La notion de “privilège blanc” occulte les raisons structurelles du racisme

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Courrier international

S’il salue la rapidité avec laquelle évoluent les mentalités sur les inégalités raciales, ce journaliste britannique de gauche regrette l’importance accordée aux gestes symboliques et à la culpabilisation individuelle. Selon lui, il faut de toute urgence replacer les questions sociales et matérielles au cœur du combat.

“Les vies noires comptent” ; “Le silence des Blancs équivaut à de la complaisance” , peut-on lire lors d’une manifestation antiraciste à Minneapolis, le 6 juin 2020.  REUTERS/Peter Cziborra

La transformation a été d’une rapidité stupéfiante. Il y a six ans, la plupart des Américains pensaient que les meurtres de suspects noirs par la police étaient des “événements isolés”. Aujourd’hui, trois sur quatre reconnaissent que le problème est systémique. Le soutien en faveur du mouvement Black Lives Matter a connu ces deux dernières semaines une croissance supérieure à celle enregistrée au cours des deux années écoulées. Et loin de renforcer la base de Donald Trump, les incendies qui embrasent les villes américaines ont terni l’aura du président sans pour autant avoir jusqu’à présent aggravé la polarisation de la nation.

L’attitude non seulement du grand public, mais aussi des institutions a elle aussi changé. La National Football League, qui, depuis quatre ans, avait coutume de sanctionner les joueurs qui “mettaient genou à terre” lorsque résonnait l’hymne national pour protester contre les meurtres racistes, admet aujourd’hui avoir eu tort. Les courses automobiles Nascar, sport “trumpien” s’il en est, ont interdit les drapeaux confédérés. L’une après l’autre, les grandes entreprises affichent leur soutien à Black Lives Matter.

La politique détachée de ses amarres sociales

En Grande-Bretagne aussi, les choses sont en train de bouger. Des manifestations dans tout le pays au nouveau débat national sur les statues et l’histoire, des footballeurs et des politiques qui mettent un genou à terre à Yorkshire Tea qui invite un détracteur de Black Lives Matter à “ne plus acheter notre thé, merci”, la vie publique semble avoir évolué, et ce de manière irrévocable. Quand des manifestants ont abattu la statue de l’esclavagiste Edward Colson, à Bristol, ils n’ont été approuvés que par une minorité de Britanniques. Lesquels étaient cependant majoritairement favorables à ce que la statue en question soit démontée de façon légale, ce qui aurait été impensable il y a encore quelques mois.

D’un certain point de vue, ce basculement dans l’attitude du grand public est l’expression de quelque chose de positif : le rejet du racisme, le fait que les gens ont compris que Black Lives Matter, ça ne veut pas dire que “seules les vies noires comptent”, mais que “les vies noires comptent aussi”. Reste qu’il est rare que les attitudes changent d’un coup, comme à l’aide d’un interrupteur. La rapidité de la récente transformation est également le reflet de la fébrilité qui règne dans la politique contemporaine. La volatilité et la polarisation sont des expressions d’un même phénomène : la politique s’est détachée de ses amarres sociales traditionnelles. C’est une question régulièrement débattue depuis quelques années dans le contexte de l’ascension du populisme et des nouvelles allégeances de l’électorat des classes laborieuses. Ces dernières semaines, nous avons été témoins d’une des expressions imprévisibles du caractère imprévisible de la politique moderne.

Le racisme, un problème

Ayant largué ses amarres classiques, la politique a désormais pour moteur autant des angoisses culturelles ou psychologiques que des inquiétudes matérielles – citons en guise d’exemples l’influence de la politique identitaire ou la reformulation des griefs des classes laborieuses en matière de perte culturelle.

La politique a toujours eu recours aux symboles, aux rituels et au spectacle. Mais aujourd’hui, on a parfois le sentiment que la politique n’est plus que spectacle. Prenons par exemple la façon que nous avons de parler davantage de “privilège blanc” que de “racisme”. Le racisme est avant tout un problème social et structurel – les lois, les pratiques et les institutions qui entretiennent la discrimination. En mettant l’accent sur le “privilège blanc”, on transforme une question sociale en une affaire de psychologie personnelle et de groupe.

