Fanny Lederlin : “On laisse le travail envahir les moindres recoins de notre vie”

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SOURCE : Marianne

Fanny Lederlin est doctorante en philosophie, à l’Université de Paris. Elle s’intéresse aux mutations qui touchent du monde du travail. Elle se penche avec nous sur ce que pourrait être le “travail de demain”.

 

Dans Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail (PUF), Fanny Lederlin analyse l’apparition d’une nouvelle forme de travail, liée aux technologies et à de nouvelles formes de management. Rencontre.

Marianne : Vous avez travaillé quinze ans dans la communication. En quoi cette expérience a nourri votre réflexion ?

Fanny Lederlin : C’est quand j’étais travailleuse salariée en agence de communication que j’ai commencé à percevoir les mutations à l’œuvre. J’ai pressenti que quelque chose de grave allait se passer, à double titre. En tant que communicante, j’ai vu mon métier changer. La dimension créative déclinait au profit d’une dimension beaucoup plus analytique et une progression de la place des algorithmes : ce que j’appelle dans le livre “la logique du calcul” s’impose. Ensuite, j’ai constaté chez mes clients que le rapport au travail changeait et un rapport au temps s’accélérait. Leur façon de se considérer et de considérer ce qu’ils faisaient se dégradait.

J’ai créé le mot à partir du néolibéralisme, dont il en est la conséquence

Comment définiriez-vous le “néotravail” ?

C’est une espèce de barbarisme que j’ai inventé, qui résume l’ensemble des mutations que j’ai pu observer. Au départ, ce sont des mutations technologiques qui sont à l’œuvre : robotisation et digitalisation. Il y a ensuite de nouvelles formes de management. Elles aboutissement selon moi à trois grands types de dégradation. La première, c’est une atomisation des travailleurs, c’est-à-dire un éclatement du travail et une diffusion dans les moindres recoins de notre vie. Le deuxième phénomène que j’observe, c’est ce que j’appelle le “sale travail”. Il s’agit d’une façon d’externaliser tous les travaux subalternes et de sous-traiter tout ce qui n’a pas de valeur d’un point de vue comptable : les services généraux, le ménage. C’est une manière de dualiser le marché du travail avec des travailleurs reconnus et des sous-travailleurs invisibles, qui sont souvent des femmes racisées mal-payées. Le troisième phénomène, c’est ce que je nomme le “travail total”. Je perçois dans les nouvelles formes de travail des germes, non pas de “totalitarisme”, mais de mécanisme totalitaire. Je me suis appuyé pour cela sur le travail de Hannah Arendt.

Le “néotravail” est aussi lié à une idéologie : le néolibéralisme…

Oui, j’aurais dû commencer par cela. J’ai créé le mot à partir du néolibéralisme, dont il en est la conséquence. Il faut néanmoins souligner que cette idéologie ne date pas d’hier. Elle naît dans les années 1930, avec le colloque Walter Lippmann. Elle a traversé l’époque, en passant à mon avis par le nazisme. Ce n’est pas pour rien que le livre de Johann Chapoutot (Libre d’obéir, Gallimard, 2020) sort maintenant. Je pense néanmoins qu’il y a une toute petite erreur de raisonnement dedans, si je suis me permettre. Il compare un certain nombre de travers du management contemporain à ce qu’il a pu voir dans le management nazi. Pour moi, c’est parce que le nazisme prend ses sources dans les années 1930, quand le néolibéralisme lui aussi s’est créé. La source est en amont et elle a créé deux branches. Les formes actuelles du travail sont les conséquences de cette pensée-là, avec le darwinisme social, etc.

Pour vous, il se divise en deux catégories : le “travail du soin” (“désigne les activités humaines qui prennent en charge le vivant”) et “le travail du clic”. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Pour le travail du soin, je m’appuie sur le concept du “care”, qui a été développé il y a des dizaines d’années, notamment par une auteure américaine qui s’appelle Carol Gilligan. C’est, pour moi, une catégorie qui regroupe ces sous-travailleurs dont je parlais tout à l’heure : ménage, nettoyage, etc. Mais j’y inclus aussi des travailleurs jusqu’à présent mieux considérés mais qui le sont de moins en moins, comme les instituteurs, les professeurs, les aides-sociales. C’est paradoxal, puisqu’ils ont en charge la vie même.

