Ruffin: “2022 ne sera pas la fin de l’histoire”

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SOURCE : Le vent se lève

François Ruffin vient de publier Leur folie, nos vies : la bataille de l’après, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Véritable traversée du confinement, cet ouvrage comporte de nombreux témoignages et réflexions sur notre modèle de civilisation. Nous avons rencontré François Ruffin et voulu l’interroger sur les conclusions qu’il en tirait à l’heure où la France se déconfine. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Danielle Meyniel et Clara Dadole.


LVSL – Votre livre porte un regard plutôt positif sur le confinement, comme moment de réinvention, d’ouverture des possibles et de transformation du débat public en faveur des liens, du protectionnisme, du retour de l’État, etc. A posteriori, êtes-vous toujours aussi positif sur les conséquences de ce confinement ?

François Ruffin – Au moment où tout s’est arrêté et que l’on nous a dit « restez chez vous », j’ai ressenti comme un soulagement. On sortait de la bataille sur les retraites à l’Assemblée nationale. En définitive, quand on te dit « tu es obligé de rester chez toi et tu cesses de serrer des mains toute la journée », c’est un soulagement. Dans mon précédent livre, j’en appelais au hamster qui doit sortir de sa roue : c’est comme si à ce moment-là on nous avait dit « sortez de votre roue ». On peut avoir un sentiment intime de burn-out provoqué par la consomption de la consommation, la consomption de la planète et la consomption des individus. Donc quand on nous a dit « tu arrêtes », je crois que beaucoup de personnes ont pu le ressentir comme une libération.

D’un autre côté, une mesure policière qui limite ta zone de mouvement « à moins d’un kilomètre de chez toi » est une terrible restriction de liberté. Quand les jardiniers ne peuvent pas aller aux hortillonnages pour planter leurs radis, c’est la vie végétale qui s’arrête aussi. Quand les gens ne peuvent pas accompagner leurs parents en fin de vie, ni aller les voir dans les EHPADs, quand mes enfants ne peuvent plus voir leurs grands-parents, je ne peux pas laisser dire que je porte sur tout ça un regard positif. Il y avait le soulagement du hamster qui sort de sa cage et, simultanément, l’arrêt de tout ce qu’il y a de beau dans la vie sociale, dans les relations personnelles et familiales.

Puis, au fil de l’écriture, on sent le désarroi qui monte. C’est à dire qu’au début du confinement, les propos du gouvernement sont bousculés, ceux du Président aussi. C’est le moment où on nous dit « il y aura un avant et un après », et cela devient « nous ne vivrons plus comme avant ». Ces discours impliquent une rupture dans les décisions du gouvernement. L’heure est à la démondialisation, aux métiers humiliés qui deviennent des métiers valorisés, etc. Au fur et à mesure de la crise, on a pu voir comment ce potentiel a été évacué, comment ils ont réussi à se remettre sur leurs pattes et à nous faire dire que le monde d’après sera pire que celui d’avant. Je crois donc que le désarroi devient palpable au fil des chapitres.

Positif ou négatif, pour moi ce sont les hommes qui fabriquent l’Histoire. Une crise en elle-même est négative car ce sont des milliers de personnes qui meurent précocement, ce qui est déjà tragique en soi. La question est : que fait-on de cette crise-là ? La crise de 1929 est une crise tragique provoquant du chômage, mais créant le New Deal aux États-Unis, elle donne naissance au Front Populaire en France, et aboutit au nazisme en Allemagne… Je crois donc qu’il faut se poser la question de l’issue de la crise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sans préjugés, même si je suis plutôt pessimiste de nature. Pour ma part, je cherche à faire pencher la balance vers le positif, en indiquant une issue souhaitable.

Dans le livre, je partage mon sentiment d’inquiétude que provoque la crise écologique et la crise climatique en cours. On sait que nous sommes en train de foncer droit dans le mur avec le triptyque « croissance, concurrence et mondialisation », et qu’ils ont le pied appuyé sur l’accélérateur. Nous devrions leur prendre le volant des mains pour changer de direction. Là, il y avait une possibilité pour que, du fait qu’on soit à l’arrêt, on en profite pour changer de direction. Mais vous le voyez, j’en parle au passé, ce qui est un peu triste.

