“Les lobbies veulent façonner le monde d’après”

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SOURCE : Reporterre

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Dans un rapport publié mercredi, les Amis de la Terre et l’Observatoire des multinationales montrent comment, à l’occasion de la crise sanitaire, les lobbies de l’industrie ont lancé une grande offensive auprès des pouvoirs publics. L’enjeu : capter l’argent public des plans de sortie de crise, et verrouiller le « monde d’après ».

Juliette Renaud est responsable de la campagne « régulation des multinationales » aux Amis de la Terre.


À qui profite la crise sanitaire ? Mercredi 3 juin, les Amis de la Terre et l’Observatoire des multinationales ont publié un rapport édifiant intitulé Lobbying : l’épidémie cachée. Il montre comment, « alors que la situation sanitaire attirait toute l’attention, les industriels et leurs lobbies ont lancé une grande offensive auprès des pouvoirs publics ». Au nom du Covid-19, ils ont ainsi attaqué plusieurs normes environnementales. Malgré le déconfinement, cette bataille est loin d’être terminée : « Ils cherchent désormais à capter la manne publique mobilisée par le gouvernement pour la sortie de crise, et à orienter le contenu des plans de relance, explique Juliette Renaud. Les lobbies veulent façonner le “monde d’après” en fonction de leurs intérêts. » Nous l’avons interviewée.

Lire et télécharger le rapport : 


Reporterre — Pendant la crise sanitaire, les lobbies ont-ils été plus présents que d’habitude ?

Juliette Renaud — Nous parlons d’une « frénésie  » des lobbies, car ils ont bénéficié d’un contexte favorable pour pousser leurs demandes et faire pression sur les décideurs. Avec le confinement, les citoyens et les médias regardaient ailleurs, tandis que les associations et syndicats avaient des moyens d’action limités. Impossible de se mobiliser, ou d’avoir accès aux décideurs lors d’une réunion. Dans le même temps, les lobbies ont bénéficié d’un accès privilégié, presque exclusif, aux décideurs grâce aux relations interpersonnelles qu’ils entretiennent avec les dirigeants. Leur travail d’influence ne s’est plus fait autour d’un café ou d’un déjeuner, mais via des plateformes numériques. Résultat, tout s’est fait dans une plus grande opacité.

Le lobbying a été particulièrement fort auprès du gouvernement, alors même que les pouvoirs de l’exécutif étaient renforcés au détriment du Parlement par l’état d’urgence sanitaire. D’autant plus qu’au nom de l’urgence, des lois ont été décidées en quelques jours, sans consultation des syndicats ni de la société civile. Les premiers projets de loi de finance rectificative ont été adoptés au pas de charge. Les parlementaires n’ont pas eu le temps de faire leur travail : lorsque, par hasard, ils arrivaient à déposer des amendements, ceux-ci ont été le plus souvent contrés par le gouvernement sous couvert de l’urgence. Cette accélération des processus de décision profite particulièrement aux lobbies, les décisions sont prises dans un quasi tête-à-tête avec le gouvernement, dans des « cellules de crise » où sont invités les industriels.


Le contexte de pandémie est donc particulièrement favorable au secteur privé…

Avec la crise économique qui se profile, les entreprises dépendent énormément de l’État et de ses aides pour « sortir gagnantes » dans le monde d’après. Le prétexte de l’urgence a en outre permis de pousser des revendications — souvent de vieilles demandes qu’ils ont recyclées pour l’occasion — qui n’avaient parfois rien à voir avec le contexte sanitaire et social. Quand l’agrobusiness parvient à réduire les distances d’épandage des pesticides, quel est le rapport avec le coronavirus ? Pour autant, toutes leurs tentatives n’ont pas abouti : l’industrie du plastique a par exemple fait pression pour relancer le plastique à usage unique comme « solution hygiénique », mais cela n’a pas fonctionné.


Les lobbyistes tentent de « capter les aides publiques mises en place par le gouvernement pour répondre à la crise », expliquez-vous. Quelles ont été les entreprises ou secteurs industriels les plus actifs en ce sens ?

Air France est un bon exemple. La compagnie aérienne a été une des premières à solliciter l’aide de l’État, qui a validé un soutien de 7 milliards d’euros. Certes, le secteur aérien a été fortement fragilisé par la pandémie, mais c’est un secteur polluant qui aggrave le changement climatique. L’État aurait pu utiliser cette occasion pour associer à cette aide massive des conditions environnementales et sociales contraignantes. Ça n’a pas été le cas : les conditions imposées à Air France n’ont rien de contraignant, ce sont de simples « engagements ».