A côté de cela, j’emprunte à Antonio Cassili le concept de “travail du clic”, qu’il introduit dans En attendant les robots. Cela définit l’ensemble du “digital labor”. Il y a un certain nombre de catégories. Cela peut être du service, type Uber, cela peut-être du micro-travail, chez soi, par exemple pour Amazon, cela peut-être les travailleurs du web : une nouvelle forme de travail hallucinante.

Selon vous, le travailleur du clic est de plus en plus délocalisé hors de son entreprise. Pourquoi ?

C’est assez logique. Il naît avec la digitalisition. Ce sont des technologies qui permettent de travailler chez soi ou loin de son entreprise. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’il n’y a pas que les travailleurs du clic qui le font. Les cadres travaillent de plus en plus chez eux. Il y a de plus en plus d’auto-entrepreneurs, à cause d’une appétence pour l’indépendance. Ils se retrouvent à travailler dans les espaces de coworking, chez eux, dans les cafés, dans les aéroports, etc. Voilà pourquoi il s’agit d’un phénomène de masse.

On pourrait vous répondre que ces travailleurs sont plus autonomes vis-à-vis de leurs patrons : ils gèrent leur temps, leurs déplacements, ils peuvent voir leurs enfants, aller les chercher à la sortie de l’école à 16h, etc.En quoi c’est donc critiquable ?

Tout cela est vrai. Il y a un confort de vie indéniable lié à ces nouvelles formes de travail et une nouvelle forme de liberté. Le problème, c’est que de façon insidieuse, on laisse le travail envahir les moindres recoins de nos vies. Quand on travaille à domicile, on fait entrer le travail dans le domicile. La frontière entre ce qui est de l’ordre du travail et ce qui est de l’ordre de la vie privée disparaît peu à peu. On se retrouve à tapoter sur notre clavier à 22h30 ou sur nos lieux de vacances. Il y a une espèce d’invasion du travail, du fait de cette liberté. C’est le retour de manivelle de ce confort.

Vous montrez que tout cela est très lié aux technologies. Le sociologue Jacques Ellul écrivait : “Pas d’autonomie de l’homme face à l’autonomie de la Technique.” Est-ce une illustration de son propos ?

Je m’appuie plutôt sur Günther Anders. Mais effectivement, il y a des points communs entre les deux pensées. Ce sont deux auteurs du XXesiècle.

D’ailleurs le premier livre d’Ellul date des années 1930…

Exactement. Cela fait un siècle que nous ressentons l’autonomisation de la technique par rapport à l’humain. Elle prend quasiment son essor sous sa propre énergie cinétique. Bien sûr que c’est l’homme qui a créé la technique. Mais depuis il a un mouvement qui lui semble propre et nous sommes les spectateurs.

Est-ce que cela ne nous prouve pas que le néolibéralisme n’est pas foncièrement conservateur, mais est plutôt progressiste ? Dans Le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels constataient déjà “La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. (…) Cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes.”

Exactement. Je pense que le capitalisme n’est effectivement pas conservateur. Marx l’avait très bien décelé. On a pu, peut-être au XXe siècle s’illusionner, en pensant que le capitalisme était le système de l’ordre. Mais on reprend conscience que l’essence du capitalisme, c’est cette révolution permanente, dont Hannah Arendt a aussi perçu qu’elle était l’essence du totalitarisme.

En quoi la société de consommation a initié ces changements ?

Je ne pense pas qu’elle les a initié. Le capitalisme a subi plusieurs révolutions successives. La société de consommation correspond à la troisième, qui se déroule dans les années 1950. A ce moment, il y a eu une explosion de la croissance. Il a donc fallu écouler les marchandises. On a alors fabriqué de bons consommateurs et doublé le travail des travailleurs, qui étaient déjà sommés d’être de bons producteurs. Ils ont ensuite eu l’obligation de consumer ce qu’ils produisaient. C’est un système sans fin.

Le travail des adolescents est un fait avéré

D’ailleurs Pasolini parlait de “fascisme de la consommation”…

Je ne renierai pas ce terme !

Votre livre démontre aussi que derrière le numérique se cache une forme de travail, notamment par le biais de la collecte de données. L’adolescent qui est sur son smartphone est au fond un producteur…

Il travaille de deux manières. En tant que producteur, il fabrique du contenu grâce auxquelles les plateformes créent de la valeur. Si personne ne créait de contenu sur les réseaux sociaux, personne n’irait et ce n’aurait aucun intérêt économique. Et en plus, les utilisateurs sont des consommateurs. Les deux forment de travail s’expriment. C’est ce que j’appelle “la conso-production”. Le travail des adolescents est un fait avéré.

