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SOURCE : Révolution permanente
La pandémie, et son impact dans l’éducation, ont engendré de nombreux débats partout dans le monde. Les idées politiques du révolutionnaire italien Antonio Gramsci, lues et interprétées de différentes façons, nous aident à repenser l’école, l’État, l’enseignement, à la chaleur de sa vie militante.
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Depuis le début du confinement, une multitude “d’experts” auto-déclarés débattent de ce qu’il doit advenir des connaissances et des évaluations en ce temps d’école à distance. Il y a ceux qui remettent en question la progression et le calendrier scolaire, ceux qui repensent toute l’organisation scolaire : horaires, pauses, espaces, etc. Pire encore, depuis l’annonce de la « reprise » de l’école en présentiel, un florilège de commentateurs à la télé se permettent de faire des recommandations aux enseignants sur la réorganisation des classes, sans jamais avoir mis un pied dans une école.
Après des années de casse du service public d’éducation (classes surchargées, manques de moyens humains et matériels, réformes néolibérales), cette crise sanitaire met en évidence le fait que l’école ne peut pas redevenir comme elle était, et cela invite les enseignants à penser l’école de demain.
Membre fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramsci est député lorsque, en 1926, il est arrêté par les fascistes et condamné pour conspiration. Le procureur terminera son réquisitoire par ces paroles : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner ». C’est durant son incarcération que Gramsci écrit son œuvre de près de 3 000 pages de carnets, sortie clandestinement d’Italie et finalement éditée sous le nom de Carnets de prison.
Au-delà du contexte historique et des discussions de fond qu’Antonio Gramsci a fait avec différents courants de pensées, ses écrits sur l’éducation, ses pensées sur l’enseignement dans le cadre du système capitaliste, mais aussi ses idées motrices pour un nouveau type d’État, offrent des outils conceptuels pertinents pour discuter de l’éducation actuelle et construire une alternative pédagogique critique, en la liant avec des objectifs de changement social révolutionnaire.
Un fil conducteur traverse les écrits de Gramsci : la culture est organiquement liée au pouvoir dominant. Si le pouvoir bourgeois tient, ce n’est pas seulement parce que sa domination économique lui permet de tenir le prolétariat d’une main de fer, mais aussi grâce à son emprise sur les représentations culturelles de la masse des travailleurs. Cette domination se constitue et se maintient à travers la diffusion de valeurs au sein de l’École, des partis du régime, des institutions scientifiques, universitaires, artistiques, des médias de masse… Autant de foyers culturels propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement du plus grand nombre. Cette hégémonie culturelle amène alors les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à l’accepter comme « allant de soi ».
Le révolutionnaire invite donc la classe ouvrière à subvertir progressivement les esprits, à diffuser, grâce à ses propres intellectuels, ses valeurs dans le domaine public afin d’installer son hégémonie culturelle. Toutefois, Gramsci, à l’inverse d’autres courant de pensée, considère que la « bataille culturelle » ne peut pas remplacer la lutte des classes. Si la lutte des classes intègre bien une dimension culturelle, pour que notre classe puisse accéder aux théâtres, musées, ou encore aux bibliothèques, la lutte pour un accès commun à la culture ne peut pas se penser comme alternative à la révolution.
Le système capitaliste accordant une importance particulière à la culture pour asseoir son hégémonie, il ne la laissera pas subvertir sans lutter. Cela implique qu’une hégémonie culturelle de la classe ouvrière ne pourra s’accomplir qu’avec une révolution sociale et politique.
Le concept d’État intégral et la fonction de l’école
Gramsci a présenté différentes esquisses de son concept d’« Etat intégral ». Dans un passage des Carnets de Prison en 1931, il explique que « qu’il entre dans la notion générale d’État des éléments qu’il faut rattacher à la notion de société civile (au sens, pourrait-on dire, qu’État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coercition) ».
Dans un autre passage rédigé en octobre de la même année, il définit l’État intégral de la manière suivante : l’« État, dans sa signification intégrale : dictature + hégémonie ».
Les différents éléments constitutifs de l’État intégral, politique et civil, ne sont pas fondamentalement opposés. Cette catégorisation implique la distinction méthodologique entre la société civile (partis, syndicats, journaux, associations culturelles) et la société politique (l’État), dans un processus historique où ces deux pôles se croisent. En effet, l’appareil d’État définit certaines fonctions « consensuelles » (reconnaissance de certains droits sociaux garantis par l’État) tandis que la société civile peut également exercer des fonctions répressives. C’est un « consensus » entre ces deux pôles, produit du rapport de forces entre classes sociales.
