteur 2 (85 % des chirurgiens) (Batifoulier et al., 2018). Le taux de dépassement a été multiplié par 7 entre 1990 et 2010 pour les médecins spécialistes. En 1985, il en coûtait en moyenne 23 % de plus au patient que le tarif de la Sécurité sociale (tarif opposable). En 2010, il en coûte 54 % de plus. Les dépassements d’honoraires peuvent être d’un montant très élevé et contraindre les ménages à faire appel au crédit pour les financer. Ils existent aussi bien à l’hôpital public qu’en clinique privée.

Les dépassements d’honoraires sont très concentrés sur le territoire et très souvent tous les médecins d’une même spécialité médicale dans un même territoire sont en dépassements d’honoraires. Par exemple, 27 départements ne disposent d’aucun urologue au tarif de la Sécurité sociale. Ces contraintes n’offrent pas d’autres choix aux patients que de payer chèrement les soins ou d’y renoncer.

 

c) Le rôle de la complémentaire santé dans le développement des inégalités

S’ils sont de première importance, les obstacles financiers aux soins ne peuvent se résumer aux dépassements d’honoraires. Les soins dentaires, les aides auditives ou encore les lunettes sont aussi très coûteux pour le patient qui doit supporter des restes à charge importants.

Pour beaucoup de soins les plus fréquents, ce n’est plus la Sécurité sociale qui est l’assureur dominant, mais les assurances privées. Or, si la Sécurité sociale prend en charge de façon égale les soins pour tous les patients, il n’en va pas de même pour les complémentaires santé. Le développement des complémentaires santé affaiblit automatiquement la solidarité de la couverture de santé et en particulier la solidarité entre classes de revenus (Jusot et al. 2017).

Il reste près de quatre millions de personnes qui en sont dépourvues parce qu’elles ne peuvent pas se la payer ou ne sont pas visées par les programmes destinés aux plus démunis. Il n’y a aucune raison de renoncer pour raison financière à un séjour à l’hôpital quand la Sécurité sociale prend en charge les frais. Mais si on n’a pas de complémentaire santé pour prendre en charge le forfait hospitalier de 18 euros par jour, le séjour devient plus problématique.

À ces obstacles financiers s’ajoutent les inégalités de couverture (Perronnin, 2016). Les plus aisés n’ont pas de difficultés à se payer une bonne assurance complémentaire, les plus modestes oui. Ce sont donc eux qui sont les plus vulnérables à l’importance de la part complémentaire sur certains soins. Or, ceux qui ont le plus besoin d’une couverture de qualité, parce qu’ils sont potentiellement les plus malades, sont aussi ceux qui ont les plus grandes difficultés à se la payer. « Plus on est pauvre, plus on est malade, moins on est couvert ». À l’inverse, ceux qui peuvent s’offrir les meilleurs contrats sont ceux qui en auront le moins besoin. Dans ce contexte, le moindre euro transféré de la Sécurité sociale à l’assurance santé complémentaire est un euro d’inégalité. Seuls les assureurs privés se réjouissent de la situation puisqu’ils assurent des bons risques.

Tout ce qui vient d’être décrit sur le système de santé n’échappe pas aux transformations globales du capitalisme. Les lieux de production se sont déplacés dans des pays où l’exploitation du travail est plus facile et l’industrialisation de l’agriculture a désertifié une grande partie du territoire. Cela induit ce que les géographes appellent le phénomène de métropolisation (Clerval, 2013, Garnier, 2010). Il se caractérise notamment par deux piliers. D’une part, on assiste à une gentrification du centre-ville : la petite bourgeoisie remplace les populations d’ouvriers et d’employés relégués en périphéries. D’autre part, les services publics désertent également la campagne (poste, école, train, etc.) et la périphérie tandis que les investissements publics massifs se font dans les métropoles (musées, gares, universités, etc.).

