Covid-19 et le monde d’“après” : quand l’exception devient la norme

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SOURCE : Révolution permanente

« Nous sommes en guerre ». C’est ainsi que Macron a présenté il y a plus de deux mois la situation du pays face à la progression de l’épidémie de coronavirus. La comparaison avec l’état de guerre en a surpris plus d’un. Ici, l’ennemi est invisible, il est en nous et il est chez les autres, il est partout et il n’est nulle part à la fois. Qui dit guerre, dit aussi régime d’exception, un régime présenté comme inévitable si l’on veut venir à bout de la maladie. Mais les périodes de guerre n’ont rien d’une simple parenthèse. Ce sont le plus souvent des périodes transformatrices qui ont des effets sur le long terme. Que ce soit sur l’économie, le droit du travail, la gestion des populations, ou des rapports entre dominants et dominés, les conséquences de la crise sanitaire se manifesteront encore pour les années à venir.

Par le passé, les épidémies ont bousculé durablement le rapport entre exploiteurs et exploités. La Peste noire a décimé entre 30 et 40 % de la population européenne au XIVe siècle. Les possédants se sont trouvés soudainement devant une pénurie de bras. Les récoltes risquaient de pourrir et le bétail de mourir. Autrefois rare, la terre est devenue abondante. Les menaces d’expulsions des terres n’avaient plus d’effet sur les paysans. Ceux-ci ont migré vers d’autres terres, ou vers les villes, loin de la domination seigneuriale. Les laboureurs se sont alors trouvés dans une situation où ils pouvaient revendiquer des salaires parfois deux fois plus élevés que d’habitude. Lorsque Silvia Federici retrace cette histoire dans Caliban et la sorcière, elle affirme que « pour une large fraction de la paysannerie occidentale, et pour les ouvriers urbains, le XVe siècle fut (…) une période de puissance sans précédent » [1].

Les classes dominantes européennes au XIVe siècle ne sont pas restées les bras croisés devant le nouveau pouvoir acquis des paysans, des laboureurs et des ouvriers. Elles ont tout fait pour que le rapport de forces penche en leur faveur une nouvelle fois. Dans divers pays, des lois se sont multipliées afin de mettre au travail de manière plus ou moins forcée les classes laborieuses en interdisant le vagabondage, l’« oisiveté » ou en mettant en place un salaire maximum. En Angleterre, le Statut des travailleurs de 1349 a mis hors la loi tous ceux qui refusaient de travailleur pour un Seigneur. L’ordonnance du roi Édouard III le justifie ainsi : « Parce qu’une partie de la population, spécialement les travailleurs et les serviteurs, a été récemment victime de la peste, beaucoup, voyant le besoin dans lequel se trouvent les maîtres et la grande pénurie de serviteurs, ne veulent plus servir à moins qu’ils ne touchent des salaires excessifs, et certains préfèrent mendier dans l’oisiveté plutôt que de gagner leur vie en travaillant ». En France, l’ordonnance de 1351 de Jean II le Bon visait aussi les « oisifs » et les ouvriers qui ne voudraient pas « faire besogne s’ils ne sont payés à leur volonté » [2]. Ces tentatives de mettre au pas les classes laborieuses a rencontré la résistance des exploités et a ouvert une période d’intense lutte de classes. Plusieurs insurrections éclatent en Europe à la fin du XIVe siècle, dont une des plus connues est celle des Ciompi à Florence.

Les effets des épidémies sur le rapport de forces entre exploiteurs et exploités sont difficiles à prédire. Le Covid-19 tue beaucoup moins que la Peste noire et il est plus difficile de quitter son poste de travail pour migrer dans une autre région. Pourtant, l’épidémie de Covid-19 a permis de montrer la centralité du travail salarié et elle a montré à quel point les travailleurs et travailleuses sont essentiel.le.s, surtout dans les activités « en présentiel ». C’est le cas non seulement des infirmières et des médecins, mais aussi des ouvriers dans l’agroalimentaire, des caissières dans les supermarchés, des transporteurs de marchandises, etc. Certains secteurs de la filière logistique ont connu un bond dans l’activité pendant le confinement. Pour les plus grandes entreprises de la logistique, l’épidémie est apparue comme une opportunité pour faire des profits. Aux États-Unis, Amazon a recruté 175 000 salariés en deux mois seulement. Pour les salariés du secteur, reconvertis pour une part dans la livraison de matériel sanitaire, c’était un opportunité de montrer leur centralité. On a vu ainsi les travailleurs d’Amazon faire grève aux États-Unis le 1er mai, aux côté d’autres entreprises dites « essentielles »
Même si la définition de ce qu’est un secteur « essentiel » a fait débat pendant le confinement, aujourd’hui certains secteurs se mobilisent pour une reconnaissance de leur « effort de guerre ». Les grèves pour des meilleures conditions sanitaires lors de la reprise sont accompagnées par des grèves pour des augmentations de salaire ou pour des « primes coronavirus ».

Les changements à venir se sont peut-être manifestés déjà pendant le confinement. Des millions de salarié.e.s se sont vu.e.s contraint.e.s de travailler à la maison pendant à peu près deux mois. Il faut rappeler que le télétravail n’a rien de nouveau. La nouveauté se trouve plutôt dans la magnitude qu’il a pris. On estime ainsi qu’entre 25 et 30 % des salarié.e.s ont télétravaillé. Ce qui pour beaucoup était une nouveauté (comme pour les enseignant.e.s), n’était pour d’autres que la généralisation du flex office, c’est-à-dire d’une sorte de nomadisme salarial, où le lieu de travail n’existe plus. Dans le monde après-coronavirus, un.e salarié.e peut désormais travailler autant chez lui, qu’au café, ou dans les nouveaux lieux de « coworking ». Cela risque de favoriser la disponibilité temporelle des salarié.e.s (il faut être disponible à n’importe quelle heure de la journée, n’importe quel jour de la semaine, au détriment de la vie personnelle).

On voit en quoi cela peut représenter une aubaine pour les entreprises. Elles peuvent économiser les millions d’euros dépensés dans la construction, l’achat ou l’entretien de bureaux. Pour l’État cela représente aussi potentiellement une source d’économies. Une proposition de loi du 19 mai envisage d’« instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires ». Rien qu’aux États-Unis, plus de 100 universités sont passées à l’enseignement à distance et une grande partie d’entre elles envisage maintenir l’enseignement à distance pour une partie des cours lors du semestre d’automne 2020. En France, ce projet de loi a pour objectif est de massifier le e-learning, ce qui permettrait de réduire le nombre d’enseignants, voire même de privatiser une partie de l’enseignement en le sous-traitant à des entreprises du numérique, les sociétés edtech. Cela tombe à pic dans un contexte de restrictions budgétaires dans l’éducation nationale et dans l’enseignement supérieur. En effet, au Royaume-Uni, où l’enseignement supérieur connaît un mouvement de privatisation depuis plusieurs années (multiplication des partenariats public-privé, augmentation des frais universitaires, etc.), les sociétés de e-learning ont déjà commencé à convoiter ouvertement le marché de l’enseignement à distance. Elles représentent d’ores et déjà un marché de 3 milliards de dollars qui devrait atteindre 7,7 milliards vers 2025 grâce au boost lié au Covid-19.

Il faut mentionner aussi les changements introduits à travers la loi d’état d’urgence sanitaire entrée en vigueur le 24 mars et prolongé jusqu’au 11 juillet. Cette loi donne d’immenses marges de manœuvre aux entreprises dans la réorganisation du travail. Celles-ci peuvent plus facilement avoir recours au télétravail et imposer le dépôt de jours de congés payés ou de RTT. Dans les secteurs dits « essentiels », elles peuvent imposer des semaines de travail de 60 heures, réduire la durée légale du repos, etc. Si ces modifications sont a priori provisoires, elles annoncent ce qui pourrait être négocié dans le cadre d’accords collectifs au prétexte d’éviter des fermetures ou des licenciements collectifs.

Mais cette instrumentalisation de la crise sanitaire dans le but de réorganiser la production et d’accroître l’exploitation des travailleurs n’est qu’une partie du tableau d’ensemble, qui présente aussi des aspects plus positifs. C’est le cas notamment de la prise de conscience de ce qu’est un travail essentiel et de ce qu’est un travail inessentiel. Il y là a quelque part un dévoilement par rapport aux normes capitalistes sur ce qui est utile et inutile de produire. Ceci peut être un point d’appui pour reconstruire une solidarité de classe. Qui plus est, ce sont les capitalistes eux-mêmes qui se sont vus obligés de reconnaître l’importance des travailleurs dits « essentiels ». C’est le cas aussi de formes de solidarité, voire d’auto-organisation, à l’image du MacDonald’s de Marseille requisitionné par ses salarié.e.s en pleine épidémie afin de nourrir les quartiers populaires. Cela donne une idée de ce que pourrait être une réorganisation de la production en fonction des besoins sociaux. De même, la crise dans le secteur hospitalier peut faire ce dernier un secteur dynamique pour les mobilisations dans les semaines et mois à venir. Il y aura donc difficilement un retour à la normale. La crise sanitaire et le confinement ont eu un double effet de dévoilement de ce sur quoi repose la société (le travail d’habitude invisibilisé) et d’arrêt des luttes sociales. Il y a eu une prise de conscience que les capitalistes feront passer leurs profits avant la vie d’une grande partie des travailleurs, sans qu’il y ait eu une généralisation des mobilisations.

Enfin, peut-être l’aspect le plus encourageant du monde d’« après » est la révolte des classes populaires américaines contre le racisme et les violences policières. Ce mouvement n’a pas de lien a priori avec l’épidémie de Covid-19. Pourtant, on ne peut pas comprendre le mouvement sans prendre en compte le contexte dans lequel il se déroule. L’augmentation drastique du chômage dans un pays où l’assurance chômage n’existe pas, le fait que ce sont les travailleurs issus des minorités raciales qui ont été en première ligne face à la maladie et que ce sont eux qui ont été le plus affectés par celle-ci ne sont pas en reste dans la colère sociale qui secoue le pays. Les manifestations d’une ampleur historique ont d’ailleurs eu des répercussions au quatre coins du globe. On a vu des rassemblements massifs dans des dizaines de pays, dont la France, où les violences policières se sont aussi déchaînées pendant le confinement.

Le « monde d’après » que la bourgeoisie nous promet s’annonce comme une dégradation du monde d’avant l’épidémie : davantage d’exploitation, davantage de précarité, davantage de surveillance et de contrôle, davantage de violence contre les minorités raciales, etc. Mais on ne peut pas rejeter son « monde d’après » qu’en revendiquant un retour en arrière. Aujourd’hui, les manifestants états-uniens montrent la voie. Il faut reprendre le slogan de l’hiver dernier des manifestant.e.s de Santiago, « nous ne voulons pas revenir à la normalité, parce que c’est la normalité qui posait problème ».


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