Le BB s’est plongé dans le rapport publié par l’institut Montaigne : « Seine-Saint-Denis : les batailles de l’emploi et de l’insertion ». Mais avant de vous en dévoiler les grandes lignes, commençons par resituer rapidement d’où ils parlent.

L’institut Montaigne est un think tank très libéral. Son dirigeant, Laurent Bigorgne, est un « vieux pote du président », rappelait Le Monde la semaine dernière. Certaines propositions, comme celle d’augmenter le temps travail (supprimer des RTT, des jours fériés et des vacances) pour faire face aux conséquences économiques du Covid 19, ont fait bondir ici ou .

Autre précision, le rapport que nous allons aborder a été fait avec le soutien de JP Morgan, une banque américaine mondialement connue notamment pour son rôle dans le déclenchement de la crise financière de 2008. La crise des subprimes a eu une déflagration mondiale qui a grevé de nombreux budgets nationaux conduisant à des politiques d’austérité désastreuses pour les plus pauvres.

JP Morgan avait déboursé 13 milliards de dollars en 2013 dans le cadre d’un accord amiable avec le département américain de la justice pour mettre fin aux poursuites engagées contre elle. Précisons enfin que l’auteure dudit rapport, Agnès Audier, occupe un poste de senior advisor chez Boston Consulting Group (BCG), un cabinet de conseil qui monnaie ses prestations à des entreprises dans le cadre de la transformation digitale notamment. Une précision dont vous comprendrez l’importance quelques lignes plus bas.

A la tête de ce cabinet de conseil, on retrouve d’ailleurs Guillaume Charlin, un homme qui « a mille cordes à son arc », précise Laurent Bigorgne cité dans un portrait des Echos. Voilà pour le « qui parle ».

Le rapport, maintenant. Lourd de 88 pages, il revient sur les principales problématiques de la Seine-Saint-Denis (chômage, pauvreté, éducation…) et évacue un peu vite les responsabilités de l’Etat qui aurait présenté « les plus grandes preuves d’amour » au département.

Pour l’auteure, le manque de moyens n’est pas à mettre en cause ou en tout cas pas autant que le « manque de coordination entre les acteurs publics » dans les politiques d’emploi et d’insertion. Ce serait même une « cause racine d’impact des efforts » (on vous laisse méditer cette phrase).

Un rapport « tarte à la crème » pour Stéphane Troussel

Le diagnostic n’a pas vraiment plu au président du Conseil départemental, Stéphane Troussel (PS). « La tarte à la crème de la gouvernance servie par ce rapport de l’institut Montaigne ne peut pas servir d’énième prétexte à l’État pour se dédouaner. Car, n’en déplaise aux tenants du ‘faire mieux avec moins’, la Seine-Saint-Denis souffre d’abord et avant tout des inégalités et ce sont bien des inégalités de moyens considérables », écrit-il en gras dans un communiqué.

« Les moyens n’ont jamais été à la hauteur des problèmes et c’est la conséquence et non la cause », tweete aussi le sénateur LR de Seine-Saint-Denis, Philippe Dallier. Autant dire que l’accueil est frais chez les élus locaux.

Les auteurs qui incriminent un manque de coordination ont d’ailleurs auditionné le cabinet du président du département de la Seine-Saint-Denis et deux maires : Xavier Lemoine, le maire très à droite de Montfermeil et Olivier Klein, le maire de Clichy-sous-Bois qui a été nommé président de l’ANRU par le gouvernement en 2017. Soit deux élus locaux sur plus de 50 personnes auditionnées.

Néanmoins, l’étude de l’Institut Montaigne soulève des points intéressants. Notamment certaines faiblesses des contrats de ville (sorte de document-cadre définissant la politique de la ville à l’échelle intercommunale). « L’instabilité des acteurs signataires (…) rendant relativement inefficaces les ambitions et les actions contractualisées. À titre d’exemple, la Seine-Saint-Denis a connu 4 préfets différents sur ces dix dernières années et 10 préfets depuis 2000. De même, 4 recteurs différents se sont succédés sur ces 10 dernières années et 8 depuis 2000 », est-il souligné.

Levée de tabous ou défonce de portes ouvertes ?

L’étude aborde par ailleurs « des sujets financiers ou RH assez tabous que personne n’a intérêt à aborder de front ». Dans le viseur : l’éducation nationale. Le sujet n’est pas si tabou que ça puisqu’ils évoquent surtout la plus grande proportion de néo-titulaires et de professeurs contractuels en Seine-Saint-Denis.

« Dans le domaine de l’éducation, il apparaît ainsi que la problématique n’est pas d’abord (certains diront ‘ou pas seulement’) une problématique de moyens mais de gestion efficiente des ressources humaines », conclut-il. De quoi faire tomber quelques mâchoires.

On rappelle au passage que le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que l’établissement le plus doté de Seine-Saint-Denis.

