[Micro-fictions] La voisine d’en face

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SOURCE : Le Comptoir

À quelques encablures du périphérique à hauteur de la Porte des Lilas, un agrégat de barres verticales et symétriques tels des dominos abritaient l’un des derniers bastions de la classe moyenne. Une masse de moyens-sans-plus, ni supérieure ni inférieure, enclavée dans un Paris Est de bohèmes aussi hermétiques à la chaleur conviviale et aux saillies spontanées des banlieusards que du papier sulfurisé. Dans chacune de ces barres étaient compartimentés par étages successifs des familles classiques, recomposées et monoparentales, des retraités louant leur HLM parfois depuis plus de 40 ans.

En bons moyens-sans-plus, les résidents vivaient leurs journées dans un entre-deux permanent, entre prison et échappatoire ; entre les journées de boulot pour la majorité et la décrépitude pour les plus âgés, rongeant leur quotidien en solitaire, le crépuscule sonnait la messe de la télé, entre divertissement, le JT de 20 heures et les séries en streaming. À la tombée du jour, les rectangles lumineux et mouvants formaient une mise en abyme des fenêtres, ternes et immobiles. L’imaginaire tout entier est délimité par des formes géométriques sans ornement, à peine moins quadrillé que le paysage réel.

Dans son appartement du sixième étage, Maria, son mari Philippe, un salarié de la SNCF mis au chômage partiel, et leurs trois enfants, étudiants ou bien galériens précoces enchaînant les contrats précaires, étaient les uns sur les autres depuis plusieurs jours après l’annonce de la mise en quarantaine. Depuis un mois, on parlait de ce foutu virus transporté de l’autre bout de la planète jusque sous les latitudes parisiennes, et cela empêchait Maria de vivre et de penser.

Désormais, la vie se résumait au télétravail le matin et l’après-midi, à la préparation des repas familiaux, aux reproches vis-à-vis de ses grands enfants « adulescents » entassés dans une chambre à regarder Netflix ou à jouer aux jeux vidéos. Elle qui, seule fille de prolos portugais dans une fratrie de quatre garçons, avait appris la débrouille depuis ses dix-huit ans et n’avait jamais pu faire d’études longues, était fière d’avoir tout de même le privilège de pourvoir aux besoins de ses mômes chéris et d’avoir pu leur offrir une chance qu’elle n’avait pas eue. Parfois, quand elle subissait leurs réflexions insolentes, elle se disait « si seulement ils savaient ce que c’est d’avoir faim », sale pensée qu’elle étouffait aussitôt. Après tout, songeait-elle, doit-on vraiment souhaiter aux enfants gâtés et aux nantis de connaître ce sort pour qu’ils deviennent moins ingrats ?

Tous les soirs, à vingt-heures, Maria se rendait au balcon de la fenêtre pour applaudir les soignants. La fenêtre ne donnait sur aucun autre horizon que l’immeuble d’en face et la lumière du jour qui se projetait dans les interstices des barres séparées les unes des autres. D’ordinaire, Maria n’avait pas de contact particulier avec ses voisins, qui ne constituaient qu’une foule insignifiante, avec son lot d’indésirables comme ce trentenaire à deux étages au-dessus qui exhalait des odeurs de cannabis, ou bien la coloc’ d’étudiants qui braillaient des mélodies festives le samedi soir. Dans ce quartier tranquille, les conflits de voisinage étaient rares mais abrupts, se traduisant à chaque occasion par des menaces d’envoyer les flics au cul de l’autre.

Le troisième soir, après une salve d’applaudissements, elle aperçut sa voisine à la fenêtre d’en face, une vieille dame d’environ soixante-quinze ans au visage buriné qui vivait seule cloîtrée derrière des murs défraîchis. Cette dernière lui fît un signe énigmatique de la main avant d’afficher une feuille de papier avec son numéro de téléphone écrit au feutre noir.