LVSL – La question portait en particulier sur le protectionnisme, le retour de l’État… tous ces mots qui sont revenus pendant le confinement et qui semblent déjà repartis. Depuis le début du déconfinement, on a l’impression d’un retour au statu quo

F.R. – Au sein d’une crise, il ne faut pas se faire d’illusion. Quand le capitalisme est en danger : il n’a aucun scrupule à recourir à l’État pour se sauver. À ce moment-là, l’État est le bienvenu avec toute sa puissance financière et policière pour sauver le capitalisme. On l’a vu en 2008, je ne sais pas quel était votre degré de conscience politique en 2008… Mais moi, je l’ai vécu pleinement. J’ai vécu les promesses de Nicolas Sarkozy sans y croire, mais ce n’est pas le souci. J’ai vécu pleinement l’impuissance de la gauche associative, syndicale, partisane à s’emparer de cette crise pour en faire quelque chose. Les leçons de la crise de 2008, je les ai déjà tirées et donc je ne me fais pas d’illusion sur cette crise-là. Même si c’est une crise d’une autre nature, je ne crois pas à une issue positive, ce n’est pas vrai. La pente nous conduit naturellement vers le pire. Si on laisse les dirigeants diriger, ils nous mèneront dans un précipice.

LVSL – Vous abordez en long et en large une de vos thématiques principales : les liens. Vous évoquez en particulier le cas des femmes de ménage des hôpitaux dont l’emploi a été externalisé. L’individualisation du rapport de travail a affaibli la conscience collective, de telle sorte que tous ces personnels sont devenus invisibles. Quelle réponse peut-on apporter à ces situations, sans se noyer dans l’incantation ? Comment créer de la conscience collective quand tout a été fait pour la rendre impossible ?

F.R. – Je pense que j’y parviens un peu, c’est la fonction de représentation. Les gens qui n’apparaissent plus comme étant dans le champ politique, les faire réapparaître sous forme de représentation, je pense que ça a une fonction. Prenez par exemple les figures de Merci Patron !, Jocelyne et Serge Klur, ouvriers du sous-traitant ECCE : faire réapparaitre le monde ouvrier victorieux à l’intérieur d’un film, ça contribue à nourrir la représentation. C’est un pas, ce n’est pas suffisant. De la même manière, faire apparaître à la tribune de l’Assemblée nationale le métier de femme de ménage, qui est le plus invisible, ou avoir une proposition de loi qui porte spécifiquement sur les femmes de ménage, je pense que ça contribue à la crédibilité et à rendre possible – ce n’est pas suffisant en soi – le fait que ça redevienne un objet politique.

Moi, je rentre dans une histoire, celle de Géraldine qui travaille à l’hôpital d’Amiens qui m’appelle et me demande s’ils vont toucher la prime Covid. Je lui réponds que je n’en sais rien, et finalement elle ne l’a toujours pas. Mais surtout, on lui fait raconter sa vie, celle d’une personne qui prend le bus le matin à cinq heures pour aller sur un premier chantier, qui commence à six heures et qui termine à vingt et une heures avec un deuxième chantier, et avec 800 euros à la fin du mois. Le résultat, c’est que le fait de porter une proposition de loi qui parle de cette situation donne un poids supplémentaire à sa cause. Elle se syndique, à la CGT surtout, elle se pose la question de la grève… Je ne dis pas que François Ruffin tout seul peut tout. Ce n’est absolument pas ce que je dis. Mais je pense que le fait de parler de ces professions-là, de les mettre en avant, de rendre compte de leurs conditions d’existence, d’ouvrir des perspectives de transformation, permet de s’en saisir et de peser avec énergie sur les choix de société.

LVSL – Vous semblez revenir à vos accents les plus antisystèmes : notre modèle serait à bout de souffle et proche de foncer dans le mur, en particulier sur la question écologique. Quel est le débouché civilisationnel à la crise en cours ? On vous sent tergiverser entre une option plus révolutionnaire et une forme de réformisme radical.