La politique de santé est marquée sous cet aspect par le paradoxe de la décentralisation. Alors que la démocratie sanitaire et l’implication des régions laissent penser à l’existence d’un réel pouvoir local, ces dernières années se caractérisent par un renforcement du pouvoir central. La métropolisation en santé se caractérise alors par la concentration de la majorité des ressources publiques dans les métropoles. Afin de réduire l’hospitalo-centrisme, la stratégie est d’investir massivement dans des hôpitaux de pointe et construire sur le reste du territoire des réseaux de soin avec des structures dotées d’un panel d’activité de plus en plus faible et un plateau technique réduit. Cela explique la fermeture de services d’urgence, de maternités, etc. Les problèmes de santé qui ne peuvent pas être pris en charge par le réseau existant en périphérie ou dans les territoires ruraux doivent remonter à la métropole. C’est la politique des Groupement hospitaliers de territoires. Le refrain plaidant pour une meilleure coordination des soins vise en réalité à transférer en ambulatoire ce que l’hôpital ne peut plus faire faute de moyens. La télémédecine et l’hospitalisation à domicile sont d’autres facettes de cette politique. Or, l’hôpital est souvent le seul recours quand l’accès aux soins ambulatoires fait défaut et quand les inégalités s’accroissent. À la désertification en ambulatoire s’ajoute celle des services hospitaliers.

 

Conclusion intermédiaire

La problématique posée au début de ce texte était : « Pourquoi la montagne de connaissances que nous avions sur les difficultés de notre système de santé n’a pas été mobilisée pour le réformer avant la catastrophe ». Nous pouvons avancer désormais une hypothèse : l’État s’étant progressivement réapproprié la Sécurité sociale, c’est lui qui, appuyé sur une vaste bureaucratie, décide de la politique de santé au service du marché, indépendamment des aspirations populaires. Ce cadre théorique permet de jeter une lumière neuve sur les évènements majeurs de la pandémie du covid-19. Quel regard peut-on porter sur la mobilisation à l’hôpital débutée l’année dernière et les réponses du gouvernement ? Comment explique-t-on les échecs successifs du système de santé d’un point de vue sanitaire ? Que peut-on penser du « plan massif » pour l’hôpital annoncé par le président de la République ? Ne faut-il pas renouer avec la socialisation du système de santé en combattant explicitement l’État et le capital ? Armée de l’hypothèse d’une lutte entre Sécurité sociale et capitalisme sanitaire, la seconde partie du texte proposera des pistes de réflexion pour répondre à ces questions.

 

Bibliographie

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références

1. On peut se reporter par exemple à Abecassis et Coutinet (2018), Batifoulier (2014), Batifoulier et al. (2018), Belis-Bergouignan et al. (2014), Belorgey (2014), Bergeron et Castel (2014) et Juven et al. (2019), Palier (2005), Pierru (2007).
2. Il ne s’agit en aucun ici de se désolidariser des mouvements de résistance en cours qui prennent cette forme mais de montrer en quoi ils sont insuffisants.
3. On pense principalement à La situation des classes ouvrières en Angleterre en 1844 d’Engels et au Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie de Villermé.
4. La formulation de capitalisme sanitaire suppose acquis le lien nécessaire entre capitalisme et État. Certains pans de la littérature supposent au contraire qu’il faut distinguer capitalisme et État dans la mesure où il existe des capitalismes sans État. Je ne tranche pas dans ce débat ici et préfère la formule « capitalisme sanitaire » plutôt que celle, plus lourde et tout aussi discutable, de « capitalisme d’État sanitaire ».
5. La partition entre gros risque est petit risque est très problématique car un petit risque peu devenir gros s’il n’est pas soigné.
6. Les données chiffrées de cette section proviennent du rapport Dépenses de santé en 2018, DREES, 2019.
7. Pourtant, aucune étude n’a réussi à démontrer un impact positif de la réduction des cotisations sociales sur la réduction du chômage (Husson, 2015).
8. Les données chiffrées et les évaluations des agences de notations se trouvent directement sur le site internet de l’ACOSS.

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