Philo – L’oisiveté pourrait sauver l’économie mondiale, selon le philosophe Bertrand Russell

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SOURCE : France inter

En 1932, une crise, comme celle que nous pourrions connaître, menace l’économie mondiale. Alors que la question de l’allongement du temps de travail et de la réduction des jours de congés revient au cœur des débats, redécouvrons un texte du philosophe Bertrand Russell, dans lequel il faisait l’éloge de l’oisiveté.

 Bertrand Russell le 22 novembre 1950 à la réception de son prix Nobel de littérature
Bertrand Russell le 22 novembre 1950 à la réception de son prix Nobel de littérature © Getty / Bettmann

Petit-fils de Premier ministre, Bertrand Russell, philosophe et mathématicien gallois issu d’une des plus grandes familles britanniques Whig, publiait, en 1932, dans la revue, Review of Reviews, un article au ton sardonique et au titre provocateur, In Praise of Idleness, traduit par Éloge de l’Oisiveté. Deux ans plus tard, ce même texte imprimé dans un recueil d’essais, commence ainsi :

Ainsi que la plupart des gens de ma génération, j’ai été élevé selon le principe que l’oisiveté est mère de tous les vices. Comme j’étais un enfant pétri de vertu, je croyais tout ce qu’on me disait, et je me suis ainsi doté d’une conscience qui m’a contraint à peiner au travail toute ma vie. Cependant, si mes actions ont toujours été soumises à ma conscience, mes idées, en revanche, ont subi une révolution. En effet, j’en suis venu à penser que l’on travaille beaucoup trop de par le monde, que de voir dans le travail une vertu cause un tort immense, et qu’il importe à présent de faire valoir dans les pays industrialisés un point de vue qui diffère radicalement des préceptes traditionnels.

Bertrand Russell défend l’idée que, pour accéder à davantage de bonheur, voire même éviter de mettre en péril l’économie, il faut procéder à une baisse du temps de travail journalier, écorchant au passage toute la valeur “vertueuse” du travail :

Pour parler sérieusement, ce que je veux dire, c’est que le fait de croire que le TRAVAIL (en lettres majuscules dans le texte) est une vertu est la cause de grand maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail.

Pour Bertrand Russell, cette valorisation du travail est un phénomène historique et culturel. Il explique que la diminution du temps travaillé est non seulement souhaitable mais rendue possible grâce aux progrès techniques. Catégorisant d’une façon un peu simpliste le travail en deux types d’activité, il dénonce au passage l’organisation hiérarchique mise en place dans notre société :

Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la Terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé. Le second type est agréable et très bien payé. Le second type de travail peut s’étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d’ordres à donner.

Le philosophe, égalementmathématicien et logicien, peut être considéré comme un rationaliste dénonçant alors l’injuste répartition du travail qui s’est répétée notamment après la Première Guerre mondiale :

La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel… Si, à la fin de la guerre, cette organisation… avait été préservée, et si on avait pu réduire à quatre le nombre d’heures de travail, tout aurait été pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux système chaotique où ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées tandis qu’on abandonnait le reste au chômage et à la faim.

L’oisiveté comme loisir studieux n’est pas un vilain défaut

Bertrand Russell prêche pour une évidente répartition du travail, libérant ainsi du temps de loisir. Loisir dont les classes supérieures, privilège des prêtres et des guerriers au Moyen Âge, peut faire craindre qu’il incite ses bénéficiaires à une oisiveté dangereuse et corruptrice.

Une notion qui, comme le rappelle le philosophe, a toujours choqué les riches. Se souvenant de son enfance, Russell est né en 1872, à une époque où les travailleurs des villes commençaient à acquérir des jours fériés, il se rappelle la réflexion d’une vieille duchesse :

Qu’est ce que les pauvres vont faire avec des congés ? C’est travailler qu’il leur faut.

Si la signification des mots oisiveté et loisir semble se confondre dans le texte et porte à confusion, leur notion respective en appelle à deux activités bien différentes. Par loisir, leisure en anglais, il ne s’agit pas d’un vif encouragement à la paresse, à l’inaction ou au divertissement. En fait, il serait plus adéquat d’employer le terme latin otium, une conception ancienne qui s’apparente à une forme de loisir studieux.

Cette oisiveté est celle louée par le philosophe romain de l’école stoïcienne, Sénèque. Dans un essai écrit en 62 apr. J.-C., au même titre que celui de Russel, le philosophe proclame :

…isolés, nous serons meilleurs. Dira-t-on qu’il est permis de se retirer auprès des hommes les plus vertueux, et de choisir un modèle, sur lequel on règle sa vie ? Cela ne se fait qu’au sein du repos.