F.R. – En fait, j’ai toujours eu les deux. Ce qui est bizarre c’est que vous pensiez que je reviens vers des accents antisystèmes. De fait je ne les ai jamais quittés ! Non, moi je suis un réformiste révolutionnaire, comme disait Jean Jaurès qui se définissait comme tel. Ca veut dire qu’il faut allier les capacités à avoir un horizon et à se dire quels seront les premiers pas à l’intérieur du système existant. Si jamais tu ne montres pas à Géraldine que tu es capable de proposer des mesures concrètes maintenant, pour améliorer son sort et que tu dis juste être sorti du capitalisme, je pense que tu ne vas pas emmener Géraldine ni les autres avec toi. Donc le réformisme ce sont les premiers pas qui permettent d’entraîner. Ensuite l’horizon c’est la sortie du triptyque avec lequel il faut rompre : croissance, concurrence, mondialisation. Il faut remplacer la croissance par de la répartition. Aujourd’hui le gâteau est assez gros et il n’est pas question de le faire grossir dans des pays comme le nôtre, mais de le répartir. Il faut remplacer la concurrence par de la solidarité, de la coopération, de l’entraide, et la mondialisation par de la relocalisation. Il faut donc en passer par des mesures d’ordre protectionniste.

LVSL – Votre positionnement sur la croissance pose question à l’heure où de nombreux petits commerces et PME sont en train de faire faillite en raison de l’effondrement du PIB. Est-ce que vous n’avez pas peur que cette critique quasi-décroissante du modèle productif actuel soit perçue comme une sorte de négation du quotidien de tous ces catégories « petites bourgeoises » ?

F.R. – Pas seulement la petite bourgeoisie. Les ouvriers de chez Renault aussi peuvent se dire que c’est par la croissance qu’il va y avoir la relance de la production de  l’automobile et c’est comme ça qu’ils vont s’en sortir. C’est dans ces moments de crise-là que nous devons faire sauter le truc, si nous ne le faisons pas à ce moment-là ce ne sera jamais fait.

Lors de la dernière crise dont on parlait tout à l’heure, après 2008, j’ai rédigé un petit bouquin d’entretiens avec Jean Gadrey qui est un économiste hétérodoxe acroissant. C’est à dire que ce n’est plus le PIB qui doit guider notre existence. Pendant la crise de 2008, les économistes keynésiens lui rétorquaient que ce n’était pas le moment, qu’on on verrait après la crise, que pour l’instant il fallait relancer… Mais bien entendu, lorsque la machine est relancée et se porte bien, personne ne se dit que c’est le moment de tout remettre en cause. Ce n’est donc jamais le moment. Je crois au contraire que cela fait quarante ans que la solution par la croissance ne fonctionne pas. Depuis les années 1970, il y a un décrochage entre la croissance et le niveau de bien-être. On peut dire que depuis le XIXème siècle, le plus égalait à du mieux, l’économie dirigeait par ses lois implacables : « on va produire plus et cela fera mieux vivre les gens  ». Or, à partir des années 1970, cette vérité s’effondre dans nos économies développées. Le niveau de bien-être ne s’élève plus avec le taux de croissance. C’est une situation qui a été étudiée notamment par Richard Wilkinson. Ainsi à partir, environ, de vingt mille dollars par personne, ce que vous consommez en plus ne vous apporte plus un supplément de bonheur.