Il y a l’impact sur la nature, notre rapport à nous et aux autres

En quoi s’agit-il d’un problème écologique, comme le suggère le sous-titre du livre ?

C’est vrai que le sous-titre peut paraître étonnant quand on commence l’ouvrage. L’écologie n’est pas omniprésente et je l’aborde d’une manière un peu décalée. Nous avons plus de clés et de solutions dans la dernière partie. C’est un problème écologique pour deux raisons.

D’abord, la dégradation du travail que provoque le néotravail a un impact sur notre environnement, ce qui nous entoure. Le productivisme produit des déchets que nous devrons sans cesse nettoyer de ce monde. Mais il y a une dimension peut-être plus existentielle : cette dégradation touche à notre monde ambiant, c’est-à-dire à l’expérience que nous faisons de nous-même, du rapport aux autres ou au temps. Tout cela est totalement bouleversé par le néotravail.

Les pistes que j’essaie d’évoquer dans le dernier chapitre ont cette double vocation. Il y a l’impact sur la nature, notre rapport à nous et aux autres.

Pour résister à cette tendance, vous appeler à “bricoler”. Qu’entendez-vous par-là ?

Je n’entends pas le bidouillage, qui nous rapprocherait de la “gig economy”. Au contraire, sinon nous retomberions dans l’écueil que je dénonce. J’entends par “bricolage” une manière de répondre au triple écueil du néotravail, à savoir le productivisme, la logique du calcul et la déresponsabilisation. Le bricolage s’oppose au travail à la tâche. C’est le tâtonnement, plutôt que le respect des process.

Que fait le bricoleur ? Il analyse son environnement et tente, avec ce qu’il a sous la main,de fabriquer quelque chose d’à peu près convenable. C’est le principe de l’économie circulaire, qui récupère des matériaux déjà formatés et les agences de telle manière qu’ils puissent encore nous servir. Le bricolage accommode les matériaux et les gens imparfaits que nous sommes tous. Il s’accommode de ce que la situation lui donne. Il s’oppose à la pensée abstraite qui préside au productivisme.

L’enjeu pour les juristes aujourd’hui, c’est de continuer de protéger les travailleurs

Vous appelez à penser et agir “non comme des ingénieurs omniscients ou comme des automates tout entiers consacrés à leur tâche, mais comme d’humbles bricoleurs”. Est-ce réellement possible sans changer avant la structure économique et sociale ? Les grandes entreprises et la métropolisation nous imposent leur rythme de vie et de travail.

Je me suis aussi posé cette question. J’ai trouvé une réponse qui me satisfait, même si je n’ai pas la vérité infuse. Je m’intéresse beaucoup au marxisme. C’est très séduisant comme pensée. Mais le XXe siècle est passé par-là. Nous avons vu que quand une révolution structurelle n’était pas facile à mener et en plus quand elle survenait, elle pouvait mener à des catastrophes. Je me dis que les choses devraient changer par une sorte de sabotage de la multitude, discret, minutieux, constant et quotidien de chacun de nous. Mais même cela est compliqué, quand nous ne sommes pas protégés dans une entreprise, comme c’est le cas pour une femme de ménage embauchée par un prestataire extérieur ou pour un chauffeur Uber. C’est pour cela que j’insiste aussi sur le droit du travail. L’enjeu pour les juristes aujourd’hui, c’est de continuer de protéger les travailleurs. En renforçant leur protection juridique, ils doivent leur permettre de prendre le risque de dire “non”, de désobéir ou de proposer d’autres process.

Vous évoquez aussi les coopératives et les communs. N’est-ce pas une manière de s’organiser collectivement qui serait plus efficace que la résistance individuelle ?

Effectivement. Je pense que les coopératives – je ne suis pas la seule, plein de courants écolo s’intéressent à cette question – sont une sorte d’endroit dans lequel le bricolage peut s’épanouir et se stabiliser. Je n’ai pas en tête l’idée que chacun va bidouiller dans son coin. Il y a de plus en plus de gens qui cherchent aujourd’hui d’autres statuts. Ils veulent lancer leur entreprise, mais avec une forme sociale et solidaire. Cela reste cependant minoritaire, mais cela peut être une sorte de fer de lance.


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