Sur le “10 minimum” à l’université Paris I et le mythe des étudiants bourgeois

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SOURCE : Lundi matin

Dans une tribune du Figaro datée du 27 mai, deux étudiants pleurnichaient suite à l’adoption de la mesure du « 10 minimum » par la prestigieuse univeristé de Paris 1. Ils prétextaient notamment que ce type de mesure déprécie la « valeur » des diplômes et va à l’encontre des intérêts des plus pauvres. On se doute que la valeur de toutes choses les préoccupe davantage que les plus pauvres : ce billet remet donc les choses à leur place en rappelant que les étudiants ne sont pas bourgeois pour la plupart et que l’université devrait rester, tant qu’elle le peut, à l’écart de toute valorisation marchande. Car « L’emploi, est-ce vraiment la clé ? N’est-ce pas plutôt la cage ? »

Dans une tribune du Figaro – au demeurant fort mauvaise, même du point de vue du désordre établi – deux étudiants ont écrit le 27 mai que la mesure du 10 minimum, pour les partiels du second semestre 2020, adoptée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : (A) dévalorisait le diplôme universitaire et (B) s’opposait à l’intérêt des personnes les plus défavorisées. Bien entendu, on l’aura compris, (A) implique (B). L’Université n’a d’autre intérêt que d’insérer les ressources humaines sur le marché du travail, et comme chacun sait, à diplôme bidon, insertion difficile. Or, ce sont les pauvres qui ont le plus besoin d’être insérés, il leur faut donc trouver un diplôme autre part que dans une pochette surprise. CQFD.

Si l’on s’attarde sur cette pitrerie, ce n’est pas de gaieté de cœur, mais parce qu’il semble qu’elle ait cours au sein des plus hautes sphères de l’État – madame la ministre de l’enseignement supérieur en témoignera, qui d’ailleurs partage le point de vue du fier meneur de Debout la France – or, cela n’est jamais bon signe. Il faut donc procéder à une réfutation : (A) le diplôme universitaire n’a aucune valeur – pas de valeur marchande car l’université n’a pas pour fin l’insertion sur le marché, ni de valeur intellectuelle car on n’évalue jamais qu’un certain nombre de codes sociaux ayant très peu de chose à voir avec l’intellect ; et (B) le diplôme n’est pas l’arme des pauvres, il est l’arme de la domination des pauvres ; bien sûr, parfois cette domination échoue, celui ou celle qui devait la subir retourne l’arme contre ses possesseurs, mais c’est là le geste qui confirme le joug.

Le raisonnement incongru est agrémenté d’une pointe de « cela est bourgeois », pour mieux faire passer le tout – car même pour le bon vieux conservateur, la logique de l’argument étonne. Et en effet c’est assez futé ; Monsieur Prudhomme aime à entendre que les gauchistes sont bourgeois. Ces gens jouent à la révolution, mais en réalité vivent en nantis ! Cela est savoureux et mérite un rire gras. Il faut toujours tenter de mettre en contradiction ce que dit l’individu avec sa manière de vivre. Ainsi peut-on oublier la vanité de la sienne.

« Cela est bourgeois », disent-ils donc bourgeoisement. Vieille accusation datant de mai 1968, à la faveur de laquelle les droitards ahuris se réapproprient un discours marxiste autoritaire. Il y a là cependant une mauvaise assimilation de ce dernier discours, doublée d’une profonde inactualité quant aux revendications effectives des syndicats étudiants gauchistes et autonomes. Les étudiants gauchistes sont des bourgeois sympathiques mais mal-élevés, disait le bourgeois Althusser. Il faut donc les dresser un petit coup de façon à ce qu’ils obéissent bien au Parti.

L’engagement à la Figaro trouve ceci plutôt ingénieux, et tente de s’en approprier le bon sens, à un élément près toutefois : les gauchistes bourgeois ne sont pas vraiment sympathiques. Ils agissent contre le peuple ! Ils détruisent la valeur du diplôme, par lequel pourtant tant de misérables sont sauvés ! Mais pourquoi diable font-ils cela ? Voyons, c’est évident. Les agitateurs professionnels, voyous et autres bloqueuses sont bourgeois. Ils n’auront donc aucun mal à s’insérer. Dès lors peuvent-ils jouer un peu, en attendant de reprendre la firme paternelle. Tenons-en nous là, et trêve d’absurdités.

Les étudiants ne sont pas des bourgeois ; c’est d’ailleurs bien pour cela qu’ils ne se tiennent pas tranquilles. Les étudiantes forment une potentielle force révolutionnaire, surveillée par l’État policier, parce qu’elles n’ont pas d’attaches (comme les Air Force basses, dit Alpha Wann). Les étudiants n’ont pas de famille, pas de patrimoine, pas de travail ou alors des boulots de merde. Elles forment un vide au sein de l’ordre qui pourtant hait le vide. Il faut donc régulièrement matraquer cette existence flottante ; mais étonnamment, elle file entre les doigts des baqueux – entre les balles de flashball.

Certains, pour sûr, veulent faire carrière – à vouloir s’assurer une vieillesse replète et nantie, ils perdent leur jeunesse. D’autres n’ont que faire d’engraisser le capital et veulent s’adonner librement au savoir – elles découvrent alors un peu tard que celui-là ne se trouve pas entre les murs de l’université. Pourquoi alors ne pas déserter ces murs ? On peut certes le faire, cela n’est pas un mal – on se lève et on se casse. On peut aussi, et c’est égal, choisir de se les réapproprier, ces murs étroits et guindés, pour créer en leur sein des lieux à part, des lieux suspendus, répondant à d’autres principes, ne répondant à aucun principe.

Ces lieux, d’une certaine façon, sont déjà là. L’université est bien entendu l’espace d’une multitude de dominations. Reste qu’elle est aussi un lieu du commun, de rencontres hasardeuses, d’incartades, un lieu où il fait bon rêver à d’autres mondes et à la destruction de celui-ci. Le savoir n’est pas entre les murs de l’université ; une philosophie digne de ce nom émerge dans la rue, dans les champs, les bas-fonds et les squats. Le savoir n’est pas « intellectuel », et il n’a pas de lieu propre : c’est pourquoi on peut aussi à l’occasion le rencontrer à l’université ; dans une AG, un zbeul, une intervention étudiante mouchant le mandarin, un livre abandonné sur un banc, une chanson soudain entonnée.

Ces événements éphémères sont peut-être ce pourquoi des gens trouvent le désir de se battre contre les réformes mortifères, contre les directions et rectorats, autant soumis au gouvernement que l’orque à Saroumane. Peut-être aussi que d’autres personnes considèrent l’université comme l’espace dédié par excellence au savoir libre, et pensent qu’il faut défendre celui-ci face au violent contrôle du marché. Sans doute ont-elles tort, puisqu’il n’est pas de lieu propre au savoir, et encore moins d’institutions hors du marché-contrôle ; mais qu’importe, si elles se révoltent ? 

Dans la révolte, fût-elle infime, on commence à savoir. On a raison de se révolter ; cela ne signifie pas seulement qu’il est bon de ne pas se laisser écraser par les capitalos et les patriarches, mais aussi et surtout que le fait même de la révolte engendre la raison. Voilà ce que la révolte enseigne. En un monde ivre de violences et d’exploitations, la seule rationalité possible émerge du refus. Le savoir n’est possible qu’à refuser le monde et à en créer d’autres, au sein même paradoxalement de celui qu’on doit fuir. Mais le 10 minimum est une broutille, rétorquera-t-on ; comment peut-on, de cette broutille, en venir au monde ?

Cette broutille permet à un certain nombre de personnes de pouvoir rester en un lieu qu’elles veulent continuer d’occuper. Pourquoi faire, interrogera-t-on, s’il n’y a pas d’emploi à la clé ? Retournons la question. L’emploi, est-ce vraiment la clé ? N’est-ce pas plutôt la cage ? Et l’université, là-contre, un endroit où règne une certaine liberté, une certaine gratuité sous forme de fin en soi ? Certes ; elle se constitue aussi et surtout d’un ensemble de réseaux de pouvoir, par quoi tente de se légitimer la violence intellectuelle, celle de la domination des experts sur les pauvres, des prétendus savants sur les ignorants présumés.

Mais nous avons à l’esprit, tout en luttant, que bien souvent le savoir dit « manuel » est plus libre et riche intellectuellement que le savoir dit « intellectuel ». Cette distinction, comme le statut même d’intellectuel, est obsolète.

Nous continuerons donc de lutter pour ce lieu parfois libre que comprend un espace de domination.

Et ainsi rappait Népal : « Le système : l’ennemi, j’me bats en étant moi-même en paix / Dans cette folie échec et victoire deviennent complémentaires ».

Namas Pamous, étudiant pauvre


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