Dans son analyse et ses réflexions, Bertrand Russell procède à une différenciation marquée entre les pôles que sont l’Orient et l’Occident dans leurs rapports et leurs problématiques respectives au travail ainsi que de sa valeur. Il fait grand cas de l’URSS également, comparant la situation du prolétariat en Russie avec celle des femmes :

En général, ils (les riches en Russie) ont essayé de faire croire aux travailleurs manuels que toute activité qui consiste à déplacer de la matière revêt une certaine forme de noblesse, tout comme les hommes ont tenté de faire croire aux femmes que leur esclavage sexuel conférait une espèce de grandeur.

Après un diagnostic, le philosophe opère dans son analyse, une nette différenciation d’appréhension entre production et consommation. La première monopolise davantage les attentions que la seconde et ainsi, l’homme, tout absorbé à produire, oublie de juger et surtout d’évaluer les avantages et le plaisir que procure cette tâche au consommateur. Ce divorce, explique Russell, entre les fins individuelles et les fins sociales de la production, empêche les gens de penser clairement.

La journée de quatre heures

Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qu’il reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer de son temps comme bon lui semble.

Ainsi réduit le temps passé au travail, le philosophe estime que l’homme, grâce à l’éducation, pourrait être un “oisif ” dont il fait un éloge tempéré car ces privilégiés, dans des temps plus anciens, pouvaient aussi se montrer tyranniques :

Autrefois, il existait une classe oisive assez restreinte et une classe laborieuse plus considérable. La classe oisive bénéficiait d’avantages qui ne trouvaient aucun fondement dans la justice sociale, ce qui la rendait nécessairement despotique, limitait sa compassion, et l’amenait à inventer des théories qui pussent justifier ses privilèges. Ces caractéristiques flétrissaient quelque peu ses lauriers, mais, malgré ce handicap, c’est à elle que nous devons la quasi totalité de ce que nous appelons la civilisation. Elle a cultivé les arts et découvert les sciences ; elle a écrit les livres, inventé les philosophies et affiné les rapports sociaux. Même la libération des opprimés a généralement reçu son impulsion d’en haut. Sans la classe oisive, l’humanité ne serait jamais sortie de la barbarie.

Le philosophe conclut son texte en panégyrique de ce temps d’oisiveté, temps de loisir mis à profit intelligemment, “humainement” tout en constatant la triste obstination de la marche du monde :

Il y aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l’épuisement… Les hommes et les femmes ordinaires, ayant la possibilité de vivre une vie heureuse, deviendront plus enclins à la bienveillance qu’à la persécution et à la suspicion. Le goût pour la guerre disparaîtra, en partie pour la raison susdite, mais aussi parce que celle-ci exigera de tous un travail long et acharné. La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. Les méthodes de production, modernes, nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.

Que cet Éloge de l’Oisiveté soit porteur d’un message résolument pacifiste n’est pas anodin : d’une part, il correspond aux convictions de son auteur et d’autre part, à cette période de l’entre-deux guerres, en plein milieu de la Grande Dépression, le chômage augmente fortement aux États-Unis, puis en Europe, suite au krach boursier du fameux jeudi noir.

Libre penseur et activiste

Homme politique engagé, pacifiste convaincu lors de la Première Guerre mondiale, Bertrand Russell, alors socialiste modéré, opte pour une non intervention relative pendant la Seconde Guerre mondiale.

Outre ses activités politiques, il fut un grand mathématicien et un enseignant de premier ordre dans de nombreuses et prestigieuses universités. Son œuvre est immense car multidisciplinaire et comprend également des romans et des nouvelles. En 1950, Bertrand Russell reçut le Prix Nobel de littérature, en particulier pour son engagement humaniste et également comme libre-penseur.

Pour anecdote, en septembre 1961, à l’âge de 89 ans, Russell se retrouva emprisonné pendant sept jours à la prison de Brixton pour “violation de la paix”. Le philosophe quinquagénaire fût arrêté après avoir pris part à une manifestation anti-nucléaire à Londres. Le magistrat jugeant l’affaire, offrait à Russell l’exonération de sa peine de prison à condition qu’il promette devant la cour d’adopter une “bonne conduite”, ce à quoi Bertrand Russell répondit : “Non, je ne veux pas.”

Le 2 février 1970, Bertrand Russell mourut de la grippe près de Penrhyndeudraeth, au Pays de Galles.

Biographie philosophique sélective

Pour aller plus loin et autrement avec Bertrand Russell

La Petite Philo par Thibaut de Saint-Maurice : Pourquoi avons-nous des préjugés ?


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