Les Blancs, c’est vous le problème”, lance Dahleen Glanton, éditorialiste du Chicago Tribune. “Pour les Blancs, soutient l’auteure britannique Laurie Penny, qui vit aux États-Unis, reconnaître la réalité du racisme, c’est reconnaître notre propre culpabilité, notre complicité.” Des Blancs lavent les pieds de prédicateurs noirs pour se faire pardonner leurs péchés et admettre leur faute par le biais de la religion. Les démonstrations d’obséquiosité publique de ce genre sont un spectacle qui permet à ces gens d’avoir une meilleure opinion d’eux-mêmes, sans toucher aux structures du pouvoir et de la discrimination.

Plus on est pauvre, plus on risque d’être tué

En considérant les Blancs, tous les Blancs, comme “coupables et complices”, on détourne l’attention des causes profondes en déformant le message politique. En Amérique, les Noirs, constate le Sentencing Project, “risquent plus que les Américains blancs d’être arrêtés. Une fois arrêtés, ils risquent plus d’être inculpés. Et une fois inculpés, ils risquent plus d’être condamnés à de longues peines de prison.” Ils risquent aussi plus souvent d’être tués par la police. Pourtant, des études montrent également que les problèmes auxquels sont confrontés les Africains-Américains ne sont pas uniquement dus aux Blancs, ni même aux policiers blancs, mais à un système judiciaire qui est structurellement d’une grande injustice.

D’ailleurs, ladite injustice ne ravage pas que les vies des Africains-Américains. Plus de la moitié des personnes tuées par la police sont des Blancs et si, proportionnellement, le nombre de meurtres d’Africains-Américains commis par des membres des forces de l’ordre a baissé ces dernières années, celui des victimes blanches a considérablement augmenté. À en croire certaines analyses, le facteur le plus à même de provoquer ces décès n’est pas la race, mais le niveau de revenus – plus on est pauvre, plus on risque d’être tué. D’autres études ont révélé que l’incroyable surpopulation des prisons en Amérique s’explique mieux par la classe que par la race, et que “l’incarcération massive est surtout un outil de gestion systématique des classes inférieures, sans tenir compte de la race”. Les Africains-Américains sont représentés de façon disproportionnée dans les rangs des classes populaires et des démunis, et ils sont donc susceptibles, de façon tout aussi disproportionnée, de finir derrière les barreaux ou d’être tués par la police.

En Grande-Bretagne, on recense nettement moins de meurtres commis par des policiers (292 décès en détention et 40 par balles au cours des quinze dernières années), mais ici aussi, les Noirs sont représentés de façon disproportionnée : ils constituent 3 % de la population, mais 8 % des morts en détention. Toutefois, la majorité des morts sont des Blancs – 249 des 292 décès en détention, et 26 des 40 personnes tuées par balles –, probablement issus des classes ouvrières et pauvres, bien que ces données soient plus difficiles à obtenir.

La race et la classe ne sont pas des catégories concurrentes

Ou prenons les décès dus au Covid-19. On dispose d’informations abondantes sur l’impact disproportionné du virus sur les minorités. Mais les inégalités de classe sont tout aussi importantes – on dénombre deux fois plus de morts dans les zones les plus démunies d’Angleterre et du pays de Galles que dans les zones plus aisées.

La race et la classe ne sont pas des catégories causales concurrentes qu’il faut opposer l’une à l’autre. Les minorités font partie intégrante des classes laborieuses et partagent souvent la même expérience de l’autorité de l’État. La race et la classe ont une influence complexe sur la vie des gens.

La politique étant volatile par nature, ce qui est aujourd’hui perçu comme une transformation fondamentale de la conscience publique ne le sera peut-être plus autant dans un mois ou un an. Une chose est sûre, en revanche. Les inégalités, qu’elles soient raciales ou de classe, ne peuvent être réduites à la question du privilège blanc ou dénoncées en suscitant un sentiment de culpabilité. Le symbolisme et les rituels sont importants. Mais ce qui est au cœur du problème, ce sont des relations sociales biaisées et des structures institutionnelles viciées. En quête de nouvelles amarres politiques, nous ne devons pas seulement penser en termes d’identité et de psychologie, mais aussi de vie matérielle et sociale.

Lire l’article original


Kenan Malik

Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.


Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut