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SOURCE : Le Comptoir
Dire que Paris s’est embourgeoisée est devenu un poncif. Mais on ne déplorera jamais assez l’achèvement du processus de domestication subi par cette ville jadis frondeuse et révoltée. Paris s’est finalement rangée du côté du pouvoir en place.
Les Parisiens marchent de moins en moins. Quand ils ne courent pas, ils trottinent. La vitesse des chaussures de course, des roues et des algorithmes a remplacé la lenteur nécessaire à tout esprit révolutionnaire : pour changer le monde, il faut prendre le temps de l’observer. Les Parisiens n’entendent plus rien changer. Une satisfaction angoissée les caractérise désormais.
Dans Quatrevingt-treize, Victor Hugo décrit la Révolution comme « la victoire de la France sur l’Europe et de Paris sur la France ». Ce portrait si flatteur n’est plus qu’un lointain souvenir tant Paris se confond avec l’ordre européen. Cette ville plusieurs fois martyrisée par des puissances étrangères, cette ville qui leur a maintes fois résisté ne résiste plus à rien : elle est l’une des nombreuses capitales de la mondialisation heureuse et de la religion européenne.
Les puissances étrangères : une arme redoutable contre Paris
Sans aller jusqu’à minimiser les grandes réalisations politiques de la capitale française, au premier rang desquelles la Révolution, et tout en conservant une admiration sincère pour une histoire qui suinte la rébellion, il est permis de se demander si Paris n’abritait pas depuis longtemps la tentation de la vilenie.
Paris n’a jamais été une ville socialement homogène. Derrière les fantasmes sur une ville coléreuse se cachent des mondes très différents, où des miséreux côtoient des « honnêtes gens », comme on disait au XIXe siècle, à savoir des gens de bien. La domestication de Paris coïncide avec le triomphe de ces derniers.
« Paris est l’une des nombreuses capitales de la mondialisation heureuse et de la religion européenne. »
Mais au-delà de cette division, de cette coexistence plus ou moins pacifique, Paris s’est toujours illustrée – souvent pour le meilleur, parfois pour le pire – face à l’envahisseur étranger. En mai 1588, la présence des Gardes suisses excite les Parisiens qui érigent pour la première fois des barricades et qui font fuir Henri III. En janvier 1649, Mazarin et la régente Anne d’Autriche font venir des mercenaires allemands avant de fuir, avec le jeune Louis XIV, la capitale. En mars 1814, les cosaques sont accueillis triomphalement à Paris et la monarchie est restaurée l’année suivante, à l’abri de l’occupation étrangère.
En 1870, Paris commence à avoir l’aspect de la ville que nous connaissons. La question des inégalités commence à se poser avec une certaine acuité et les idées socialistes, qui demeurent toutefois minoritaires à Paris, commencent à faire leur chemin. La « République », instaurée en septembre 1870, en pleine guerre franco-prussienne, ira encore plus loin que les régimes précédents en termes d’hostilité à l’égard de la capitale française : elle se précipitera dans les bras de l’ennemi prussien et verra dans Paris une menace « rouge » plus inquiétante qu’une présence étrangère et que la perte d’une partie du territoire national.
En mars 1871, quand les Prussiens entrent dans la capitale, le comportement des Parisiens est autrement plus digne qu’en 1814. Cette fois, la retenue et la sobriété priment. Les rues sont désertes et les boutiques fermées. Tandis qu’Adolphe Thiers et sa République conservatrice privilégient les intérêts de la bourgeoisie plutôt que l’intérêt national, les Parisiens digèrent mal la capitulation qui leur est imposée. Avant Thiers, les Parisiens n’aimaient déjà plus beaucoup le régime précédent : lors du plébiscite soumis par Napoléon III en mai 1870, le résultat est favorable à l’échelle de la France et très décevant à Paris.
Paris se dotera de son propre régime entre mars et mai 1871, un régime aussi fugace qu’éminent : la Commune. Cette « bonne chose mal faite », selon la formule de Hugo, marquera l’histoire en dépit de sa brièveté et du quasi-anonymat de ses acteurs, pourtant héroïques. La Commune de Paris, portée par des jacobins, des blanquistes, quelques proudhoniens et quelques internationalistes, est le fruit d’un triple refus : un refus de la capitulation, un refus de l’injustice et un refus de la fausse république, celle d’une chambre majoritairement monarchiste installée à Bordeaux, puis à Versailles. La Commune est réprimée dans le sang et certains de ses membres seront, hélas, lynchés par les Parisiens eux-mêmes. Eugène Varlin sera éborgné par la foule à Montmartre.
En 1940, Paris connaît de nouveau l’humiliation d’une occupation étrangère. Durant les quatre années d’occupation allemande, les Parisiens feront preuve, une fois de plus, du meilleur comme du pire. Au milieu du désordre moral – de la Gestapo française composée d’anciens criminels, de la délation, des rafles, de la trahison et du déshonneur –, une résistance héroïque s’organise dans la capitale et Paris sera libéré « par lui-même » (mais pas seulement), selon les mots du Général de Gaulle.
