Rosa Luxemburg – Les lettres de prison

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SOURCE : Lundi matin

« Notre terre est belle, voilà au fond ce que cherche à nous dire Rosa Luxemburg. Et c’est précisément parce qu’elle est belle que cela vaut la peine de se battre, et que pour sa part, comme elle le déclare, elle est prête à mourir sur “une barricade ou dans un pénitencier”. »

Ma chère petite Sonia,

[…] Ce matin, je suis restée deux heures assise dans le parc, au bord de l’étang, à lire Le Propriétaire. C’est un livre passionnant. Une bonne vieille s’est assise à côté de moi, a jeté un regard sur le titre et m’a dit, avec un sourire : « Ce doit être un beau livre. Moi aussi, j’aime beaucoup lire des livres. » Avant de commencer ma lecture, j’ai bien entendu observé les arbres et les buissons du parc, et j’ai eu le plaisir de constater que toutes leurs silhouettes m’étaient familières. [1]

Ce qui frappe dans ces quelques lignes, c’est la simplicité. Il n’y est question que d’un moment passé dans un parc à lire, de quelques mots échangés avec une inconnue, d’un sourire, et puis de ces arbres et de ces buissons que l’on regarde. Ce passage est extrait d’une carte postale rédigée il y a près d’un siècle par Rosa Luxemburg, le 7 juillet 1916, soit deux jours avant d’être arrêtée et incarcérée durant plusieurs mois dans une forteresse de Poméranie, où elle était relativement libre de ses mouvements, puis à la prison de Breslau jusqu’à la fin de la guerre. De cette période, il nous reste de nombreuses lettres, adressées entre autre à son amie Sophie Liebknecht, à travers lesquelles on apprend un peu à la connaître. Si Rosa Luxemburg écrit beaucoup, lit et se tient naturellement très informée de tout ce qui arrive à l’extérieur depuis sa prison, quel n’est pas notre étonnement en constatant qu’elle passe aussi ses journées à s’occuper du ciel, des oiseaux, des insectes, des plantes ou des arbres qui l’entourent. Elle décrit ainsi le paysage qu’elle a sous les yeux – un morceau de jardin, la forme des nuages, toutes sortes d’oiseaux, le bourdonnement des insectes –, et rédige d’émouvants compte-rendus de ses journées. Il faut donc s’imaginer cette femme sur l’étroit chemin pavé longeant le mur de la forteresse, qu’elle aura parcouru si souvent durant neuf mois, qu’elle en connaît « la moindre pierre » et même « la moindre herbe qui pousse entre les pavés » [2]. Ce qui l’attire dans les pierres, c’est la diversité des couleurs : des rouges, des bleus, des verts, des gris. Car pendant le long hiver, « [ses] yeux qui ne pouvaient se poser sur un coin de verdure, cherchaient avidement dans la couleur des pierres un peu de variété et de réconfort ». Et lorsque l’été viendra, elle ajoutera : « il y a tant de choses curieuses et intéressantes à voir entre les pierres ! » [3]. Il faut l’imaginer aussi, dans sa cellule, recueillant un papillon de nuit épuisé, le temps qu’il reprenne des forces, ou bien en compagnie d’une mésange charbonnière qui vient précisément chaque jour, à l’endroit habituel, chercher de la nourriture à sa fenêtre.

Aujourd’hui il pleut à torrents, écrit-elle à l’homme qu’elle aime, et je me suis quand même promenée pendant deux heures ce matin dans le petit jardin, sans parapluie comme d’habitude, avec mon vieux chapeau et la cape de la grand-mère Kautsky. C’était si bon de pouvoir réfléchir et rêver en marchant, tandis que mon chapeau et mes cheveux étaient trempés et que l’eau coulait en ruisseau le long de mon cou. Même les oiseaux étaient de bonne humeur. Une mésange en particulier, qui est mon amie, se promène toujours avec moi. Voilà comment cela se passe : je marche toujours le long des murs des deux côtés du jardin, et la mésange me suit pas à pas en sautant de buisson en buisson. N’est-ce pas charmant ? Nous ne craignons toutes deux aucun temps, et il nous est déjà arrivé de faire notre promenade quotidienne au milieu d’une tempête de neige. Aujourd’hui, l’oiseau semblait si défait, mouillé et misérable que j’ai pensé qu’il devait en être de même pour moi ; et cependant nous nous sentions tous deux très bien. Pourtant cet après-midi la tempête souffle si fort que ni l’un ni l’autre n’avons osé sortir. La mésange est sur les barreaux de ma fenêtre et penche sa tête à droite et à gauche pour voir ce que je fais derrière la vitre. Je suis assise à mon bureau et j’écoute avec plaisir le tic-tac de la montre qui fait un bruit familier dans la pièce, je travaille. [4]

Durant toute cette période, Rosa Luxemburg travaille effectivement beaucoup, elle traduit l’autobiographie de l’écrivain russe Vladimir Korolenko, rédige de nombreux articles ou essais politiques et naturellement elle prendra position lors de la Révolution russe. De rares visites et les lettres constituent l’essentiel de ses relations avec l’extérieur, aussi compose-t-elle avec ce qu’il lui reste : le monde des petits animaux, des pierres et des plantes. Elle profite du parfum de la campagne alentour et renoue avec l’étude de la botanique qui l’avait passionnée quelques années auparavant. C’était le temps où elle se promenait avec ses amis ou seule au printemps dans les champs, se chargeant les bras d’épis, de branches et surtout de plantes pour les classer, les identifier et les inscrire méticuleusement dans ses cahiers en rentrant. Voilà pourquoi elle se sent un peu chez elle dans ce qu’elle désigne comme le petit « royaume vert » [5]de la prison, en faisant chaque jour de petites découvertes de botanique ou de zoologie, en prenant toujours la vie comme elle vient pour la mener « de la façon la plus juste ». Le 15 avril 1917, elle écrit :

Tous les matins j’inspecte scrupuleusement les bourgeons de tous mes arbustes et vérifie où ils en sont ; chaque jour je rends visite à une coccinelle rouge avec deux petits points noirs sur le dos que je maintiens en vie depuis une semaine sur une branche, dans un pansement de chaude ouate malgré la brise et la froidure ; j’observe les nuages, toujours plus beaux et sans cesse différents, et au total je ne me considère pas plus importante que cette petite coccinelle et, imbue du sentiment de mon infime petitesse, je me sens ineffablement heureuse. Surtout, surtout, les nuages ! Quelle inépuisable source de ravissement pour des yeux humains ! Hier, samedi, l’après-midi vers cinq heures, j’étais appuyée à la clôture de fil de fer qui sépare le petit jardin du reste de la cour, je me chauffais l’échine au soleil et regardais vers l’est. Sur un fond de ciel bleu pâle se dressait un vaste groupe de nuages d’un gris très tendre que parcourait, comme un souffle, une lueur d’un rose léger ; on eut dit quelque monde très lointain où régnaient une paix, une douceur, une délicatesse infinies. Le tout évoquait un faible sourire, quelque beau et vague souvenir d’une lointaine jeunesse, ou la sensation qu’on éprouve parfois le matin quand on se réveille avec l’impression agréable d’avoir fait un très beau rêve, sans pouvoir se rappeler ce que c’était. [6]

Et lorsque vient le printemps, elle écrit aussitôt à Sophie Liebknecht :

Quel merveilleux spectacle ! Ici, tout est verdure et fleurs. Les marronniers ont revêtu leur opulente et fraîche parure, les groseilliers ont des petites étoiles jaunes, le cerisier au feuillage rougeâtre est déjà en fleurs, et la bourdaine ne tardera guère. Aujourd’hui, Louise Kautsky m’a rendu visite et m’a laissé en partant un tas de myosotis et de pensées que j’ai plantés moi-même. Deux petits massifs séparés par une ligne droite, avec en alternance myosotis et pensées. Tout a si bien pris, je n’en crois pas mes yeux ! C’est ma première plantation, et j’ai réussi du premier coup. A la Pentecôte, j’aurai déjà plein de fleurs devant la fenêtre.

Il y a ici une foule d’oiseaux nouveaux. Chaque jour, je fais la connaissance d’une espèce que je n’avais jamais vue. Ah ! Vous vous souvenez, le matin où nous sommes allées au Jardin Botanique, en compagnie de Karl, pour écouter le rossignol, nous avons vu aussi un arbre immense qui n’avait pas encore de feuillage mais qui était entièrement couvert de petites fleurs blanches et brillantes. Nous nous sommes cassé la tête pour essayer de savoir quel était cet arbre car, manifestement, ce n’était pas un arbre fruitier, et les fleurs étaient assez étranges. Maintenant, je sais ! C’est un peuplier blanc, et les « fleurs » étaient en réalité des feuilles nouvelles. En effet, si les feuilles adultes du peuplier ont le dessous blanc et le dessus vert sombre, les nouvelles sont encore recouvertes de duvet blanc des deux côtés et brillent dans le soleil comme des fleurs blanches. J’ai un grand peuplier de cette variété dans mon petit jardin, et tous les oiseaux chanteurs viennent s’y poser de préférence. Ce jour-là, vous avez tous les deux passé la soirée avec moi, vous rappelez-vous ? Il faisait si beau. Nous avons lu quelques pages à haute voix et, à minuit, comme nous allions nous séparer – par la fenêtre du balcon, qui était ouverte, entrait un parfum délicieux de jasmin – je vous ai récité ce poème espagnol que j’aime tant… [7]

* * *
Il y a quelque chose d’émouvant lorsque l’on découvre, page après page, les plaisirs simples que cette femme partage avec ses amis, mais aussi cette attention, cette façon de s’exprimer, de regarder, d’écouter, de décrire, de rendre compte de ses journées en ramassant ici et là de petites situations, des sentiments ou des morceaux de paysage. Comme le remarque John Peter Nettl dans le livre qu’il lui a consacré, « tout acte, tout sujet d’intérêt devenait représentatif de la vie elle-même », et il ajoute : « en recevant ses lettres, leurs destinataires ont dû parfois se frotter les yeux en se demandant si ce n’étaient pas eux qui étaient coupés de la réalité » [8]. Bien souvent, une scène aperçue dans la cour de la prison lors d’une promenade lui permet de ricocher, de rappeler des moments heureux passés avec ses amis – une fin de journée ensoleillée, un simple bavardage, une excursion à la campagne, un arbre que l’on regarde, le chant d’un oiseau inconnu. Et on retrouve toujours cette façon, cette habitude de lever la tête quelques instants vers le ciel, de baisser les yeux vers les pierres ou la verdure pour ramasser quelques couleurs, de regarder alentour ou d’être attentive à ce que font ses étonnants compagnons, les animaux petits ou grands. Lorsqu’elle est transférée au milieu de l’été 1917 à la prison de Breslau et que devant ses fenêtres se dressent les sinistres bâtiments en briques rouges de la prison des hommes, elle écrit : « Mais je vois, par-dessus le mur, les cimes vertes de quelques arbres qui doivent se trouver dans un parc : un grand peuplier noir que l’on entend frémir lorsqu’il y a du vent et une rangée de frênes, au feuillage beaucoup plus clair, qui sont couverts de grappes de cosses jaunes. Les fenêtres donnent au nord-ouest, si bien que, le soir, je vois souvent passer de beaux nuages » [9]. Il y a toujours un « mais », un « et », un « avec », une interruption, un sourire, une joie simple. Dans cette même lettre, elle poursuit :

A l’instant – j’ai interrompu ma lettre pour observer le ciel – le soleil est descendu d’un degré, derrière les bâtiments et, tout en haut, une foule de petits nuages – venus Dieu sait d’où – se sont rassemblés en silence. Ils sont d’un gris tendre, argentés et brillants sur la frange, et leurs formes déchiquetées se dirigent vers le nord. Il y a tant d’insouciance dans ces nuages qui passent, comme un sourire indifférent, que je n’ai pu m’empêcher de sourire moi aussi, car je suis toujours en accord avec le rythme de vie qui m’entoure. Devant pareil ciel, comment pourrait-on être méchant ou mesquin ? N’oubliez jamais de regarder autour de vous… [10]

Si tous ces passages ont aussi pour fonction d’encourager ses proches, de s’encourager, c’est qu’avant tout, ils apaisent et déportent. Ils donnent en quelque sorte confiance dans le monde et en nos capacités. Ce n’est donc pas tant que Rosa Luxemburg se raccroche à ces paysages pour échapper à la misère de la prison, à l’horreur de la guerre ou de la situation. Je crois qu’ils nous disent aussi autre chose et il faut en ce sens plutôt les considérer comme des actes, des situations ou des objets de pensée : ils affirment un autre temps, un autre rythme, d’autres évidences. Tout se passe en effet comme si Rosa Luxemburg prenait aussi la mesure des choses et du monde à partir de ces points de repère contigus que sont un arbre, des nuages, une coccinelle. Ou bien lorsqu’elle raconte comment elle restait en début de soirée au beau milieu de la rue, en bas de chez elle, pour écouter un merle bavarder comme un enfant mal élevé qui sautait bruyamment de branche en branche ou à compter les premières étoiles qui apparaissaient, sans pouvoir se résoudre à rentrer, à quitter cette douce atmosphère dans laquelle le jour et la nuit se confondaient. [11] Un arbre, une coccinelle, des plantes ou des pierres que l’on regarde, ce sont aussi des points de repères. Un moment passé à rire ou à discuter, une émotion, une promenade, une façon de se tenir et même de marcher, elle les envisage comme autant de centres de gravité. Et de tout cela, il nous faudra bien tirer quelques conséquences.

Je disais que ce qui frappe, dans ce qu’elle raconte, c’est la simplicité. Or quel n’est pas notre étonnement en remarquant que ce sont là des plaisirs, des manières et des paroles de pauvres. Je veux dire que tout cela, chacun d’entre nous l’a devant ses yeux, à portée de main ou dans un coin de la tête. Notre terre est belle, voilà au fond ce que cherche à nous dire Rosa Luxemburg. Et c’est précisément parce qu’elle est belle que cela vaut la peine de se battre, et que pour sa part, comme elle le déclare, elle est prête à mourir sur « une barricade ou dans un pénitencier » [12]. Lorsque Rosa Luxemburg dit qu’elle était faite « pour garder des oies » ou lorsqu’elle confie qu’elle se sent chez elle dans le « petit jardin » de la prison, on comprend bien ce qu’elle veut dire : il ne lui en faut pas beaucoup pour s’émerveiller. Il lui suffit de regarder le ciel et les nuages pour y distinguer « un faible sourire », de se promener dans les rues de son quartier pour y voir les enfants du cordonnier, qui sont ses amis, en train de jouer ou bien d’observer ce que font les oiseaux. Dans sa correspondance, elle fera ainsi toute une histoire à propos d’un torcol, d’un papillon ou d’un peuplier blanc. Ce que je voulais dire tient donc finalement en ceci : ces moments calmes, ces situations ou ces plaisirs que décrit Rosa Luxemburg, nous parlent en réalité du monde émancipé. Ce monde nous l’avons sous nos yeux, dans la tête et dans nos mains, il est donc facile de l’affirmer. Et elle démontre que nous avons même un peu partout des points de repères pour nous le rappeler ou pour se faire une idée de ce à quoi il peut ressembler. Ces points de repère, ce sont aussi des armes, nos armes – des joies simples et des colères.

Ma chère Tilde,

Je tiens à répondre sur-le-champ à ta lettre de Noël, tant que m’agite la colère neuve qu’elle a fait naître en moi. Oui, ta lettre m’a mise en rage, parce que, si brève soit-elle, chaque ligne y révèle combien tu es retombée sous l’empire de ton milieu. Ce ton pleurard, ces soupirs et ces gémissements, à propos de vos « déceptions » imputables aux autres, dites-vous, alors qu’il vous suffirait de vous regarder dans une glace pour voir le contretype le plus frappant de l’humanité actuelle dans toute sa misère. […] Vous avez « trop peu d’allant », dis-tu mélancoliquement. « Top peu » n’est pas mal. Vous n’avez pas d’« allant » du tout, vous rampez. Ce n’est pas une différence de degré, mais d’être. Au fond, « vous » appartenez à une autre espèce zoologique que moi, et votre nature morose, revêche, lâche, votre façon de ne faire toujours les choses qu’à moitié, ne m’a jamais été aussi étrangère, je ne l’ai jamais autant haïe qu’à présent.

Vous seriez bien prêts à quelqu’« audace », écris-tu, seulement on vous flanquerait en taule et « alors ça ne servirait pas à grand-chose ». Ah ! Quelles âmes misérables, quelles âmes d’épiciers vous êtes : vous seriez tout disposés à vendre une petite pincée d’ « héroïsme », mais seulement « au comptant », quand vous ne toucheriez que trois liards rouillés : il faut toujours que, sur le comptoir, on voit « à quoi ça sert ». Elle n’a pas été dite pour vous la parole de cet homme honnête et simple : « Je suis là, je ne puis agir autrement. Que Dieu me vienne en aide. » Une chance que ce ne soient pas vos pareils qui aient fait l’histoire du monde […]

Pour moi, sans avoir jamais été particulièrement tendre, je suis, ces derniers temps, devenue dure comme de l’acier poli. Désormais, ni en politique, ni pour le choix de mes amis, je ne ferai plus la moindre concession. Il me suffit de me remémorer la galerie de tes héros pour que le cafard me prenne : le doux Haase, Dittmann avec sa jolie barbe et ses beaux discours au Reichstag, Kautsky, ce pâtre à la houlette vacillante, à qui, bien sûr, ton Emmanuel emboîte fidèlement le pas et qu’il suit par monts et par vaux, Arthur le magnifique – ah, je n’en finirai ! Je te jure une chose : je préférerais rester en prison des années – je ne dis pas ici, où je suis à tous points de vue comme au paradis, mais même dans le sale trou d’Alexanderplatz, dans ma cellule de onze m³, où sans lumière le matin ni le soir, coincée entre le C. (mais sans le W.) et le châssis de fer, je déclamais mon Mörike – plutôt que « lutter », si je puis dire, aux côtés de vos héros, ou même plutôt que d’avoir à faire à eux. Je préfère encore le comte Westarp – et pas parce qu’il a parlé au Reichstag de « mes yeux en amande au regard de velours » –, mais parce que c’est un homme, lui. Je te le dis : dès que je pourrai mettre le nez dehors, je m’en vais harceler et prendre en chasse votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coups de fouet, en lâchant sur elle mes molosses […]

Ça te suffit comme vœux de nouvel an ? Pour le reste, tâche donc de demeurer un être humain. C’est là vraiment l’essentiel. Et ça veut dire : être solide, lucide et gaie, oui, gaie malgré tout et tout, car gémir est l’affaire des faibles. Rester un être humain, c’est jeter, s’il le faut, joyeusement sa vie tout entière « sur la grande balance du destin », mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil, de chaque beau nuage. Hélas, je ne sais la recette qui permettrait de se conduire en être humain, je sais seulement comment on l’est et tu le savais, toi aussi, chaque fois que nous allions pour quelques heures nous promener à la campagne de Südende, tandis que les rougeoiements du couchant coloraient les blés. Le monde est si beau malgré toutes les horreurs, et il serait plus beau encore s’il n’y avait pas sur terre des pleutres et des lâches. [13]

***
A la fin de l’année 1918, suite à l’amnistie politique prononcée le 6 novembre, la révolution allemande permet à Rosa Luxemburg de sortir enfin de prison. Elle est libérée le 10 novembre et regagne seule Berlin alors que la ville est en pleine effervescence révolutionnaire pour y retrouver ses amis. Comme on sait, trois mois plus tard, et après l’échec du soulèvement de la nuit du 5 au 6 janvier brutalement écrasé par les militaires, Rosa Luxemburg fait paraître son ultime article amèrement intitulé L’Ordre règne à Berlin. Le lendemain, dans la nuit du 15 janvier 1919, tandis qu’elle était en train de se reposer, une milice se présente à son domicile clandestin pour la conduire, vers 22 heures, à l’hôtel Eden où siégeait provisoirement l’état-major de l’unité que commandait le capitaine Waldemar Pabst. Ce dernier faisait partie des corps francs qui, sous l’autorité de Gustav Noske, étaient chargés d’écraser la révolution allemande. La milice en question était principalement composée de commerçants de Wilmersdorf, le quartier de Berlin où s’était réfugiée Rosa Luxemburg. Pour l’avoir livrée aux corps francs, chacun d’eux reçu 1700 marks, une prime énorme pour l’époque. Arrêté au même moment, Karl Liebknecht avec lequel Rosa Luxemburg dirigeait le mouvement spartakiste, fut d’abord interrogé par le capitaine puis exécuté lors du trajet en voiture qui aurait dû le conduire en prison. A ce moment précis, Rosa Luxemburg était toujours à l’hôtel Eden. Après avoir recousu l’ourlet de sa robe, défait au cours de son arrestation, on raconte qu’elle lisait Goethe. Vers 23 heures 40, elle fut à son tour évacuée. En sortant de l’hôtel, un soldat l’assomma à coups de crosse de fusil en lui fracassant la mâchoire. Évanouie, on la chargea dans une automobile et, à quelques dizaines de mètres de l’hôtel, l’officier d’aviation Kurt Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. On jeta ensuite son cadavre dans le Landwehrkanal. Le lendemain, une dépêche parue dans la presse rapporta les choses différemment. À l’en croire, le véhicule transportant Liebknecht tomba en panne à hauteur du parc zoologique. Tentant de s’enfuir, ce dernier fut abattu par son escorte. Quant à Rosa Luxemburg, lors de son transfert, c’est la foule en colère qui l’aurait jetée à terre, tuée d’un coup de feu pour se débarrasser ensuite de son corps.

Le cercueil vide de Rosa Luxemburg fut enterré le 25 janvier 1919 accompagné de celui de Karl Liebknecht et de trente et une autres victimes de la répression. Il faut préciser que le capitaine Pabst avait eu l’occasion d’assister à plusieurs meetings où parlait Karl Liebknecht : il en avait conclu qu’il fallait le supprimer. Quant à la décision de se débarrasser de Rosa Luxemburg, à l’en croire, Pabst l’aurait prise après qu’un de ses officiers l’eut prié d’inviter cette femme à s’adresser aux soldats qui étaient sous ses ordres. Cet officier, après avoir entendu l’un de ses discours, en revenait tout simplement bouleversé. A ce propos, Pabst dira plus tard : « J’ai compris à cet instant tout le danger que représentait cette femme. Elle était plus dangereuse que ceux qui se battaient une arme à la main » [14].

[1Rosa Luxemburg, Lettres de prison, Berg international, 2012, p. 7.

[2Ibid., p. 37.

[3Ibid., p. 37.

[4Briefe an Freude, à Hans Diefenbach, le 16 avril 1916, pp. 97-98, cité par John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, Spartacus, 2012, p. 441.

[5Ibid., p. 441.

[6À Louise Kautsky, Rosa Luxemburg, Écoute d’une femme d’hier et d’aujourd’hui, Le temps des cerises, 1994, Textes présentés par Gilbert Badia, pp. 47-48.

[7Rosa Luxemburg, Lettres de prison, op. cit., pp. 23-24.

[8John Peter Nettl, Rosa Luxemburgop. cit., p. 440.

[9Rosa Luxemburg, Lettres de prison, op. cit., p. 41.

[10Ibid., pp 42-43.

[11Ibid., p. 22.

[12Ibid., p. 21.

[13John Peter Nettl, Rosa Luxemburgop. cit., pp. 438-439.

[14Gilbert Badia, in Rosa Luxemburg, Écoute d’une femme d’hier et d’aujourd’huiop. cit, pp. 11-12.


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