Intriguée, Maria l’appela aussitôt. La retraitée lui raconta qu’elle souffrait de problèmes de mobilité et de l’ascenseur était en panne depuis quelques jours, elle qu’elle était dès lors incapable de faire ses courses. À partir de ce jour-là, deux fois par semaine, Maria en plus de sa famille et de son travail à distance se rendit au supermarché de la rue d’à côté, faute de petits commerces ouverts, se dotant de tous les produits de première nécessité dont la vieille avait besoin. Au début, quand Maria demanda à ses fils de l’aider à monter les courses dans les escaliers de l’immeuble d’en face, ils se montrèrent récalcitrants, lâchant un « oh, ben c’est pas notre problème. Elle a pas des enfants, elle ? » Puis finalement, son dernier fils, André, qui était âgé de dix-neuf ans s’enquit de cette charge, tandis que la vieille lui glissait discrètement à chaque fois un petit pourboire qu’il dissimulait à son entourage. Pendant deux mois, ce régime eût lieu. Alors qu’en dix ans, Maria n’avait jamais fait connaissance avec elle, dès les applaudissements de 20 heures, le même rituel se reproduisit tous les soirs. Les deux femmes s’échangeaient des sourires le soir et des promesses enthousiastes. La vieille martelait depuis sa fenêtre : « on prendra ensemble un bon coup de pif quand tout ce bazar sera fini. »

La veille de Pâques, le samedi soir, au moment des applaudissements, Monique fît grise mine. Quand Maria l’appela, elle lui demanda ce qui n’allait pas. La retraitée répondit que son mari était mort quinze ans auparavant et qu’étant donné que ses deux enfants vivaient loin, elle resterait seule le jour de la fête de Pâques.

Maria eût de la peine pour sa voisine ; elle voulait lui proposer de venir chez elle, mais en l’absence de tests et dans l’incertitude quant à la santé de son entourage, avec son mari qui toussait depuis deux semaines, elle craignait de causer des dommages irréversibles. Vers vingt-deux heures, elle rappela Monique et lui confessa la cause de son embarras. Ce à quoi la vieille lui répondit :

– Vous faites pas de bile pour moi, je peux venir en masque et prendre le repas avec vous en prenant quelques précautions.

Le lendemain, lors du déjeuner de Pâques, Maria dressa la table du salon avec l’aide de son mari, puis concocta un véritable festin à la portugaise, à base de croquettes de morue, de poulet, de boeuf et de petits flancs sucrés cuits au four. Vers midi et demi, Monique arriva sur le palier depuis l’ascenseur. Toutes les mesures de sécurité avaient été anticipées minutieusement et quand elle pénétra dans le séjour, Monique s’assit directement sur une chaise de bois devant la table embellie d’une nappe fleurie, avec un mètre de distance de chaque côté, tandis que les fils de Maria, son mari et elle-même, se serrèrent entre eux.

– Retirez donc ce masque, ma chère Monique, le poulet va pas se laisser manger tout seul, rit Maria.

Durant tout le déjeuner, grâce à l’effet du vin rouge, on oublia rapidement tout ce qui se passait au-dehors, l’épidémie, les morts et les hôpitaux. Les esprits s’enflammèrent, enivrés de vin rouge et de chair abondante, et les discussions fusèrent de tous côtés, sans que personne ne puisse achever une phrase jusqu’au bout. Au bout de trois heures, Monique se retrouva aussi épuisée que plongée dans un état euphorique. Après avoir annoncé qu’elle rentrait chez elle, elle lâcha avec une intonation sonore :

– Ah, ça fait du bien de se sentir encore vivre à mon âge !

Paré d’un masque en tissu et de gants, André laissa descendre la vieille jusqu’au rez-de-chaussée puis l’aida à gravir chaque marque de l’escalier de son immeuble en la soutenant sous l’aisselle opposée à son bras, ce qui prit une vingtaine de minutes.