Avant l’élévation du PIB, la croissance devait répondre à un certain nombre de besoins essentiels comme se loger, se nourrir, se vêtir… Une fois que vous avez un frigo, si vous en achetez un deuxième pensez-vous que cela va élever votre niveau de bonheur ? Bien sûr que non. Est-ce que vous croyez que la 5G va vous rendre heureux ?  Parce que c’est cela l’horizon que la politique veut nous proposer ! Je ne sais pas si techniquement il faut le faire. Je ne discute pas de ça, cependant je vois bien que la finalité qui nous est proposée n’est pas que la 5G soit un outil technique, mais que l’horizon politique est un horizon technologique. C’est pourquoi le moment est venu de sortir de ce raisonnement, de trouver des solutions acroissantes pour les travailleurs de l’automobile. Depuis que je suis né, le taux de croissance est d’environ 2 % en moyenne, mais ça n’a pas rien produit. Depuis quarante ans, y compris quand j’étais encore dans le ventre de ma mère, j’entends parler de crise et de croissance. Aujourd’hui, la crise est très prononcée. Mais même quand tout va bien on te dit que c’est la crise… Donc 2 % de croissance ce n’est pas assez. Combien faut-il : 3 %, 4 % ? Cela veut dire que la solution à la crise sociale, qui est bien réelle et installée et qui va provoquer des millions de chômeurs, ne peut pas être une relance par la consommation, la croissance et ainsi de suite, ça ne peut pas être ça… C’est un autre effet de ruissellement, il y a l’effet de ruissellement où on te dit qu’à partir du moment où on va enlever l’impôt de solidarité sur la fortune ça va ruisseler sur les gens en-dessous. Mais la croissance c’est une autre espérance de ruissellement. Dire que parce qu’il y a une croissance cela va bénéficier aux femmes de ménage de l’Assemblée nationale, ce n’est pas vrai.

LVSL – Comme on ne détruit que ce qu’on remplace, quelle autre forme de relance proposez-vous dans ce contexte ? L’opposition au plan de relance peut apparaître dans le champ médiatique et politique, comme une proposition d’abandon pure et simple de toutes ces personnes qui sont en difficulté. Quel est votre modèle de plan de relance ?

F.R. – On relance, on repart, on rebondit, ces mots reviennent à dire que la direction c’est la même qu’avant. Mon précédent livre – Il est où, le bonheur – était un bouquin sur la crise de sens, presque individuel, ressenti comme « Où je vais ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? ». C’est un peu comme le hamster dans la roue : comment on sort de cette roue ? Ce livre-là est un livre sur la crise de direction, sur l’incapacité du politique à donner un horizon, c’est-à-dire à diriger l’économie et à lui dire à quoi elle doit servir. On a ainsi une économie qui se dérégule elle-même et se fixe des objectifs qui ne sont pas ceux que la société devrait se donner. Nous avons des dirigeants qui sont incapables de produire des masques, des surblouses, des médicaments, qui sont quand même des éléments de base, parce qu’ils sont incapables de diriger les énergies, le capital, le savoir-faire et la main d’oeuvre vers ces biens de production essentiels. Alors comment peut-on espérer que ces gens-là parviennent à opérer un changement de direction sur le plan écologique, et donc à faire basculer nos économies mais aussi nos sociétés vers une autre agriculture, une autre industrie, une autre énergie et d’autres transports ? C’est la clef de mon raisonnement. Nous devons opérer un mouvement considérable qui ne peut avoir lieu par la main invisible du marché qui viendrait naturellement nous fournir en masques et en blouses ou aider à une conversion de l’agriculture. Cela n’a pas marché et cela ne marchera pas.

Il ne faut pas un plan de relance, mais un plan de conversion. Il faut penser en termes de « ciblage ». Qu’est-ce que nous voulons demain ? Si nous voulons une agriculture relocalisée, il y aura des centaines de milliers d’emplois à créer, mais ça ne va pas se faire tout seul. Ça ne pourra se faire que parce que nous allons canaliser l’énergie et les capitaux dans cette direction. Cela signifie sans doute des centaines de milliers d’emplois subventionnés parce que le marché ne paiera pas.

Le deuxième projet que je subventionnerais massivement c’est le plan de transformation des bâtiments : la rénovation thermique. Six millions de passoires thermiques, pourquoi les a-t-on encore ? Parce que des dirigeants pensent que la main invisible du marché va le faire d’elle-même. Aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a pas de ciblage parce qu’il n’y a pas de stratégie. Il n’y a pas d’État stratège, juste un État qui colmate ! On a besoin d’un État stratège qui nous dise : ces dernières décennies on a misé sur l’aéronautique, le nucléaire et le militaire ; demain, voilà sur quoi je mise ! Je mise sur les métiers du lien. Cela signifie que je propose toute une série d’emplois populaires dans le bâtiment mais qualifiés, dans l’agriculture mais qualifiés, les auxiliaires de vie sociale et autres mais qualifiés, qui peuvent permettre d’obtenir un statut, un revenu, un socle à des centaines de milliers de personnes dans la peine aujourd’hui.

LVSL – Le débouché à la crise en cours passe aussi par des moments électoraux. Pendant ce confinement, on a vu les positions se tendre à gauche. D’une part, et dans la foulée des municipales, le centre-gauche, en alliance avec les écologistes, semble avoir repris du poil de la bête. De l’autre, la France insoumise s’est remise en ordre de bataille. L’union de la gauche que vous avez toujours défendue n’a-t-elle pas d’autre issue qu’un débouché social-démocrate soft ? Le youtubeur Usul parle de retour de la gauche bourgeoise, craignez-vous ce retour ?

F.R. – En tout cas, il faut une gauche de rupture. Demain on ne changera pas la société en allant faire des câlins et des bisous aux PDG des multinationales en pensant que le temps est venu et qu’il y aurait juste à cueillir les fruits qui seraient mûrs. Ce n’est pas vrai. Pour nous, la transformation sociale et la transformation écologique, c’est un combat. Cela a toujours été un combat. Si jamais on veut vraiment changer les choses, les forces de l’argent seront devant nous, elles seront immenses pour nous empêcher d’agir. Il faut en être conscients, et si on prétend le contraire on arrive désarmé, en ne voulant pas changer les choses. Il faut poser le principe qu’il y aura de la conflictualité. Maintenant, quand bien même il y aurait une élection qui serait formidablement positive, elle ne peut advenir que s’il y a des forces sociales qui ont poussé avant.

Aujourd’hui, on peut dépasser un certain nombre de clivages seulement s’il y a des forces sociales qui disent aux dirigeants politiques : « arrêtez vos conneries ». On pourra avoir un programme de rupture qui s’ancre dans la société, viable demain si on est au pouvoir, uniquement s’il y a des forces sociales qui l’ont porté très fortement. Il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas d’union des syndicats en amont, dès 1934. Si les ouvriers ne sortent pas pour occuper leurs usines au printemps 1936, il n’y a rien. Tout est comme ça. La Révolution française n’aurait pas existé s’il n’y avait eu que des avocats envoyés à l’Assemblée nationale. C’est l’ancrage social, c’est le fait que ça déborde qui a permis ces événements. Je suis absolument convaincu que, certes il faut les urnes, mais s’il n’y a pas la rue il n’y a rien, on est hémiplégique et on ne fait rien.

LVSL – La rue peut apparaître comme un deus ex machina dans ce contexte… Prenons l’élection présidentielle de 2022. Imaginons qu’elle a eu lieu, Jean-Luc Mélenchon rate à nouveau le second tour de peu, et le centre-gauche est cette fois-ci beaucoup plus haut, autour de 15-18 %. Derrière il y a les législatives, Jean-Luc Mélenchon se retire de la vie politique et la famille insoumise au sens large disparaît des radars de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est un scénario qui ne peut pas être exclu. Ne le craignez-vous pas ?

F.R. – J’ai un bouquin d’Asimov là, mais vous devriez écrire de la science-fiction vous aussi [rires].  Il y a beaucoup de « si » qui tiennent d’autant moins dans les temps présents. Je trouve bizarre de poser cette question de cette manière-là.

LVSL – Tout le monde fait des hypothèses. Si 2017 a pu ressembler à une forme de dynamitage du système, est-ce que 2022 ne serait pas une forme de Restauration, quasiment au sens de la Sainte-Alliance, d’une social-démocratie écologisée soft ? Ce scénario semble crédible aujourd’hui.

