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SOURCE : France TV Info
Plus d’un million d’entreprises ont eu recours à l’activité partielle depuis le mois de mars. Parmi elles, certaines ont exigé de leurs salariés qu’ils poursuivent leur travail en sous-main. Une pratique illégale.
“Si j’avais su que j’étais en chômage partiel, je n’aurais jamais travaillé sept heures par jour.” A l’autre bout du fil, Chloé*, salariée d’une agence immobilière dans la métropole lyonnaise, ne décolère pas : après avoir télétravaillé pendant deux mois en raison de l’épidémie de Covid-19, elle a découvert, en récupérant ses fiches de paie à la fin du confinement, que ses collègues et elle avaient en réalité été placés au chômage partiel. Pourtant, “compte tenu de la baisse d’activité de l’agence”, Chloé s’était enquise auprès de sa hiérarchie d’une telle éventualité, comme en témoigne un e-mail daté de fin mars, consulté par franceinfo. “Mais on ne m’a jamais répondu”, regrette la jeune femme. “Quand on les a confrontés, les responsables de l’agence ont assuré qu’ils avaient juste oublié de nous prévenir.” Ecœurés par cette “fraude”, Chloé et ses collègues ont contacté l’inspection du travail.
Chloé est un cas loin d’être isolé. Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France, plus d’un million d’entreprises ont déposé une demande d’activité partielle pour un peu plus de 13 millions de salariés, indique la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) dans son point hebdomadaire daté du 9 juin. Ce dispositif, préexistant à la crise sanitaire, a été élargi mi-mars pour limiter les effets de la crise du coronavirus sur l’emploi. Les entreprises faisant face à une baisse d’activité ont ainsi pu interrompre, partiellement ou totalement, l’activité de leurs salariés. En échange, elles ont versé à ces derniers une indemnité à hauteur de 70% de leur salaire brut, ensuite remboursée à 100% (85% depuis le 1er juin) par l’Etat et l’Unedic, dans la limite de 4,5 smics. Les employeurs ont également eu le choix de compléter cette indemnité pour maintenir la rémunération du salarié à son niveau habituel. Parmi le million d’entreprises concernées, un peu plus de 900 000 ont déjà déposé une demande d’indemnisation pour le mois d’avril.
Mais comme dans l’entreprise de Chloé, une partie de ceux qui ont bénéficié de l’aide de l’Etat n’ont pas joué le jeu. Près d’un tiers (31%) des personnes interrogées “ont dû continuer à travailler malgré le chômage partiel total ou l’arrêt maladie”, rapporte une enquête (en pdf) de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT (Ugict) réalisée auprès de 34 000 personnes. Une étude du cabinet Technologia (en pdf) conduite auprès de 2 600 représentants de salariés, assure de son côté que “24% des employés en chômage partiel total auraient été amenés à poursuivre leur activité à la demande de l’employeur”. Or, travailler alors qu’on est déclaré en activité partielle s’apparente à du travail illégal, une pratique passible de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende pour l’employeur. A cela s’ajoutent le remboursement des sommes versées à l’entreprise et l’exclusion du bénéfice des aides publiques durant cinq ans. En revanche, le salarié “ne risque rien légalement, puisqu’il est dans un lien de subordination avec son employeur”, indique à franceinfo Blandine Sibenaler, avocate au barreau de Paris et spécialiste en droit du travail.
“On m’a répondu que je n’étais pas solidaire”
Fin mai, franceinfo vous a proposé, dans un appel à témoignages, de partager vos expériences de travail cumulé avec ce dispositif de chômage partiel. Parmi les dizaines de réponses reçues, la plupart évoquent des incitations plus ou moins explicites, le plus souvent orales, à poursuivre le travail, par solidarité avec une PME en difficulté économique. C’est le cas de Constantin, salarié d’un distributeur automobile placé en activité partielle à 100% dès le 17 mars, à qui il a été demandé de continuer à s’occuper de ses clients. Après une dizaine de jours “à 50% ou 60% de [s]a charge habituelle de travail”, Constantin a fait part de sa gêne à accepter une nouvelle tâche que voulait lui confier l’un de ses responsables. Dans cette conversation téléphonique, que franceinfo a pu écouter, l’un de ses directeurs de service lui a alors détaillé le fonctionnement de l’entreprise durant le confinement :
Les vendeurs continuent à traiter les appels, les mails, etc. Donc on peut appeler ça du télétravail. Mais si on déclare ça en télétravail, c’est [l’entreprise] qui paie. Si on les déclare en chômage partiel, c’est l’Etat qui paie.
par téléphone
Catherine, salariée d’un groupement d’intérêt financier regroupant 80 agences d’intérim en France, a vécu une expérience similaire. Placée en chômage partiel le 22 mars, à la suite de la fermeture de son agence, elle a néanmoins poursuivi son activité “pour que l’entreprise ne coule pas”. Mais à la fin du mois d’avril, elle a remarqué que, sur son bulletin de salaire, ses heures de travail déclarées, qu’elle avait déjà “sous-estimées par rapport à la réalité”, avaient encore été réduites. Une différence également constatée par franceinfo.
Dans le cadre du chômage partiel, l’employeur est tenu d’indiquer sur la fiche de paie du salarié le nombre d’heures travaillées, qui sont payées par l’entreprise, et le nombre d’heures chômées, indemnisées par l’Etat. Si l’activité n’est pas totalement interrompue, comme dans le cas de Catherine – qui a indiqué avoir travaillé neuf demi-journées en avril –, son employeur lui verse le salaire correspondant. Ce qui signifie que plus le temps travaillé est important, plus l’entreprise paye, au détriment de la part prise en charge par l’Etat. Ce qui pousse certains patrons à rogner sur ces heures de travail déclarées. “Mon patron m’a expliqué que les heures de réunion, ou passées à faire des tâches administratives, n’étaient pas rémunérées car elles n’étaient pas considérées comme productives”, assure ainsi Catherine.
Quand je me suis plainte, on m’a répondu que je n’étais pas solidaire dans un moment de crise, que les agences qui s’en sortiraient seraient celles qui auraient joué le jeu (…) et que de toute façon, on n’avait pas de quoi nous payer.
france info
Florence, assistante de direction dans un centre de formation en province, relate elle aussi une histoire semblable. Dès le 16 mars, une note de service l’a informée qu’elle ne devait plus travailler qu’une heure et demie par jour depuis chez elle, au titre du passage au chômage partiel. Une consigne étonnante, puisque les formations assurées par l’entreprise ont toutes été maintenues grâce à l’enseignement à distance. “Le temps de formation est même allongé, afin de s’assurer que les étudiants ne solliciteraient pas de remboursement”, explique Florence. Résultat : “On a tous travaillé comme des fous, du lundi au dimanche”. Quand elle a informé son directeur de service il lui a dit “de ne pas s’inquiéter, qu’on faisait la même chose qu’habituellement, mais que c’était l’Etat qui payait. Et qu’il saurait récompenser les investissements des uns et des autres”.
“L’entreprise saura s’en souvenir”
Pour les salariés, pris entre deux loyautés, les demandes de leur hiérarchie donnent lieu à d’interminables dilemmes. “On comprend que l’entreprise soit en difficulté, on est prêts à faire beaucoup pour que la boîte tourne, mais c’est le fait qu’on nous demande de mentir, de frauder… J’aurais été plus à l’aise avec ma conscience si j’avais assuré le travail de plusieurs personnes plutôt que menti”, témoigne Lison, salariée d’une PME française spécialisée dans la fabrication de câbles.
Début avril, compte tenu de la baisse d’activité subie par le groupe, elle et plusieurs de ses collègues sont passés du télétravail au chômage partiel. Officiellement, Lison a donc dû réduire ses heures travaillées de moitié. Mais dans les faits, son temps de travail n’a pas évolué. “Le chiffre d’affaires est nettement affecté par la situation sanitaire, mais la charge de travail n’est pas réduite pour autant”, souligne-t-elle. Surtout que sa direction “en profite pour relancer des dossiers de fond”.
Mon chef de service m’a expliqué par téléphone (…) qu’on attendait de nous d’être disponibles et de travailler à plein temps, puisqu’on est payés à 100%. Et il m’a dit que l’entreprise saurait s’en souvenir…
à franceinfo
Pour que ce surplus de travail ne soit pas détectable, “on nous incite, pour plus de véracité, à ne pas mettre le même nombre d’heures travaillées chaque jour sur l’outil qui sert à mesurer notre temps de travail”, s’insurge-t-elle également. “Une pratique qui constitue une fraude avérée et qui serait passible d’un procès-verbal en cas de contrôle”, rappelle Me Blandine Sibenaler, pour qui “le fait de faire participer le salarié à la fraude démontre qu’il y a intention de frauder, et qu’il ne s’agit pas d’une erreur”.
Chantage, pression et rupture conventionnelle
Quand ils tentent de s’élever contre ces pratiques, les salariés concernés prennent le risque de perdre leur emploi. Trois personnes qui avaient accepté de dénoncer nommément – preuves à l’appui – leur entreprise auprès de franceinfo ont ainsi renoncé à le faire avant la publication de cet article, par crainte d’éventuelles conséquences.
Estelle, employée par une agence d’intérim en province, assure de son côté avoir fait les frais de son refus d’appliquer des directives illégales. Après avoir été placée en activité partielle à 100% dès le 16 mars, cette salariée a été invitée par sa hiérarchie à travailler “de manière informelle”. “On nous a dit : ‘On va mettre en place un point visio hebdomadaire, histoire de prendre des nouvelles de chacun'”, rapporte-t-elle à franceinfo.