En septembre 2019, cinq maires du département dénonçaient le manque de moyens que leur allouait l’Etat

Levée de tabous ou défonce de portes ouvertes ? On ne sait pas trop. Quoique certaines propositions interrogent, comme le dispositif post-embauche pour les publics éloignés de l’emploi. Selon le rapport, les entreprises sont désireuses d’embaucher des jeunes de quartier mais…

« Encore faut-il qu’elles puissent gérer les éventuelles difficultés liées à la situation même de leurs salariés : manque de codes sur la vie collective en entreprise, fatigue, retour de difficultés comme l’addiction ou la fréquentation de réseaux, voire radicalisation. » 

Ils proposent donc d’expérimenter « un mécanisme d’assistance au profit des entreprises en cas de difficultés rencontrées avec les salariés après l’embauche, afin de débloquer les hésitations à embaucher des profils loin de l’emploi. Associer pour cela des acteurs existants (Medef 93, CCII, etc.) »

Le numérique partout, partout, partout

Un des grands axes du rapport consiste à faire de la Seine-Saint-Denis un territoire d’expérimentation numérique. « Les situations parfois extrêmes en font un bon laboratoire pour des disruptions et “sauts de grenouille” (leapfrog) », arguent les auteurs. L’étude vante par exemple l’initiative d’Uber qui s’est associé à OpenClassrooms pour offrir des formations pour les chauffeurs afin de leur permettre d’accéder à d’autres emplois. On serait curieux de savoir combien de chauffeurs Uber ont entamé une reconversion professionnelle à l’issue de ces formations en ligne.

La jeunesse de la population et la proximité avec la capitale seraient autant d’atouts pour le tout numérique, selon eux. Dans une enquête du BB sur la fracture numérique dans le département, les acteurs s’accordent néanmoins à dire que jeune et numérique ne vont pas forcément de pair.

« Les jeunes restent dans leur zone de confort en surfant sur les réseaux sociaux notamment. Quand ils arrivent chez nous, on leur parle de métiers comme data analyst ou FabLab manager, ils se demandent de quoi on parle ! », témoignait par exemple Samia Ghozlane, directrice de la Grande école du numérique, un réseau de formation destiné en priorité aux jeunes des quartiers populaires et aux femmes.

Le rapport envisage un comptage des personnes en situation irrégulière

Mais les outils numériques que le rapport souhaite voir se déployer ne se limitent pas à ça. L’institut Montaigne présente pas moins de 24 pistes pour améliorer des domaines aussi variés que l’emploi, l’éducation, la sécurité et même la démocratie. Un « pain point » (ou difficulté) a retenu notre attention, celui du « suivi des enjeux d’immigration illégale ».

Le rapport des députés Kokouendo et Cornut-Gentille expliquait qu’en Seine-Saint-Denis, « les personnes en situation irrégulière seraient 150 000, 250 000 personnes, voire 400 000 », soit entre 9% et 25% de la population. Des personnes qui ne sont donc pas recensées. Pour collecter des données, le rapport avance donc une piste : « L’utilisation des traces GSM (sous le contrôle de la CNIL a minima) à des fins de comptage » ! 

Il y est aussi proposé de développer la e-administration, un sujet sensible quand on sait que l’accès aux guichets des administrations publiques est déjà difficile.

Lundi dernier au Sénat, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, insistait sur le fait que la dématérialisation des services publics ne pouvait pas correspondre « uniquement à une approche budgétaire et comptable, tout en renvoyant vers le secteur associatif ou privé pour compenser la défaillance de l’État. C’est contraire à la mission des services publics qui doivent être accessibles à tous ».

Penser les politiques publiques sans les moyens, le pêché originel de ce rapport

L’étude met pour autant des sujets primordiaux sur la table, tel que les failles des dispositifs pour lutter contre l’illettrisme ou encore la question de la garde des enfants des mères célibataires. L’importance d’associer les habitants de Seine-Saint-Denis aux Jeux olympiques est aussi abordée et malheureusement noyée dans une novlangue pénible et des propositions disons étonnantes.

Que la gouvernance des institutions locales soit à interroger, tout le monde peut l’admettre. Le « mille-feuilles territorial » est d’ailleurs régulièrement vilipendé, ici par exemple. On ne nie pas non plus que certains élus locaux peuvent parfois trouver un intérêt à ce que ce mille-feuille reste en place.

En revanche, penser les politiques publiques en Seine-Saint-Denis, comme ailleurs, sans fondamentalement interroger les moyens financiers mis en œuvre paraît vain voire insultant pour les acteurs de terrains engagés quotidiennement.

On l’aura compris, l’étude de l’Institut Montaigne ne promeut pas le grand soir. Et pourtant, eux-mêmes appellent à ce que l’Etat intervienne sur la question du RSA notamment, une aide sociale versée par le département. Ils soulignent qu’en 2020, le montant du reste à charge pour le département devrait s’élever à 215,2 millions d’euros (contre 188 millions d’euros en 2018). Une dépense qui empêche de réels investissements dans le domaine de l’insertion.

En outre, l’épidémie de coronavirus a et aura des conséquences économiques désastreuses, augmentant de fait le nombre d’allocataires du RSA. L’Etat doit « accompagner le département pour qu’il puisse dégager des marges de manœuvre financières sur les sujets d’insertion, la situation actuelle conduisant à une impasse », conclut le rapport. Si même l’Institut Montaigne le dit…

Héléna BERKAOUI