Et Paris fit peau neuve
Ce Paris libéré « par lui-même » du Général de Gaulle ne ressemble déjà plus à celui de la Commune et il lui ressemblera de moins en moins. Il n’est plus question de fronde et de rébellion, il n’est plus question d’un Paris qui tient tête au pouvoir en place. Paris devient docile. De 1958 à 1967, Paris n’est représenté que par des membres de la majorité présidentielle du Général de Gaulle. Paris vote comme un seul homme. Les communistes font quelques percées dans quelques quartiers emblématiques de la Commune – Montmartre et Belleville – entre 1967 et 1981, avant de se faire évincer par le Parti socialiste de François Mitterrand, bien plus versaillais que communard.
Plus d’un siècle après Jules Ferry, maire – nommé – éphémère et fuyard au moment de la Commune, Jacques Chirac est élu maire de Paris en 1977 et il le restera jusqu’en 1995. Chirac est assurément l’un des principaux artisans de la gentrification de Paris. Cette ville qui résistait jadis avec vigueur et panache à l’ordre européen approuve avec enthousiasme le Traité de Maastricht en 1992 (à 62,5 %) et la Constitution européenne en 2005 (à 66,5%). Il existe toujours un fossé entre Paris et la France, mais Paris n’est plus le garant de la souveraineté, mais son fossoyeur.
« Paris a tourné le dos à son passé turbulent pour devenir une capitale bien dressée au diapason avec le pouvoir en place et avec l’ordre du monde. »
On a beau évoquer Henri III, Louis XIV, la Restauration et la Commune, la grande métamorphose de la capitale a surtout eu lieu au XXe siècle. La seconde moitié du XXe siècle aura suffi à faire de Paris une ville bourgeoise. La désindustrialisation et les partis pris néolibéraux, notamment en matière de logement, expliquent ce phénomène : les ouvriers et les employés sont partis, quand ils n’ont pas disparu. Les pauvres n’habitent plus que dans quelques quartiers circonscrits, quand ils n’habitent pas sur les trottoirs de la capitale. La région parisienne est la région la plus inégalitaire du pays.
Dans un texte de 1863 intitulé Remarques écrites en hiver sur des impressions d’été, Fiodor Dostoïevski exprime une forme de mépris pour la capitale française dans ces termes : « Amasser de l’argent, et posséder le plus d’objets possible, voilà le paragraphe principal du code de la morale, voilà le catéchisme du Parisien. » Ces mots n’auront jamais été aussi justes qu’aujourd’hui.
Seulement, ce n’est pas toute la ville qui s’est transformée. Les quartiers qui se pinçaient le nez devant la Commune en 1871, les quartiers des « honnêtes gens » (le 1er arrondissement, le 2e arrondissement, le 9e arrondissement, le 16e arrondissement) sont restés fidèles à eux-mêmes. Quand Emmanuel Macron obtient 44,4% au premier tour de la présidentielle de 2017 dans le 2e arrondissement de Paris, l’héritage est sauf. Mais quand il arrive aussi en tête dans le 18e, on peut se dire que le véritable « grand remplacement » est là.
Ce sont donc les quartiers de la Commune qui ont le plus changé, et à bien des égards. Une nouvelle population achève de les installer politiquement dans le bon camp : celui de la modération. Car si les Parisiens sont des consommateurs et des voyageurs immodérés, ils évitent soigneusement « les extrêmes » en politique. Pour ce qui est de l’égalité et de la justice sociale, on a trouvé l’ersatz parfait : la diversité. On peut ainsi apprécier les mets les plus exotiques et entendre cinq langues par jour avant de retrouver ses semblables en regagnant son immeuble. D’ailleurs, à Paris, même les exilés se sont embourgeoisés.
L’accueil réservé aux Gilets Jaunes par certains intellectuels parisiens illustre bien l’étendue de la transformation. En 1871, George Sand pouvait cracher toute sa haine des insurgés parisiens depuis son domaine de l’Indre. Presque 150 ans plus tard, les « gueux » ne sont plus les Parisiens, mais les provinciaux qui ont l’indécence de faire peur aux touristes.
Paris a tourné le dos à son passé turbulent pour devenir une capitale bien dressée au diapason avec le pouvoir en place et avec l’ordre du monde. La justice sociale et la souveraineté sont ringardisées. Paris n’est plus qu’une marque. Une marque qui comprend volontiers son passé révolutionnaire, muséifié et trivialisé.
Nos Desserts :
- Cet article fut initialement publié dans le 9e numéro de la revue Philitt (2019)
- Lire et télécharger Paris, capitale du XIXe siècle de Walter Benjamin
- Série d’émissions sur France Culture « Une histoire du vivre en ville »
- Sur Le Comptoir lire notre article sur « La Commune de Paris, dernière révolution romantique »
- Et aussi le poème d’Arthur Rimbaud L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple