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SOURCE : Reporterre
Dans un rapport sur la publicité publié mardi 9 juin, des associations montrent comment les multinationales s’en servent pour pousser à la surconsommation, blanchir leur image, et faire pression sur les médias. Des solutions pourraient endiguer cette influence néfaste.
« Il est temps de signifier aux multinationales que la fête est finie, qu’elles ne peuvent plus maintenir un modèle économique insoutenable de surconsommation : régulons leurs activités publicitaires ! » tonne Renaud Fossard, responsable du programme Système publicitaire et influence des multinationales (Spim). Mardi 9 juin, les trois organisations membres de Spim — Résistance à l’agression publicitaire (RAP), Les Amis de la Terre France et Communication sans frontières (CSF) — ont publié un rapport en ce sens, intitulé Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique.
Dans ce document de plus de 200 pages, élaboré avec 22 associations [1] et des experts universitaires, les auteurs décortiquent le rôle central de la publicité et la communication des multinationales dans la surconsommation, et dressent des recommandations pour réguler les activités d’influence de ces entreprises.
En France, 31 milliards d’euros seraient dépensés, annuellement, dans la publicité, la communication commerciale et le marketing promotionnel. Pour les auteurs du rapport, ces dépenses suscitent la surconsommation, c’est-à-dire la consommation de produits et de services dont l’acheteur n’a pas réellement besoin. « La publicité influence lourdement les goûts et les aspirations des individus, leur fait éprouver de nouveaux besoins », dit Renaud Fossard. Elle provoque « des phénomènes de consommation de masse qui n’auraient pas eu lieu sans stimulation publicitaire, précise le rapport. Dès lors, ceux qui orientent réellement l’économie, ce sont les industriels ; des marques capables de produire ce qu’elles désirent et de faire massivement désirer ce qu’elles produisent. »
Le secteur automobile promeut les SUV, qui sont la source de fortes émissions de CO2
Sur les quelque trois millions d’entreprises en France, moins de 1 % ont accès au marché publicitaire. « Parmi ces quelques centaines d’entreprises, nombreuses sont celles qui proposent des produits particulièrement polluants ou dangereux pour la santé », constate Renaud Fossard. En tête de gondole des investisseurs publicitaires français, il y a le secteur automobile, « dont le budget est principalement consacré à la promotion de gros véhicules, dits SUV, qui représentent la deuxième source de croissance des émissions de CO2 mondiales au cours de la décennie écoulée », explique Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen. Le caractère pulsionnel de consommation des chaînes de restauration rapide est également entretenu par la publicité : en 2018, McDonald’s — qui génère 115 tonnes d’emballages par jour en France —, Burger King et KFC ont dépensé ensemble plus de 350 millions d’euros de publicité en France.
La publicité accélère aussi le remplacement d’objets qui fonctionnent encore. « L’obsolescence peut en effet moins résulter de la défaillance programmée d’un produit que d’un travail d’influence sur le consommateur : une obsolescence stimulée par le marketing », précisent les auteurs. En clair, des innovations mineures permettent de promouvoir des « nouveautés » comme pour les smartphones, déployés en gammes et en séries. Les lancements successifs des nouveaux smartphones provoquent un rejet accéléré des produits quasiment-similaires déjà acquis, la publicité stimulant le désir des produits neufs. « Tant et si bien que 88 % des smartphones sont changés alors qu’ils fonctionnent encore ! déplore Renaud Fossard. Nous ne nions pas le libre arbitre des individus, mais les entreprises ont une trop grande latitude pour orienter l’économie, influencer les masses en jouant sur les émotions des consommateurs. »
En plus de favoriser la surconsommation de produits néfastes au climat et à l’environnement, la publicité et la communication permettent aux grandes entreprises de blanchir leur image. « Ces campagnes de communication contribuent à façonner une image trompeuse dans l’opinion et à protéger leur valeur financière », dit Juliette Renaud, responsable de la campagne Régulation des multinationales aux Amis de la Terre. En France, McDonald’s, EDF, Nestlé et Engie sont les quatre entreprises ayant le plus communiqué sur le développement durable en 2018-2019, avec plus de trente campagnes chacune. « En blanchissant leur image, les multinationales trompent les citoyens et les décideurs politiques, et font croire à ces derniers qu’il n’y a pas besoin de les réguler, de mettre en place des normes contraignantes, puisqu’elles sont soi-disant déjà responsables. Il faut mettre fin à ce mythe de l’autorégulation qui alimente leur impunité ! » poursuit Juliette Renaud.
Enfin, via la publicité et la communication, les multinationales sont omniprésentes dans nos sociétés. « Elles accaparent une place monstrueuse dans la sphère publique, privée et intime, s’insurge Renaud Fossard. Dans les rues, les transports publics… Notre espace public est littéralement bradé à une poignée de multinationales. » La publicité s’est installée jusque sur les monuments historiques, à l’image de la colonne de la Bastille, à Paris, enveloppée en 2017 des produits des plus grandes marques. De nombreux stades de football, des salles de concert et des festivals portent désormais des noms de marques.
La sphère médiatique n’y échappe pas. « La publicité s’insère de manière plus ou moins visible dans les logiques éditoriales des médias qui en dépendent », écrivent les auteurs. Jusqu’à, pour les annonceurs les plus puissants, museler la presse sur des sujets sensibles. En France, en novembre 2017, LVMH avait retiré 600.000 euros de publicités au journal Le Monde à la suite de la publication des paradise papers. « Derrière ces cas documentés de censure ou de tentative de censure, combien d’articles ont été autocensurés au sein des rédactions ? Combien de contenus ont été élaborés en lien avec les annonceurs, épousant le format des autres articles ? »interroge Renaud Fossard.
« Les enjeux publicitaires sont en phase de politisation »
Une fois ces constats dressés, le rapport esquisse des propositions pour enrayer l’influence des activités publicitaires sur la surconsommation. Les auteurs proposent d’interdire les publicités intrusives, agressives et polluantes comme les publicités rétro-éclairées, les écrans animés ou les publicités sur les monuments historiques, et de créer des espaces sanctuarisés, sans publicité, afin de garantir la « liberté de réception » aux citoyens, c’est-à-dire le droit de recevoir ou de ne pas recevoir les messages publicitaires. « Nous souhaitons aussi que l’État adopte des “lois Évin” pour le climat et contre la malbouffe, comme l’a fait Singapour, en 2019, en interdisant les publicités pour les boissons trop sucrées, ou la France pour le tabac et l’alcool », dit Renaud Fossard. Les SUV, les voyages en avion, les offres de restauration rapide, les smartphones ou encore la fast-fashion pourraient alors être concernées par des restrictions ou des interdictions de publicité et de marketing.
Le rapport souligne l’inefficacité de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (Arpp), l’organisme d’autorégulation de la publicité réunissant des annonceurs, des agences et des régies publicitaires qui définissent elles-mêmes les règles et leur mise en œuvre. En 2018, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) avait vertement critiqué l’Arpp pour avoir autorisé des publicités de Cdiscount incitant à la surconsommation. « Nous proposons la mise en place d’une autorité administrative indépendante de régulation des contenus publicitaires et de communication, explique Renaud Fossard. Les règles instaurées devront remettre l’information au centre de la publicité, lutter contre le blanchiment d’image et encadrer les discours afin de lutter contre l’obsolescence et l’incitation au gaspillage. »
Afin de contenir le marché publicitaire, les organisations souhaitent aussi intervenir sur le terrain économique. En clair, pour éviter les oligopoles et contrer les marques dominantes, elles proposent des plafonds de dépenses publicitaires et des taxes plus importantes, le marché de la publicité étant globalement taxé à moins de 3 %, et les activités de relations publiques et de marketing ne l’étant pas du tout en dehors du secteur pharmaceutique.
Les auteurs du rapport Big Corpo souhaitent que le produit de ces taxes sur la publicité dans les médias soit dirigé vers des mécanismes de soutien aux médias les plus indépendants et aux discours des associations, « pour les rendre plus audibles dans la société de communication ».
Ce rapport a été dévoilé à quelques jours de la publication des conclusions de la Convention citoyenne pour le climat, du 19 au 21 juin 2020, qui devrait également formuler des propositions sur la régulation de la publicité. L’une d’elles a déjà été rendue publique et consiste justement en une « loi Évin » sur le climat, qui viserait à interdire dès 2023 la publicité sur les produits les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Un autre rapport indépendant, commandé par le gouvernement, devrait être publié au cours du mois de juin. « Les enjeux publicitaires sont en phase de politisation », se réjouit Renaud Fossard.
De quoi espérer des réformes structurelles à court terme ? « Nous allons mener des combats singuliers et réfléchir à une loi-cadre », a promis le député socialiste de Meurthe-et-Moselle Dominique Potier, dans une conférence de presse organisée mardi 9 juin à l’occasion de la parution du rapport Big Corpo. « Le despotisme de la publicité n’est pas qu’une question d’écologie et d’économie, c’est aussi un enjeu de démocratie, de servitude à la publicité et de justice, puisque ce sont les gens qui ont le capital culturel et économique le moins fort qui sont les plus vulnérables aux messages publicitaires », a-t-il dit.
« En ce moment, il est beaucoup question de souveraineté. La première souveraineté à reconquérir, c’est celle de nos imaginaires, qu’il faut libérer de l’influence des multinationales, a embrayé Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres et membre du nouveau groupe parlementaire Écologie Démocratie Solidarité. La prise de conscience du lien ténu entre les stratégies publicitaires et notre modèle consumériste est capitale pour s’en défaire. »