F.R. – Il y a la vie électorale, mais il y a aussi la réalité et les faits. Vous voyez comme ça secoue dehors ? On n’est plus dans les paisibles années 1990-2000, avec le libéralisme gravé dans le marbre, une assurance-vie contre le socialisme avec l’Europe. C’est fini. Ça a pété en Grande-Bretagne avec le Brexit, ça pète aux États-Unis avec Trump, ça pète en Italie avec le Mouvement 5 étoiles et Salvini…

L’histoire s’est remise en branle, pour le meilleur et pour le pire. Imaginer ce qu’il va se passer après 2022 signifie deux choses. D’une part, j’émets un certain scepticisme sur les calculs avec des années d’avance. Déjà auparavant ils ne marchaient pas très bien. Jospin aurait été élu en 2002, Balladur aurait été élu en 1995, et on n’aurait pas eu Macron non plus en 2017. D’autre part, les réponses de raccommodage du système ne tiendront pas face aux faits. Il y aura soit une victoire totale des forces de l’argent et un écrasement, soit il y aura des réponses qui seront des réponses de rupture. Je crois que l’entre-deux, face à la crise écologique notamment, ne pourra pas être une réponse. Quand bien même il y aurait temporairement un raccommodage sur le plan électoral, cela se verra. Nous allons vivre le temps des tragédies, et dans ces temps-là ce n’est pas par le centre que ça répond. Ce n’est pas que je le souhaite. Si un mouvement révolutionnaire advient j’en serai. Mais cela veut dire qu’il restera un camp pour incarner les ruptures dont j’ai parlé : avec la croissance, la concurrence, la mondialisation, etc.

LVSL – Ces calculs sont ceux des dirigeants politiques…

F.R. – Ils sont dans leur bulle. Une fois, je suis rentré dans le bureau du député Maxime Gremetz, pour qui j’avais de la sympathie, qui était une sorte d’assistant social de secteur, présent au pied des usines. La première fois que je suis arrivé à sa permanence, moi qui n’étais pas politique, un de ses collaborateurs était en train de calculer des pourcentages pour une cantonale deux ans à l’avance, sur un petit bout de papier avec des statistiques. Je me suis demandé « mais c’est quoi ce truc ? ». On ne peut pas concevoir la vie politique de cette manière-là. Je suis plutôt partisan du mouvement et de la guerre de mouvement, et on vit ce temps où l’on sent qu’on est comme sur un volcan. On peut sentir un désir de la société d’aspirer à autre chose. Je doute que les raccommodages tiennent longtemps.

LVSL – Votre hypothèse est que 2022 sera une guerre de mouvement ?

F.R. – Je ne dis rien sur 2022. On ne sait pas ce qu’il en sera dans un an. Vous imaginez à quelle vitesse l’Histoire accélère, ne serait-ce qu’au niveau national ?  Entre la crise des gilets jaunes, le mouvement sur les retraites, le coronavirus, qu’est-ce qu’on peut encore avoir d’ici un an qui bousculera tout dans tous les sens ? Dire ce qu’il en sera dans un an je ne sais pas, mais 2022 ne sera pas la fin de l’histoire, de toute façon.

 

LVSL – On assiste à l’émergence d’options politiques attrape-tout en France, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes. Jean-Marie Bigard sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard à Montpellier, ces formes politiques-là rencontrent un écho dans le pays. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vague dégagiste ? Pensez-vous que 2022 peut être un moment de ce type ?

F.R. – Est-ce que je n’en suis pas ? J’ai émergé avec Merci patron ! Je connais moins Rémi Gaillard, mais je pense être plus construit politiquement que Jean-Marie Bigard, sans me lancer trop de fleurs [rires]. Mais même Macron est l’incarnation de ça. Il en est à la fois l’incarnation et le paratonnerre puisque c’est finalement l’homme de l’ENA, l’homme de l’élite. Mais bizarrement, il y a dans le vote Macron aussi un coté dégagiste.

Ce n’est pas propre à la France. Quand on regarde ce qu’il s’est passé en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, on a l’impression qu’on est un peu dans la suite de ça. Je lisais un papier dans le Figaro qui disait que cela peut se cristalliser autour de figures, mais au moment des élections il faut qu’il y ait un corpus programmatique. Sans corpus programmatique ça flanche complètement. Ceci dit, Coluche en 1981 était déjà une incarnation de ce dégagisme hors-système avec une figure originale.

