Capitalisme et patriarcat : Deux systèmes qui se nourrissent l’un de l’autre

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SOURCE : CADTM

Christine Vanden Daelen 

Permanente au CADTM Belgique

Dans d’autres articles, nous avons vu que le patriarcat, ordre social se fondant sur la détention de pouvoir et de privilèges par les hommes, n’est pas une fatalité mais une réalité socialement construite, si puissante qu’elle constitue un mode de pensée profondément ancré dans nos cultures, réflexes ordinaires et institutions. Violences, discours et stéréotypes naturalisent et justifient des rapports de genres inégalitaires face à la justice, au travail, dans le quotidien. La division sexuelle du travail, salarié comme domestique, est une des bases à la construction des identités de genre qui forcent les individus à correspondre à des rôles préétablis entravant toutes perspectives de liberté et d’égalité réelle. C’est pourquoi il est illusoire de croire que l’égalité des sexes s’obtiendra par des droits et des réformes aussi progressistes soient-elles. Seul un changement systémique accompagné d’un profond changement de mentalités mettra fin à l’intériorisation de l’infériorité des femmes servant les logiques patriarcales. Ce n’est pas l’égalité entre “les hommes” et “les femmes” qu’il faut défendre avant tout, mais bien l’égalité entre chaque personne, qui passe nécessairement par une compréhension et une déconstruction des identités de genre, mais aussi de leurs imbrications avec d’autres rapports sociaux, de race, de classe, Nord-Sud, et une remise en cause fondamentale des structures de pouvoir. Cela les féministes l’ont bien compris ! Outre leur lutte contre le sexisme et le patriarcat, un grand nombre d’entre elles s’opposent à un autre système de domination tout autant intériorisé et naturalisé : le capitalisme.

L’oppression des femmes est ancienne et s’est manifestée de différentes manières au cours des siècles. C’est une chose de le constater, c’en est une autre de se demander comment, alors qu’elle n’a rien de naturel, elle a pu être maintenue.

Après avoir précédemment identifié la socialisation et la naturalisation des inégalités, nous nous penchons désormais sur l’influence du capitalisme. Bien que le patriarcat lui préexiste – de nombreuses sociétés étaient déjà caractérisées par une division sexuelle du travail, des violences sexistes, ou des normes de genre privilégiant souvent le masculin – l’apport spécifique du capitalisme fut incontestablement l’institutionnalisation de la dévalorisation des femmes et de leur travail. Le travail domestique dévalorisé ou même non-rémunéré, le concept de la « femme au foyer » qui l’accompagne, tout comme les ségrégations professionnelles trouvent leurs origines à l’époque où le capitalisme remplace progressivement le système féodal médiéval. Ils ne sont ainsi pas, comme on l’entend souvent, les résidus d’une ère moyenâgeuse, sombre et barbare, mais bien constitutifs de la la première phase d’accumulation capitaliste qui, comme nous le verrons entraîne une régression phénoménale de la condition féminine.

Le rôle et de l’image des femmes se transforme historiquement en relation avec les évolutions d’ordre économique qui ont prévalu, particulièrement en Europe occidentale, berceau du capitalisme et des soi-disant droits humains. A travers les transformations économiques et sociales, capitalisme et patriarcat finissent par se renforcer mutuellement. S’il n’est pas l’unique facteur, le capitalisme, en mettant en place des rapports sociaux inégalitaires (comme conséquence mais aussi condition à son existence), sert explicitement le patriarcat en facilitant l’oppression des femmes. Le patriarcat quant à lui, est utile au capitalisme en lui fournissant une population dévalorisée dont il va pouvoir tirer un profit maximum et ainsi se développer.

  Trois visions structurent l’analyse féministe quant aux liens entre capitalisme et patriarcat

La première considère les rapports de genre et de sexe comme constituant un système autonome et qu’il en va de même pour les rapports de race ou de classe. Le patriarcat ayant précédé le capitalisme et perdurant durant celui-ci, il se reproduirait dès lors de façon indépendante. Cette hypothèse n’exclut cependant pas que ces deux systèmes s’influencent mutuellement : le capitalisme est parfois utile au patriarcat et inversement. Ce courant théorique influencé par le marxisme a tendance à analyser l’oppression des femmes selon la même méthodologie que l’oppression de classe : il définit les femmes comme composant une classe patriarcale exploitée par la classe dominante des hommes s’appropriant leur surtravail. Malgré l’importance des réflexions de Christine Delphy développées dans l’ouvrage “L’ennemi principal – Économie politique du patriarcat” qui démontrent que toutes les femmes, peu importe leur statut, sont victimes d’oppressions, cette analyse minimise l’importance d’autres dynamiques et se fonde insuffisamment sur une analyse plus économique des dominations. Selon cette logique, on pourrait affirmer que l’épouse au foyer d’un travailleur immigré appartiendrait à la même classe que l’ex-femme de S. Berlusconi, Veronica Lario. Les tenantes de cette hypothèse considèrent la lutte anti-patriarcale comme prédominante : il doit y avoir une solidarité plus forte entre toutes les femmes qu’entre hommes et femmes de la classe ouvrière. Comme le défend C. Arruzza, nous pensons qu’il est nécessaire d’ajouter le capitalisme dans l’équation. Toutes les membres d’une même “classe patriarcale” ne vivent pas les mêmes réalités et oppressions et ne sont donc pas d’emblée solidaires entre elles. On ne peut comparer le vécu de la femme (d’un ouvrier) immigréE à celui de femmes aisées, ces dernières pouvant exploiter la première. Ne penser qu’à la classe de sexe (même si elle existe bel et bien) en ignorant les aspects socio-économiques inhérents au capitalisme brouille la compréhension du patriarcat tel qu’il est et se reproduit aujourd’hui.

La seconde hypothèse, incarnée par le discours néolibéral, envisage le capitalisme comme indifférent au patriarcat, et l’ayant même érodé : grâce au capitalisme, les femmes auraient connu une certaine libération à travers l’accès au travail salarié, au crédit, à la consommation, etc…. Pour ces théoricienNEs (généralement représentées par les féministes libérales), le capitalisme pourrait se passer de l’oppression de genre car le marché est indifférent à l’identité des travailleurs/euses. Il est pourtant évident que le capitalisme tire profit des services de reproduction réalisés par les femmes. Il profite aussi du fait qu’une partie de la population soit infériorisée, dévalorisée (et donc plus flexible, moins payée). Cette théorie implique que le capitalisme serait non seulement indépendant du patriarcat, mais même à glorifier lorsqu’il il s’agit d’égalité homme-femme ! Envisager le patriarcat comme un résidu s’érodant au contact du capitalisme constitue une erreur fondamentale, fortement préjudiciable à toute dynamique d’émancipation des femmes, comme nous le voyons dans cette section.

La troisième hypothèse, que nous soutenons, défend la thèse selon laquelle le patriarcat ne peut être considéré comme un système indépendant. Cela les femmes et féministes des colonies l’ont bien compris à travers les diverses violences structurelles et physiques auxquelles elles étaient confrontées, alors que très peu de féministes occidentales commençaient à peine à se poser la question… C. Arruzza insiste « sur la nécessité de considérer le capitalisme non pas comme un ensemble de lois et de mécanismes purement économiques mais plutôt comme un ordre social complexe et articulé, qui contient en son sein des rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation. De ce point de vue, la tentative est de comprendre comment l’accumulation capitaliste continue à produire, reproduire, transformer, renouveler et maintenir des rapports de hiérarchie et d’oppression [des sexes]”. Il s’agit d’analyser et de comprendre les oppressions de genre de façon complète, sans fermer les yeux sur la diversité des mécanismes qui y participent, et d’éviter de tomber dans des simplifications qui excluraient certaines réalités.

 Une alliance historique

Dans le livre à paraitre prochainement sur les dettes et les féminismes, nous consacrons toute une partie à deconstruire les mythes historiques sur la place des femmes. Nous y voyons en quoi la dévalorisation des femmes n’est pas un hasard de l’histoire – l’époque où leur place change coïncide avec la marchandisation du monde. L’avancée du capitalisme a profondément transformé leur rôle au sein de la famille et de la société tout en modifiant et en amplifiant leur oppression. Nombre des discours et stéréotypes explorés précédemment trouvent leurs origines dans les étapes historiques du capitalisme. Au moment où il s’implante au détriment du système féodal – où le sexe et le genre n’étaient pas les premiers critères de discrimination – une vague d’expropriation, de privatisation et de monétarisation de la vie posent les bases essentielles de la domination masculine telle que nous la connaissons aujourd’hui. En accentuant les pires traits de marginalisations déjà existantes et ainsi formalisant un statut d’ “inférieures” à un certains nombre d’activités, l’accumulation capitaliste formalise la séparation entre travail dit productif et reproductif. Le travail domestique devient une affaire de femmes, une affaire privée, coupée du collectif, de rémunération, de reconnaissance sociale. Il est pourtant nécessaire, essentiel, à la vie, au bien être, à la reproduction des conditions sociales… et in fine au capitalisme. Cela les élites l’ont bien compris : l’idéalisation de la femme au foyer et la persécution de toutes les autres en témoigne.

La dévalorisation des femmes et de leur travail – au sens large – , au même titre que l’expansion coloniale, le pillage des ressources ou l’esclavage, n’est ainsi pas simplement une conséquence mais bien une condition à l’expansion capitaliste. Il ne s’agit pas d’affirmer que par définition, le capitalisme a besoin d’oppression de genre pour se reproduire, mais on peut constater qu’il n’a jamais existé sans oppression de genre. Capitalisme et patriarcat s’avèrent donc aujourd’hui tout simplement indissociables : le premier met en place des rapports sociaux facilitant l’exploitation des femmes, le second en fournit les justifications.

Le capitalisme sous sa forme actuelle est ainsi structurellement patriarcal : il a fondamentalement besoin de l’appropriation des femmes (de leur travail, de leurs corps, de leurs savoirs, etc), mais aussi d’autres groupes catégorisés comme inférieurs lors des grands moments de l’expansion capitaliste (la nature, les animaux, les personnes racisées,..), pour réaliser des profits et dès lors se reproduire.

Ce système est extrêmement dynamique et opportuniste, apte à s’adapter, à trouver des brèches et des opportunités nouvelles de profits. Les crises l’alimentent ; les rapports sociaux en vigueur sont des opportunités de marchandisation et de profits. Par essence, le capitalisme ne pourra jamais contribuer à une réduction des inégalités. Il est par la sorte complètement illusoire de croire qu’on peut combattre les inégalités de genre, sans combattre conjointement le capitalisme, et les autres rapports sociaux qui lui sont intimement liées : le racisme, l’extractivisme. Consubstantiels, ils se manifestent clairement dans les réalités actuelles du travail des femmes.


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