Deux jours plus tard, le mardi à vingt heures, Monique n’apparût pas à la fenêtre. Maria l’appela et la vieille s’exprima avec une voix saccadée, telles des phrases incessamment ponctuées de virgules. Elle expliqua à la mère de famille qu’elle ne se sentait pas très bien, que sa température avait augmenté subitement pendant la nuit et qu’une pointe de douleur aiguisée comme un couteau lui perçait l’arrière du crâne. Maria fît alors livrer du paracétamol et des calmants par André. Mais les jours suivants, son état empira. Monique eût de plus en plus de mal à respirer, ne mangeait plus en-dehors de compotes et de liquides qu’elle ingurgitait lentement. Au bout de cinq jours, Maria appela, mais sa voisine ne décrocha pas. Aussitôt, elle descendit à toute vitesse de l’immeuble et se rendit dans celui d’en-face, avant d’arriver, essoufflée sur le palier de sa voisine et de toquer à plusieurs reprises. Au bout de cinq minutes, elle entendit résonner des pas de chat avant que la porte ne s’ouvre. Monique se présenta en chemise de nuit, le dos voûté et la mine déconfite ; son visage secoué de convulsions effectuait un mouvement d’aller-retour incessant de haut en bas comme un objet pliant. Maria s’enquit alors d’appeler le SAMU. Aucune réponse après dix minutes de sonnerie. Elle réessaya quatre ou cinq fois, puis au bout d’une heure, appela les pompiers à deux reprises, avant qu’une brigade finisse par venir récupérer la vieille. Maria les sermonna de prendre bien soin d’elle, et une fois qu’elle fût mise en civière, s’adressa à elle de loin sur un ton affectueux : « tout va aller, ma bonne Monique, vous reviendrez vite ».

Trois jours s’écoulèrent. Maria s’inquiéta. Elle ne connaissait les noms précis des enfants de Monique, et s’en voulut alors de ne pas lui avoir demandé ce genre de détails avant. Une série d’interrogations anxieuses tournèrent en boucle dans sa tête, espérant que le personnel de l’hôpital ait contacté ses proches. Quand elle essaya à plusieurs reprises d’appeler Monique sur son téléphone portable, personne ne décrocha. Cinq jours, une semaine, et puis enfin deux semaines se passèrent ainsi, durant lesquelles une affliction sournoise précéda toutes les pensées et les actions de Maria comme une musique de fond basse et lugubre.

Mi-mai, la fin du confinement fût prononcée. Maria, de sa fenêtre, vit un homme âgé d’environ quarante-cinq ans parcourir les trois pièces exiguës de l’appartement de Monique et rassembler quelques affaires. Elle se mit à scander « monsieur, monsieur » sans se soucier du bruit qu’elle faisait jusqu’à ce qu’il se pointe à la fenêtre.

– Est-ce que Monique va bien ? Vous avez des nouvelles ?

L’homme lui fît alors signe de descendre en bas de l’immeuble dans les quinze prochaines minutes, affichant un visage obséquieux aux yeux marrons sans lueur. Une fois devant le bâtiment au rez-de-chaussée, ce dernier lui expliqua alors que sa mère avait été laissée de côté sur un brancard une fois qu’elle était arrivée à l’hôpital, que les services d’hospitalisation d’urgence étaient saturés et qu’ils avaient dû sacrifier les plus âgés. Elle s’était vidée de son souffle toute seule, dans une position statique à l’écart des allées et venues frénétiques dans les couloirs. « On a été contactés qu’après qu’elle crève ! Je sais pas qui leur a ordonné ça, mais c’est des sacrés enflures. Ils vont le payer un jour ! ». Entre le chagrin et les promesses cachées de vengeance sous le coup de la colère, ils s’étaient retrouvés désemparés, sans avoir pu dire au revoir à leur mère.

– Et dire que ça faisait des semaines que je pensais à venir la voir. Je travaille dans manutention. On a pas beaucoup de congés et jamais le temps pour s’occuper des vieux. Je suis un putain de lâche.

– Et dire que c’est moi qui l’ai envoyé mourir là-bas, s’effondra Maria tout d’un coup.

– Quoi, dites pas ça.

– On l’a invitée à venir déjeuner le dimanche de Pâques, peut-être que quelqu’un de la famille lui a transmis malgré les précautions qu’on a prises, et que ça l’a tuée.

L’homme, légèrement bedonnant, écarta légèrement ses deux pieds et demeura immobile, comme s’il voulait s’ancrer sur place, et écarquilla les yeux en fixant son interlocutrice, redevenus soudainement alertes. Puis un sourire ému se dessina sur son visage éclairé obliquement par un rayon pâle de soleil, tandis que ses pupilles se dilatèrent. La gorge nouée, il fît un effort pour que sa voix soit grave et solennelle.

– Je ne peux vous dire que merci, Madame, de lui avoir donné une belle fin de vie. Je dois d’abord enterrer ma mère, et puis je reviendrai bientôt. Prenez soin de vous.

Puis il se retourna et marcha jusqu’à sa voiture sans regarder en arrière, entra puis démarra le moteur, puis partit.


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