On ne vous demande pas de travailler, simplement de regarder vos e-mails et de maintenir le lien avec vos clients.
propos rapportés à franceinfo
Mais pour effectuer correctement ces tâches, Estelle a travaillé “entre 10 et 15 heures par semaine”. Elle en a fait part à son responsable, qui lui a rétorqué : “Si tu n’arrives pas à t’investir dans une entreprise, tu n’arriveras pas à évoluer”. Après avoir refusé de participer à une réunion parce qu’elle était en activité partielle, Estelle s’est vu proposer une rupture conventionnelle de son contrat de travail, comme a pu le vérifier franceinfo. Après mûre réflexion, la jeune femme a accepté de mettre fin à son contrat, estimant que ses valeurs n’étaient plus “compatibles” avec celles de l’entreprise.
“Plus de 50 000 contrôles d’ici la fin de l’été”
Comment de telles pratiques ont-elles pu avoir cours ? “Face à la crise, nous avons préféré une logique de confiance a priori, et de contrôle a posteriori”, expliquait la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, le 6 avril dans La Croix. Pour répondre à l’urgence, le délai d’acceptation tacite des demandes d’activité partielle a été ramené à 48 heures, réduisant la possibilité pour l’administration d’effectuer des contrôles en amont. Sur plus d’un million de demandes d’activité partielle, seules quelques “dizaines de milliers de vérifications” ont ainsi été réalisées, indique le ministère du Travail à franceinfo. “Une incitation à l’arnaque”, estime Simon Picou, inspecteur du travail en Ile-de-France et secrétaire national de la CGT Inspection du travail (SNTEFP-CGT).
De fait, la “confiance” invoquée s’est rapidement fissurée. Dès les premières semaines de la mise en place du dispositif, les syndicats et les inspecteurs du travail ont été alertés de fraudes potentielles. “Vu le nombre de problématiques qu’on a fait remonter au ministère (…), je pense qu’il y a eu une prise de conscience que, si le phénomène de fraude était minoritaire, il n’était néanmoins pas négligeable”, avance Cyril Chabanier, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Et compte tenu de la facture du dispositif – “26 milliards d’euros”, selon les estimations du ministère du Travail –, chaque euro compte.
Le 13 mai, le ministère a annoncé le lancement d’un “plan de contrôle” des entreprises ayant bénéficié du chômage partiel, confié aux Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), en charge de l’inspection du travail. Objectif : “plus de 50 000 contrôles d’ici la fin de l’été”, a précisé Muriel Pénicaud le 8 juin sur franceinfo. Dans les instructions adressées aux Direccte, que franceinfo a consultées, le ministère prévient :
“Le risque de fraude apparaît particulièrement élevé et est susceptible de prendre des formes diverses.”
dans une note adressée aux Direccte
Parmi elles, le cumul de l’activité partielle à 100% et du télétravail ou la surdéclaration des heures chômées en cas d’activité réduite. Mais aussi la déclaration de salariés fictifs, le gonflement des salaires, l’utilisation de la sous-traitance en parallèle de la mise en activité partielle, ou encore le non-versement de l’indemnité aux salariés.
Afin de débusquer les fraudeurs, le gouvernement conseille aux Direccte de cibler “les entreprises ayant présenté des demandes d’indemnisation sur la base de taux horaires élevés”, les “secteurs fortement consommateurs d’activité partielle (…) et, d’une façon plus générale, les entreprises dont l’effectif est composé d’une majorité de cadres dont l’activité est davantage susceptible d’être exercée en télétravail”. Des contrôles aléatoires pourront aussi être menés, assure le document.
Un décalage entre volonté politique et réalité
Pourtant, les inspecteurs du travail interrogés par franceinfo ont peu d’espoir de recouvrer la majorité des sommes illégalement perçues. “Il y a un décalage entre le discours affiché et la réalité de nos moyens. On commence tout juste à reprendre une activité normale, bien qu’on soit encore limités par le manque de protections disponibles”, regrette un inspecteur du travail rennais, qui a souhaité rester anonyme, en rappelant le contexte de crise sanitaire.
“Il faudrait contrôler des centaines de milliers d’entreprises, avec des procédures longues et compliquées, et nos effectifs ne sont pas suffisants”, déplore également Simon Picou. Pour prêter main-forte aux 1 900 inspecteurs du travail, “400 vacataires ont été embauchés et formés”, indique le ministère du Travail, qui se félicite qu’“à peu près 8 000 contrôles”aient déjà été “initiés” depuis le 13 mai. Un recours bienvenu, mais insuffisant, selon les inspecteurs du travail, qui rappellent qu’en tant que fonctionnaires de catégorie A, ils sont les seuls à pouvoir réaliser les contrôles au sein des entreprises, la méthode la plus poussée parmi les trois existantes. Outre ces vérifications sur place, des croisements de données administratives et des contrôles sur pièces (bulletins de paie, avis du CSE…) permettent également de détecter d’éventuelles fraudes.
Sans compter que l’inspection du travail continue d’être sollicitée pour d’autres types d’interventions, comme le non-respect des règles sanitaires en entreprise. En somme, conclut Simon Picou : “Il est illusoire de penser qu’on va pouvoir dédier la totalité des capacités de contrôle à ce sujet.”
* Tous les prénoms des salariés cités dans cet article ont été modifiés à leur demande.