Pire, certains de ces engagements posent problème, comme le recours accru aux agrocarburants, qui sont une source de déforestation ! On se demande même s’il ne s’agit pas d’un cadeau caché à Total, qui fait un lobbying acharné sur l’huile de palme depuis plusieurs années, pour développer cette activité dans sa raffinerie de La Mède (Bouches-du-Rhône). On peut aussi s’interroger quant au deux poids deux mesures entre, d’un côté, un soutien important à Air France, et, de l’autre, une aide éventuelle reportée sine die à la SNCF, pourtant elle aussi touchée par la crise.

Autre exemple, Vallourec : ce groupe parapétrolier fortement engagé dans les gaz de schiste et les hydrocarbures offshore a bénéficié d’une montée de l’État à son capital, via la banque publique d’investissement (BpiFrance). Vallourec connaît des difficultés économiques depuis plusieurs années, sans lien direct avec la crise actuelle. Mais l’entreprise est dirigée par deux anciens hauts fonctionnaires proches de Bercy. Elle a profité de sa proximité avec les dirigeants. Cette situation n’est pas unique : les lobbyistes sont au pouvoir.


Quel « monde d’après » dessinent les lobbyistes ?

Il ressemblera au monde d’avant : dépendance aux énergies fossiles, mainmise de l’agrobusiness sur l’agriculture… Les multinationales veulent garder le contrôle. On se bat pour que ça change mais le contexte rend notre combat plus difficile. Les mobilisations citoyennes sont restreintes, l’accès aux décideurs et aux médias est rendu difficile… et, vu nos moyens limités, il nous est presque impossible de suivre le rythme infernal des décisions prises.


Vous décrivez le « coronawashing » comme une autre forme de lobbying. En quoi consiste-t-il ?

Le terme permet de désigner cette générosité soudaine et pas forcément désintéressée des grandes entreprises, par exemple lorsque LVMH, le groupe de Bernard Arnault, a annoncé un don massif de gel hydroalcoolique, alors même qu’il est un champion de l’évasion fiscale… et qu’il participe donc à l’affaiblissement des ressources publiques — et donc des moyens des hôpitaux publics.

Bernard Arnault, l’une des plus grosses fortunes mondiales et pédégé du groupe de luxe LVMH, lors de la présentation des résultats économiques record de l’entreprise en 2019, le 28 janvier 2020, à Paris.

Pour ces entreprises, c’est une manière de soigner leur image à peu de frais, et de montrer que les initiatives volontaires du secteur privé — et non la « contrainte » de l’État — sont la solution. En se présentant comme de « bonnes élèves », cela légitime aussi leurs demandes d’aide publique.


En quoi la mauvaise gestion de la crise sanitaire résulte-t-elle, parmi d’autres facteurs, de l’influence des lobbies ?

Du fait de la réduction du nombre de fonctionnaires, l’expertise publique a été mise à mal ces dernières années, au profit des cabinets de conseil et du secteur privé. Les cabinets de conseil en management comme McKinsey ou Bain ont été omniprésents dans la gestion de la crise sanitaire. Les pouvoirs publics s’en remettent de plus en plus à ces experts du secteur privé, qui ne servent pas forcément l’intérêt général. L’État « néolibéralisé » se fait happer par les lobbies.


Comment, à l’avenir, limiter l’influence des lobbies ?

Il faut un dispositif effectif de transparence du lobbying. Le registre actuel du lobbying, créé par la loi Sapin 2 de 2017, est largement insuffisant. Les firmes et autres porteurs d’intérêt n’ont pas à déclarer leurs activités et dépenses avant l’année suivante : nous ne saurons rien sur les activités de lobbying pendant la crise avant au mieux un an. Aux États-Unis, ces déclarations sont trimestrielles, ce qui permet un meilleur contrôle. Surtout, dans ces déclarations en France, il n’y a aucun détail : ni sur le nombre d’échanges, ni sur leur contenu, ni sur l’identité du décideur contacté…

Nous demandons également un observatoire indépendant de réponse à la crise, qui assure la transparence sur les aides publiques directes et indirectes accordées aux entreprises. Les aides, ce ne sont pas forcément des sous versés directement ; il peut s’agir de montées au capital, de marchés publics, de reports de taxes…

Enfin, il est très important de comprendre que la transparence n’est qu’un premier pas, mais insuffisant. Il faut aller plus loin, en encadrant les conflits d’intérêts, en établissant un pare-feu entre lobbyistes et décideurs. On a interdit aux industriels du tabac d’avoir accès aux décideurs, au nom des enjeux sanitaires… on peut faire de même avec les industries fossiles, et ne plus les inviter à la table des négociations !


Cette « vague » de lobbying est-elle amenée à durer dans les prochains mois ?

Complètement. Au mois de juin, un nouveau projet de loi de finance rectificative doit être voté, donc il y aura nécessairement de nouvelles batailles. Avec les plans de relance et l’effet durable de la crise sanitaire sur l’économie, cette frénésie des lobbies devrait se poursuivre au moins jusqu’à la fin de l’année.

  • Propos recueillis par Lorène Lavocat

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