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SOURCE : Dissidences
Un compte rendu de Christian Beuvain et Jean-Guillaume Lanuque
Et 1917 devient révolution… est le catalogue de l’exposition proposée par la BDIC de Nanterre d’octobre 2017 à février 2018, à l’occasion du centenaire des révolutions russes. 1917, « année de tous les possibles », éclairée ici sous l’angle du renouveau de l’historiographie. Depuis vingt-cinq ans environ, des recherches revisitent 1917 en s’adossant à de nouvelles sources documentaires, dont les archives iconographiques – dessins de presse, affiches, cartes postales, photographies, peintures, gravures, etc. – ou filmiques forment la part la plus prometteuse, les bolcheviques s’étant aperçu très rapidement que pour mobiliser une population analphabète à 80% (voire plus dans les régions d’Asie centrale), l’image jouerait un rôle clé. Le grand intérêt de cet ouvrage, c’est donc la richesse de son iconographie, qui met à profit le riche patrimoine de la BDIC, dont l’origine remonte justement à 1917. Les auteurs ont eu à cœur de présenter des œuvres pour la grande majorité d’entre elles peu connues voire inconnues, ce qui renforce l’attrait de l’ouvrage. Bulletins de vote pour les élections à la Constituante (p. 50-53), dessins, dont le croquis sur le vif, par un certain Artsybouchev1, d’une séance de travail, en janvier 1918, de trois commissaires du peuple, Lénine, Nicolas Podvoiski, Alexandra Kollontaï, auxquels s’ajoute, mystérieusement, la socialiste-révolutionnaire de gauche Maria Spiridonova, qui n’a pourtant jamais été membre de ce gouvernement … (p. 14), caricatures étonnantes de Victor Deni, un des futurs « grands » de l’iconographie soviétique, qui en juillet 1917, participe pourtant avec ardeur à la campagne présentant Lénine comme traitre et agent allemand (p. 99), ou des photographies étonnantes, comme celle d’adolescents et d’enfants, membres des Jeunes communistes de Toula (ville au sud de Moscou), haranguant une foule depuis le toit du train d’agitation2 « Révolution d’octobre » (p. 146)3. Parmi les historiens mobilisés pour présenter les révolutions russes sous ce nouvel angle, outre les coordonateurs, se trouvent par exemple de jeunes chercheurs qui travaillent sur les cultures, les révolutions artistiques ou les caricatures, comme Olga Danilova, Oxana Ignatenko-Desanlis – qui fit sa thèse sur les revues satiriques russes – et Benoît Sapiro.
Dans la présentation générale, Alain Blum insiste, selon nous de manière un peu trop unilatérale ; sur la confiscation d’emblée du pouvoir par les bolcheviques, tandis que Sabine Dullin, dans un article sur la Constituante, présente des réflexions et des données extrêmement pertinentes (dont le réseau d’implantation locale des socialistes-révolutionnaires (SR), plus développé, expliquant probablement en partie leur victoire), montrant bien le déluge de papiers et de listes que concentra cette élection, avec la difficulté subséquente pour les électeurs de s’y retrouver. Tamara Kondratieva, pour sa part, livre une passionnante étude sur les chants révolutionnaires, dans laquelle on découvre que la célèbre « Marseillaise » française fit l’objet en Russie de plusieurs adaptations, dont une « Marseillaise des étudiants » par le bolchevique Alexandre Bogdanov. Fort intéressante également, l’analyse qu’Alexandre Sumpf livre sur le film de Grigori Boltianski, Le Coup d’État d’octobre, daté de décembre 1917, et qui montre deux camps – dont celui « de la « Révolution » [qui] célèbre ses héros » (p. 71) –, deux visions sur le point de se percuter4.
La partie suivante se penche sur la centralité de la guerre, avec des éclairages entre autres d’Alexandre Sumpf sur la critique sociale dans la presse et les caricatures (dont celle de Re-Mi, p. 92, sur le caractère relatif de l’accusation de bourgeois) et de Thomas Chopard5 sur les déserteurs, qui n’eurent droit à des éloges que durant une brève période, à la fin 1917. La question, qui devient vite cruciale, des nationalités et de leur entrée en révolution est également le sujet de la quatrième partie (« Éclats d’Empire et désirs des nations »), introduite par Sabine Dullin. Elle propose une synthèse utile sur la question, remarquant avec justesse que « les élans d’émancipation nationale et anticoloniale » furent trop rapidement recouverts, pendant et après la guerre civile par la lutte idéologique « devenue globale entre le communisme et l’anticommunisme » (p. 123). Parmi les documents iconiques proposés, des photographies de la proclamation de la République du Turkestan, à Tachkent (avril 1918) ou une affiche de 1919, anonyme mais émanant des services politiques de l’Armée rouge, adressée « Aux camarades musulmans » afin de les rallier au bolchevisme, manière d’aller plus loin, presque deux ans plus tard, que l’appel « A tous les travailleurs musulmans de Russie et d’Orient » lancé par Lénine et Staline, fin novembre 1917, pour gagner sinon la sympathie des populations musulmanes des périphéries, du moins leur neutralité. Les articles suivants permettent de découvrir la multiplicité des souverainetés revendiquées à travers les papiers-monnaie émis, des artistes juifs méconnus – Boris Aronson, Issachar Ber Ryback et Kirill Zdanevitch –, une présentation, par Emilia Koustova, des trains de propagande (agit-train, agitpoezda en russe) pendant la guerre civile, un outil de mobilisation des populations périphériques et de matérialisation d’un « pouvoir soviétique encore largement absent de ces territoires. (p. 146), ou une excellente définition des Blancs par Thomas Chopard (« une armée sans État », p. 143).
Les deux dernières parties se penchent respectivement sur les événements russes vus de France et sur la problématique mémorielle. L’occasion de mettre en lumière le travail accompli par le baron de Baye6, présent en Russie de 1890 à 1920, qui collecta une masse de documentation devenue ensuite le fonds de la BDIC ; non sans risque, puisqu’il fut par deux fois arrêté par la Tcheka. Autre composante des ressources de la BDIC, la collection de photographies de l’association France-URSS. Quelques portraits permettent par ailleurs de présenter Pierre Pascal, pour les pro-bolcheviques, et Eugène Petit et Charles Dumas, pour le camp opposé. La partie sur les mémoires recoupe en grande partie le contenu de l’ouvrage Le Spectacle de la révolution, dirigé en particulier par Jean-François Fayet et Emilia Koustova7, et on citera seulement les photos du spectacle de masse sur la prise du palais d’hiver, réalisé en 1920, comme exemple de célébration bolchevique ouvrant à la mythification poussée d’Octobre.
Marc Ferro, chercheur ayant apporté un travail incontournable sur l’histoire de 1917, livre une postface principalement centrée sur la question de la commémoration des événements en Russie.Et 1917 devient révolution… constitue ainsi une très belle somme (ne comportant que très peu d’erreurs8 ou d’oublis9) sur le sujet des révolutions russes, porteuses de modernité. Il mérite de figurer aux côtés de plusieurs ouvrages du même type, Revolution : Russian Art 1917–1932, catalogue de l’exposition du 11 février au 17 avril 2017, Londres, Royal Academy of Arts, 201710, David King, Sous le signe de l’étoile rouge. Une histoire visuelle de l’Union soviétique de février 1917 à la mort de Staline (Red Star over Russia), Paris, Gallimard, 200911 ou Rouge. Art et utopie au pays des soviets, catalogue de l’exposition au Grand Palais, 20 mars-1er juillet 2019, Paris, Réunion des musées nationaux, 2019.
1Aucune précision n’est hélas fournie sur ce dessinateur, admis pourtant à assister aux séances du Sovnarkom(Conseil des commissaires du peuple).
2Les trains d’agitation ou agit-train (agitpoezda en russe) sont lancés en août 1918. Décorés de slogans et de peintures de propagande, ils sillonnent les zones rurales pour apporter à une paysannerie dispersée et isolée les valeurs et le programme du nouveau gouvernement révolutionnaire, pour transformer radicalement la société et commencer à poser les bases de l’État soviétique. Ils transportent militants, matériel de propagande axé sur l’image et le film – Dziga Vertov animait la section cinéma –, informations sur la santé publique et l’alphabétisation. Il exista également un célèbre agit-bâteau (agitparokhody) baptisé « Étoile rouge », sur la Volga. Il n’existe encore aucune étude exhaustive en français, mais sur le train « Orient rouge » (Krasnyi Vostok en russe), on lira l’article de Robert Argenbright, « Vanguard of « Socialist Colonisation » ? The Krasnyi Vostok Expedition of 1920 », Central Asian Survey, vol. 30, n° 3-4, septembre/décembre 2011, p. 437-457.
3On peut également noter la superbe double affiche, avant-après, de Dimitri Moor (p. 80-81), ou, du même, l’extension rêvée de la révolution mise en image (p. 203) et « Le tribunal du peuple » (p. 208-209).
4D’Alexandre Sumpf, rappelons l’ouvrage Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/6505
5Auteur d’un livre important sur Le Martyre de Kiev. L’Ukraine en révolution entre terreur soviétique,nationalisme et antisémitisme, chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/6805
6Il fut aidé par le slaviste André Mazon, présent en Russie également en 1917, qui y collecta les premières affiches révolutionnaires.
7Voir son analyse sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/9133
8Notons par exemple une confusion opérée par Sophie Coeuré dans son article sur « La chute des Romanov », la légion tchèque semblant voir le jour à l’été 1917, avant que Kerenski ne décide d’exiler la famille Romanov loin des centres du pouvoir (p. 26). Rappelons que la légion tchèque se mutine contre le pouvoir bolchevique en mai 1918. De même, ce n’est pas Félix Dzerjinski qui créé la Tchéka, mais un décret du Sovnarkom(Conseil des commissaires du peuple) en décembre 1917, qui lui en confie la direction (Alain Blum, p. 22). Enfin, il semble y avoir une inversion entre le texte d’A. Blum sur deux affiches de Koustodiev et de Boutchkine, et la légende de ces deux affiches (p. 89).
9Page 107, le texte de l’affiche sur l’armée rouge n’est pas traduit en totalité.
10Lire le compte rendu sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/9119
11Lire le compte rendu sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/9108