LVSL – Coluche était quand même marqué à gauche. Là on a des figures qui sont vraiment inclassables. C’est un peu le négatif d’Emmanuel Macron, et LREM a ouvert la voie à ça. Une question légitime se pose : après le temps macronien,  n’y a-t-il pas un temps « nous sommes n’importe qui » ou Jean-Marie Bigard ? Le fait que cela rencontre un écho aussi fort pose des questions, en particulier aux forces de gauche dont vous êtes issu. Est-ce que la politique hors-système qui suit ne va pas se diriger vers ce type de figures ?

F.R. – En soi, ça ne me dérange pas. Le mouvement des gilets jaunes en a été une expression plus forte que Jean-Marie Bigard. C’est la cristallisation d’un mouvement sans corpus programmatique, sans socle idéologique au départ. Au fond, ça s’est construit dans la continuité de ce qu’il s’était passé le 29 mai 2005, c’est-à-dire les « Non  » qui se retrouvent, dans leurs ambiguïtés aussi. Peut-être qu’on peut faire le lien 29 mai 2005-gilets jaunes-Jean-Marie Bigard. J’ai été assez vite à l’aise là-dedans : ça ne me met pas a priori mal à l’aise, mais ça veut dire qu’il y a une aspiration profonde à autre chose.

 

LVSL – Cela fait désormais trois ans que vous avez été élu. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que député ? Vous avez voulu être « député reporter », mais vous vous êtes aussi institutionnalisé dans l’espace politique. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de vous mettre en concurrence avec Jean-Luc Mélenchon, comme si vous étiez devenu son Rocard. Qu’est-ce que vous avez bien fait et mal fait ? Comment échapper au poids des institutions autrement que par le confinement, qui est le moment où tout est sur pause ?

F.R. – Je pense que j’ai rempli mon contrat et beaucoup mieux que je n’espérais le faire moi-même. J’avais dit aux gens de ma circonscription : « je me tiendrai droit pour vous ». Il me semble que je n’ai pas plié, avec des moments phares qui sont les moments les plus visibles, mon coup de colère sur les femmes de ménage en Commission des affaires économiques mis à part.

J’accorde une grande importance à la représentation. Quand j’étais jeune, j’avais le sentiment de ne pas être représenté, que ma voix n’était pas portée, et je le vivais comme une souffrance. Quand j’allume ma radio, quand j’écoute la politique, j’ai l’impression qu’il n’y a personne pour dire ce que j’ai envie de dire. Les quelques moments où j’ai eu ça, ça m’a fait un bien fou. Quand je croise les gens, ce qu’ils me disent c’est « Vous me faites du bien, vous nous faites respirer, c’est un bol d’air pur, etc. ». Cette fonction-là je l’ai remplie et je vais m’efforcer de la remplir au mieux en continuant d’essayer de rendre visible la France des invisibles.

Ensuite l’autre question c’est : « Si je n’avais pas fait ça, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Or mon alternative c’est reporter pour le journal Fakir, ce qui ne donne pas forcément aux classes populaires une visibilité maximale. Il faut regarder ce qu’on aurait fait si on n’avait pas été là. Je m’en doutais, mais je perçois bien à quel point l’institution est une chose enfermante. Si tu veux bien faire ton travail, d’un rapport au suivant, d’une question au gouvernement à l’autre, tu ne peux pas. Et donc la question c’est comment tu continues à ouvrir des brèches dans l’institution, à la fois pour faire rentrer de l’air à l’intérieur et aussi toi pour en chercher. C’est un combat, parce que si tu n’es pas à faire ton boulot à l’Assemblée on va te le reprocher. Je perçois ce risque d’institutionnalisation, à la fois dans le champ électoral et d’être enfermé là-dedans. Ce qu’il faut que j’arrive à construire, c’est des échappées du type de ce qu’on a fait avec Gilles sur des temps où à la fois on vient sentir l’énergie du volcan et où on aide à la faire sortir. Au moment du confinement je comptais refaire des tournées. Être bloqué et ne pas pouvoir aller rencontrer des gens après mon livre c’est problématique, parce que tu ne sens plus l’énergie qu’il peut y avoir en bas. L’enfermement je le sens bien : il va falloir le casser.


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