Gramsci ne place pas l’école dans l’un des deux pôles de la définition de l’État intégral parce que le rôle de l’école relève de ces deux aspects : à la fois comme discipline (normes, organisation scolaire, verticalité) et comme hégémonie (consensus, égalitarisme, culture générale bourgeoise). Historiquement considérée comme faisant partie de la « société civile », l’école est également une institution émanant directement de l’État, qui en a besoin pour fabriquer des systèmes éducatifs de masse. Il semble donc que, selon Gramsci, l’école peut être l’un et l’autre à la fois, discipline et consentement : l’école est un acteur d’hégémonie par la direction intellectuelle et morale qu’impose la bourgeoisie à travers elle, mais elle est aussi du côté de la discipline par les valeurs et les normes autoritaires de l’État qu’elle diffuse.
Dans cette définition de l’État intégral, l’école a pour objectif d’organiser les aspects centraux de la tâche de formation de l’État, guidée par l’objectif d’un consentement hégémonique. Cette tâche consiste à élever la grande masse de la population à un certain niveau moral et culturel, correspondant aux besoins des forces productives et des besoins du capital, donc aux intérêts des classes dominantes.
Parler d’école aujourd’hui, c’est faire référence à un système méritocratique, de récompenses et de punitions, fonctionnant avec des évaluations punitives et un système hiérarchique vertical : horaires rigides, sonneries, examens d’entrée, tests, multitude de règles institutionnelles autoritaires, symboles, façons de faire et de penser. C’est-à-dire tout ce qui mène à former, dans l’État démocratique bourgeois, un « citoyen » prêt à accepter la mainmise du capital sur le travail.
Ce serait pourtant une erreur, selon Gramsci, de ne voir l’école que comme un « appareil idéologique d’État », abandonnant la distinction entre société politique et société civile. L’école n’est pas qu’un lieu de la reproduction de l’idéologie dominante de l’État bourgeois, sans aucune possibilité de lutte en son sein. Car l’école est aussi un espace de luttes et d’émancipation. Par ailleurs, l’école n’est pas le seul lieu de pédagogie dans la société. On retrouve cette fonction pédagogique dans les luttes des travailleurs dans la société civile (syndicats, associations ouvrières). De même, pour le parti des travailleurs qui doit se construire, la dimension pédagogique est centrale pour élever la conscience de classe des masses, dans leur recherche de la prise du pouvoir et de la construction d’une société débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.
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C’est dans ce sens que A.V. Lunarcharsky, devenu commissaire du peuple à l’instruction publique en 1917, fait rédiger la phrase suivante dans le décret sur l’instruction populaire de l’État ouvrier de Russie :
« Il faut noter la différence entre enseignement et éducation. L’enseignement est la transmission de connaissances déjà définies par l’enseignant à l’élève. L’éducation est un processus créateur. Tout au long de sa vie, l’homme éduque sa personnalité, il l’étend, il l’enrichit, il l’affirme et la perfectionne ».
Une éducation unique liée à une nouvelle organisation du travail
Gramsci ne se bat donc pas pour supprimer l’école, mais pour en faire émerger une autre totalement différente : une école au service de la lutte de la classe ouvrière, qui puisse devenir une école révolutionnaire.
Les Carnets de prison contiennent le projet d’une « école unitaire » ou de « formation humaniste » pour tous les enfants d’une même génération, projet que l’on est tenté de lire comme une alternative à la réforme Gentile (nom du ministre fasciste de l’éducation, par ailleurs philosophe) de 1923. Cette réforme, rappelons-le, avait pour objectif de réaffirmer le caractère hiérarchisé, centralisé et élitiste de l’école italienne, centrée sur la formation de la classe dirigeante du pays. La nomination de tous les fonctionnaires devait désormais relever de la tutelle suprême du ministre de l’instruction publique, et les professeurs, être placés sous la surveillance étroite de leurs supérieurs hiérarchiques.
L’ensemble des fonctionnaires du ministère de l’instruction publique devenait ainsi une courroie de transmission idéologique pour le pouvoir fasciste. Une dure sélection était également érigée en principe, et la majeure partie des petits Italiens était censée quitter l’école à neuf ans, à la fin du cycle préparatoire.
Gramsci plaide au contraire pour une « école unitaire » « de culture générale, humaniste et formatrice, alliant justement le développement des capacités manuelles (techniques, industrielles) et celui des capacités de travail intellectuel »
Cette perspective d’ « école unitaire » semble être pensée en lien avec l’expérience politique et pédagogique de la Révolution russe dont Gramsci est contemporain.
Dans l’État des soviets (conseils), l’école représentait l’une des activités les plus essentielles. Au développement et au succès de l’école communiste est lié l’avènement du communisme.
Si la méthode de Gramsci est dialectique et que l’on pense la connaissance en tant que construction et processus, la tâche de l’école radicale serait d’entamer un processus de transformation en partant de l’existant. La culture dominante ne devait pas être remplacée par une culture construite de toutes pièces. La tâche de l’école radicale devrait être plutôt un processus de transformation et de réarticulation des éléments idéologiques existants. En quelque sorte, la culture dominante devait être comprise de manière critique avant d’être transformée.
Cela rappelle l’idée de Lénine dans un discours prononcé au 3e Congrès de l’Union de la jeunesse communiste de Russie en 1920 :
« Il importe d’autant plus de s’arrêter sur cette question que l’on peut dire, en un sens, que c’est précisément à la jeunesse qu’incombera la tâche véritable de l’édification de la société communiste.
Avec la transformation de l’ancienne société capitaliste, l’apprentissage, l’instruction et l’éducation des nouvelles générations qui bâtiront la société communiste ne peuvent pas être ce qu’ils étaient autrefois. L’apprentissage, l’instruction et l’éducation de la jeunesse doivent avoir pour point de départ les matériaux qui nous ont été laissés par l’ancienne société. Nous ne pouvons bâtir le communisme qu’à partir de cette somme de connaissances, d’organisations et d’institutions, qu’avec les réserves de forces humaines et de moyens que nous a laissés l’ancienne société. Ce n’est qu’en réformant de façon radicale l’apprentissage, l’organisation et l’instruction de la jeunesse que nous pourrons obtenir que les efforts de la jeune génération aient pour résultat de créer une société qui ne ressemble pas à l’ancienne, c’est-à-dire la société communiste. Aussi faut-il examiner en détail la question de savoir ce que nous devons enseigner à la jeunesse, comment celle-ci doit apprendre si elle veut réellement justifier son titre de jeunesse communiste, et comment la préparer pour qu’elle sache terminer et couronner l’œuvre que nous avons commencée.
Je dois dire que la première réponse, semble-t-il, et la plus naturelle serait que l’Union de la jeunesse et toute la jeunesse, en général, qui veut passer au communisme, doivent apprendre le communisme ».
(…)
Une école pour que chaque ouvrier puisse devenir « dirigeant » ?
Emprisonné, Gramsci développe dans ses Carnets de prison une longue réflexion sur la « philosophie de la praxis », selon laquelle la philosophie ne peut être une affaire de spécialistes, séparée du sens commun. Pour Gramsci, la pensée et l’action sont inextricablement liées, et il plaide pour une appropriation collective de la philosophie, « prise dans les rapports sociaux ». Ces conceptions s’incarnent dans le projet d’école unitaire qu’il développe.
« La division fondamentale de l’école en classique et professionnelle était un schéma rationnel : l’école professionnelle pour les classes exécutantes, l’école classique pour les classes dominantes et les intellectuels.
L’avènement de l’école unitaire signifie le début de nouveaux rapports entre travail intellectuel et travail industriel non seulement à l’école, mais dans toute la vie sociale. Le principe unitaire se reflètera donc dans tous les organismes de culture, en les transformant et en leur donnant un nouveau contenu
Mais la tendance démocratique, intrinsèquement, ne peut seulement signifier qu’un manœuvre devienne ouvrier qualifié ; elle signifie que tout « citoyen » peut devenir « gouvernant ».
Pour Gramsci, l’avènement d’une école unitaire signifie le début de nouvelles relations entre le travail intellectuel et le travail industriel/manuel non seulement à l’école, mais aussi dans toute la vie sociale. Dans une société nouvelle animée par les idées socialistes, l’école s’insère comme élément moteur pour l’éducation émancipatrice de nouvelles générations.
Dans la vision gramscienne, la question du social est essentielle. Gramsci était convaincu que la revalorisation du travail comme activité humaine et sociale et que la construction d’une société capable de réaliser toutes les aspirations humaines ne peut trouver de solution satisfaisante dans le seul activisme pédagogique, car l’éducation doit être liée à la transformation de toute la société. C’est ce que souligne un pédagogue russe de son époque, L.S. Vigotsky :
« la vie ne devient création que lorsqu’elle est définitivement libérée des forces sociales qui la déforment et la mutilent. Les problèmes de l’éducation ne seront résolus que lorsque les problèmes de la vie seront résolus ».
Nous pensons que s’ouvre une réflexion plus profonde sur la pédagogie critique radicale et le rôle que nous pouvons jouer en tant qu’éducateurs et éducatrices dans les cadres de ce système, mais aussi dans l’aspiration à sa profonde transformation.
Comme nous l’avons vu, Gramsci a pensé un enseignement libérateur unifié entre le travail manuel et intellectuel très différent de celui que l’on connaît aujourd’hui.
Il est clair que l’objectif de l’école unitaire est d’élever les masses à la culture, contrairement aux volontés de la bourgeoisie, qui souhaite réduire l’accès à la connaissance des travailleurs au strict nécessaire. En conséquence, l’école unitaire de Gramsci est un élément de base dans la lutte pour l’hégémonie des classes populaires.
La pensée du révolutionnaire italien, loin de penser l’école comme « lieu de dispute » où il s’agirait de changer superficiellement le contenu et les méthodes d’apprentissage puis de lutter en dehors des murs de l’école, réfléchit à une « philosophie de la praxis », c’est-à-dire à un guide pour l’action révolutionnaire. Il pensait l’éducation non pas séparée, mais en faisant partie d’une société qu’il est nécessaire de dévoiler, de critiquer dans le but de construire « un nouvel ordre » impliquant une révolution mettant fin au capitalisme.
Quelques premières conclusions
Aujourd’hui la situation du capitalisme est différente de celle connue par Antonio Gramsci, et, par conséquent, le rôle de l’école à également changé en fonction des besoins du capital. L’école est considérée de plus en plus par les gouvernements comme un lieu de garderie d’enfants afin que les parents puissent aller travailler à des horaires toujours plus longues, ce qui représente pour les capitalistes des économies dans les tâches de soins et d’éducation.
Comme corolaire à cette transformation, on voit de plus en plus de jeunes étudiants devant travailler pour le capitalisme de plate-forme. Une grande partie de la jeunesse scolarisée doit se battre entre besoin de survivre, et donc travailler, ou étudier.
Au milieu de la crise sociale et économique du Coronavirus, pour laquelle plusieurs analystes estiment qu’elle est déjà supérieure à la crise de 1929 et 2008, revenir aux réflexions de Gramsci invite à réfléchir sur la pratique d’une pédagogie critique radicale au sein de l’école, et à une politique révolutionnaire pour l’ensemble de la société.
Une meilleure éducation ne suffit pas à conquérir une nouvelle société sans exploitation ni oppression. On peut pratiquer une pédagogie critique et défaire l’ensemble des contenus de l’école, son organisation verticale ou l’idéologie de classe qui entoure l’école. Mais l’État bourgeois ne peut pas être détruit simplement par l’élévation de la conscience au sein du prolétariat. C’est pourquoi il est nécessaire que les travailleurs puissent prendre le pouvoir pour ouvrir la possibilité d’une nouvelle éducation.
Il y a donc une nécessité stratégique à reconstruire un mouvement pédagogique critique, en le liant à la lutte des travailleurs et de la jeunesse qui commencent à se lever dans le monde. Nous avons la tâche de déconstruire les normes et valeurs bourgeoises et remettre en question la société de classes.
Il est du devoir des éducatrices et éducateurs d’être non seulement des enseignants, mais aussi de construire la perspective d’une pédagogie critique dans le cadre du projet de transformation radicale de la société.
Traduction : Élise Duvel
Pour aller plus loin :
Lénine, « Les tâches des unions de la jeunesse. Discours prononcé au 3e Congrès de l’Union de la jeunesse communiste de Russie », 2 octobre 1920
Antonio Gramsci, Des extraits des cahiers de prison, Problèmes de civilisation et de culture