Luttes de classe à l’entrée du confinement, à sa sortie et à venir, par Jacques Chastaing

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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

L’incapacité à voir par en bas a entraîné l’incompréhension des luttes qui ont traversé l’entrée et la sortie du confinement, les illusions sur le monde d’après, les déceptions, les démoralisations que cela a entraîné, et l’incompréhension de la dynamique d’ensemble des luttes à venir.

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L’immense majorité des analyses de la situation française ou mondiale durant les confinements ou à leurs issues sont vues d’en haut. Or, ce qu’on appelle « guerres commerciales » ou encore luttes géopolitiques ne sont que l’habillage vu d’en haut des guerres de classes d’en bas.

Même ceux qui aspirent aux révoltes d’en bas, qui s’y réfèrent théoriquement et tentent pratiquement de les appuyer de toutes leurs forces, n’ont pas une idée claire de l’histoire des luttes d’en bas, de leurs enchaînements globaux, des progrès ou des reculs des évolutions de conscience qui les traversent et donc de leurs dynamiques, de ce qu’elles portent en elles pour demain.

Et par « ce qui se passe en bas », je ne veux pas dire une description des mouvements lorsqu’on leur court derrière mais leur histoire, celle des consciences qui les habitent et qui « agissent » sur nous à notre insu et sans lesquelles nous ne pouvons pas agir en tentant de prévoir.

La confusion que l’incapacité à voir par en bas entraîne s’est particulièrement vue dans les interprétations erronées du confinement, dans l’incapacité à voir les luttes qui l’ont traversé et ce qu’elles ont apporté, dans les illusions sur le monde d’après, les déceptions, les démoralisations que cela a entraîné, et par suite dans l’incompréhension des caractéristiques des luttes à son issue et l’incapacité à saisir dans quelle dynamique d’ensemble vont s’inscrire les luttes à venir.

Ainsi pour beaucoup, influencés par le point de vue d’en haut, le confinement a été une technique sanitaire (plus ou moins moyenâgeuse) mise en œuvre par un (ou des) gouvernement(s) particulièrement incapable(s) et incompétent (s). Vu d’en bas, c’est un rapport de force entre classes, avec un premier moment imposé par la lutte des travailleurs et un second qui a servi de point d’appui à la bourgeoisie pour reprendre l’initiative.

Le but de cet article est de tenter de décrire par en bas cet épisode inédit du confinement (et sa sortie) et d’éclairer ainsi ce qui s’annonce demain.

LA DESTRUCTION PROGRESSIVE DE L’HÉGÉMONIE IDÉOLOGIQUE DES CAPITALISTES DÉTERMINE LES CARACTERISTIQUES DES LUTTES DE LA PÉRIODE

Ce qu’il y a eu d’extraordinaire durant le confinement, c’est que la santé est passée avant l’économie à l’inverse des dizaines et dizaines d’années précédentes et de toutes les valeurs capitalistes. Bien sûr, cela a été relatif, mais cela a été. L’ambiance générale qui en a découlé a amené à penser un monde « d’après » meilleur. Tout l’enjeu de ce court moment étonnant a été pour les uns de comprendre les raisons de ce bouleversement et pour les autres de le cacher.

Phase d’avant le covid-19

Dans toute la période de recul social – mais pas encore de rupture – qui a précédé le covid, les États faisaient passer explicitement le profit avant la vie. En résistance à cette tendance, on a assisté à la montée de l’écologie, des luttes pour l’environnement ou le climat, celles des ZAD, mais aussi celles des agents hospitaliers, très nombreuses ces dernières années, des enseignants, de l’ensemble des salariés des services publics, de la jeunesse qui disaient tous leur résistance à cette évolution détruisant les services publics et les systèmes de protection sociale, retraite, chômage, maladie.

Mais peu avaient une perception générale de ces évolutions de manière globale parce qu’ils baignaient dans un environnement politique, syndical, institutionnel de l’époque des « 30 glorieuses ». Beaucoup pensaient qu’on pouvait stopper la machine, revenir à de meilleures années et se battre dans le cadre du système. C’était l’époque où on séparait l’économie de la politique et le scrutin électoral était le débouché des luttes économiques ou particulières.

Ce système de pensée s’est érodé aujourd’hui où des couches de plus en plus larges de la population comprennent qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, qu’il faut ou renverser le capitalisme ou en subir la dictature de moins en moins habillée de ses fards démocratiques.

Les prises de conscience lors de la crise du coronavirus suivent toute une série d’autres prises de conscience de ces dernières années mettant en pièce bien des piliers idéologiques du monde capitaliste. C’est l’hégémonie culturelle du monde capitaliste qui est remise en cause.

Ce dernier n’espérant plus l’adhésion de la population, ne compte plus que sur la force, la police, la répression, la corruption, des médias domestiqués pour continuer à s’imposer. Cela explique la collection d’abrutis à visée dictatoriale à la tête des États comme têtes de pont d’un mouvement général entraînant toute la classe bourgeoise.

L’hégémonie culturelle de la bourgeoisie a été battue en brèche depuis la crise de 2008 et n’a pas cessé de s’effriter depuis.

Ainsi, l’idée de « crise » qui faisait accepter jusque là bien des reculs aux classes populaires, a été dévaluée au fur et à mesure que la population se rendait compte que les riches devenaient de plus en plus riches tout en faisant se serrer la ceinture aux travailleurs et aux plus pauvres ; celle de supériorité du privé sur le public a été remise en cause au fur et à mesure que le privé prenait la place du public et que les usagers pouvaient constater d’expérience que les services publics devenus privés n’étaient que des machines à « fric » pour le profit d’une minorité ; celle de la « réussite » sociale s’est estompée lorsque qu’il est apparu que les milliardaires qui planquaient leur argent dans les paradis fiscaux étaient des escrocs et que l’infirmière, l’agent de nettoyage, l’instituteur, le pompier, la caissière de supermarché, le livreur étaient autrement plus héroïques, utiles, courageux, honnêtes et estimables ; bref que la réussite des grands journalistes n’était que du service domestique dans des médias qui appartiennent aux milliardaires ; que la réussite de bien des « grands » scientifiques médiatiques et d’une bonne part des institutions scientifiques cédait à la corruption ; que l’histoire et les monuments sur nos places publiques en honneur aux « grands » hommes de notre passé étaient à la gloire des massacres coloniaux et du racisme ; que les élections dites démocratiques n’étaient faites par ceux d’en haut que pour ceux d’en haut ; que la police n’était pas tant au service du peuple que des plus riches dont la conséquence était sa gangrène par le racisme, la violence brutale et l’extrême droite ; que la Justice n’était pas si indépendante que ça du pouvoir et de l’argent ; que l’économie ne peut être séparée de la politique, division qui cachait le fait que l’économie est réservée à des experts capitalistes ; que les frontières nationales censées protéger le peuple sont bien moins déterminantes que les frontières entre les riches et les pauvres ; que les bénéfices des entreprises, leur bonne santé, ne profitent pas à tout le monde ; qu’on pourrait donc très bien « nationaliser » voire plutôt réquisitionner les entreprises utiles à la collectivité ou qui licencient en faisant des bénéfices ; qu’on pourrait inventer une autre démocratie plus directe ; qu’on pourrait préserver les services publics de l’emprise du privé ; qu’on pourrait se battre pour une société meilleure…

Bref, il se dégage peu à peu l’opinion – et une opinion qui devient pratique comme à chaque fois qu’elle s’empare de larges masses de gens – que « l’État n’est au fond que le capitalisme collectif en idée » (Engels) et que le gouvernement de cet État là, « n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière » (Marx).

Quels que soient leurs buts immédiats ou leurs dimensions partielles et locales, les luttes de ces dernières années étaient animées par des femmes et des hommes qui, de plus en plus nombreux et de plus en plus clairement, avaient cette compréhension du monde que dégageait l’effritement de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie. Cela leur donnait peu à peu, non pas pour chacune de ces luttes mais pour l’impression d’ensemble qui s’en dégageait, la caractéristique et la dynamique d’un mouvement d’ensemble continu, d’un mouvement toujours plus politique et plus général de contestation de l’ordre global.

Cela eut des conséquences sur les luttes ouvrières qui se divisèrent depuis 2009 environ en deux grands courants séparés, parallèles, sans grands contacts entre eux avec l’acmé de cette division au travers des Gilets Jaunes.

Le premier de ces deux courants – souvent dans les petites entreprises des petits villes de la campagne sans grande présence des organisations syndicales- était fait et est fait encore de multiples luttes économiques émiettées sans coordination entre elles pour des objectifs limités, habitées de l’esprit de sauver ce qui est possible mais en même temps très conscientes de la nécessité du « tous ensemble » sans pour autant arriver à le construire.

Cela donnera plus tard, début 2018, dans un effort de coordination vers le tous ensemble, le mouvement « Colère » puis les Gilets Jaunes fin 2018 qui sont l’expression « organisée », coordonnée et publique de ce vaste phénomène social qui a dit ouvertement ce qui commençait à traverser la conscience de la classe ouvrière dans son ensemble en exigeant le départ de Macron par le blocage de l’économie.

Le second courant – lui plutôt des grands secteurs ouvriers traditionnels organisés et plus protégés des concentrations urbaines – avait conscience de la nécessité d’un mouvement général transmis par les leçons tirées des grandes luttes passés. Par contre, parce que ce courant était sous l’influence des directions syndicales intégrées au système, il avait accepté que le « tous ensemble » soit enfermé dans de grandes manifestations et journées d’action devenues de grandes messes sans lendemain totalement inefficaces et décourageantes, trahissant l’esprit et l’idéal de ce « tous ensemble ».

Ces deux courants du mouvement ouvrier, qui expriment d’une part, les luttes et les consciences des plus pauvres des ouvriers et d’autre part, de l’aristocratie ouvrière, ont déroulé leurs luttes parallèles durant tout 2018 et 2019 de manières tout à la fois emmêlées et hostiles jusqu’au 13 septembre 2019 puis 5 décembre 2019 lorsque les agents de la RATP parisienne, secteur hautement qualifié et organisé, reconnurent l’influence positive des Gilets Jaunes et voulurent reprendre leur détermination et leur objectif de bloquer l’économie. Ils entrèrent dans une lutte radicale que la base de ce secteur concevait comme un pas vers une lutte d’ensemble tandis que ses dirigeants faisaient tout pour la contenir dans les limites du corporatisme économique. La deuxième grève des cheminots pris le même chemin dans la foulée. Mais toutes les deux et ceux qui les suivirent s’épuisèrent parce qu’ils n’avaient pas encore la capacité à ce moment d’exprimer clairement et publiquement sous forme de programme et d’objectifs, faute d’auto-organisation, les conséquences subversives contre le système entier d’une telle lutte d’ensemble.

Sur la base de la défaite des traminots et des cheminots qui reprirent le travail en janvier 2020, sans pour autant subir une forte démoralisation, la leçon fut tirée implicitement de mieux organiser la convergence entre le premier courant, les Gilets Jaunes à ce moment et le second courant, cheminots, traminots et un peu électriciens, convergence qui s’était donc un peu amorcée avant que le covid-19 ne vienne rebattre les cartes fin février, début mars 2020.

La grève générale conçue comme une période aide à voir et comprendre ce qui s’est passé durant le confinement. De manière générale, ce mouvement de luttes qui ne s’est pas interrompu depuis février 2016 jusqu’à aujourd’hui était et est toujours l’expression que donnait Rosa Luxembourg à sa formule : la « grève générale est une période ».

C’est une période où chaque conflit, qu’il soit né autour d’une fermeture d’entreprise, qu’il s’exprime dans une vague de luttes économiques émiettées, qu’il surgisse à l’occasion d’un scandale politique, qu’il soit celui des Gilets Jaunes ou des cheminots, qu’il soit politique ou corporatiste, qu’il se déplace sur le terrain écologique, féministe, scolaire, sanitaire, ou encore dans l’abstention à une élection, qu’il soit général un jour puis localisé ensuite, avec parfois des succès mais plus souvent des défaites, qu’il soit furtif ou surtout dans une continuité marquée par des durées inédites, qu’il soit fait de multiples recommencements malgré les défaites, tout cela fait partie de la conscience progressive d’un tout, d’appartenir à un tout, de construire un tout. Cela fait que chaque mouvement mesure publiquement où en est le rapport de force, comment il a évolué, où en est la conscience générale, additionne une leçon pour la suite et enfin peut à tout moment passer à une dimension générale et politique.

C’est une période où la grève générale est là, latente, possible… et si proche de la révolution aussi. Parce qu’à notre époque, il peut pas y avoir de grève générale sans qu’elle ait un caractère politique évident. Mai 68 touchait du doigt ce caractère, la grève générale de demain aura multiplié ce caractère par cent.

C’est pour ça qu’il est souvent absurde de se quereller de manière fixiste sur les caractéristiques d’un moment, révolutionnaire, pré-révolutionnaire, ou pas. Il s’agit d’un mouvement, d’une évolution, d’une dynamique d’une période entière avec des hauts et des bas, de multiples occasions ratées et reculs, mais qui en tire leçon, mûrit et continue avec un niveau de conscience plus grand, dont l’aboutissement est la grève générale ou la révolution. Ce sont ces pas en avant qu’il faut mesurer et à qui il faut donner une expression claire.

Ce mouvement a une dimension internationale.

Il s’arrête un moment en Algérie mais reprend aux États-Unis. C’est le même mouvement, malgré toutes les différences qu’on peut y voir entre la lutte contre la dictature dans une Algérie pauvre et la lutte contre la covid et le racisme dans une démocratie riche comme les USA.

C’est un tout que de plus en plus de monde perçoit ainsi, en s’inspirant de ce qui se fait là, se réjouissant de ce qui se fait ici, espérant encore de ce qu’il y a là-bas ; il peut s’estomper sur le féminisme entraînant donc certains pays dans ce reflux mais il reprend contre le racisme dans d’autres pays. Il a lieu contre les licenciements dans le secteur automobile ou pour des primes et des moyens dans la santé, touchant plus certains pays que d’autres, il lutte ailleurs contre le covid-19 et contre les violences policières. Il est partout en même temps et surgit là où on ne l’attend pas avec des caractéristiques propres à chaque pays pour, tout d’un coup, prendre comme une traînée de poudre à l’échelle mondiale entraînant tout ou partie des pays dans le même maelstrom comme autour de l’assassinat de George Floyd par la police américaine.

La période du confinement a donné encore plus d’acuité à ces prises de conscience et a été la preuve en pratique de leurs bien-fondés et les pas en avant importants qui y ont été faits vont marquer inéluctablement la période à venir.

LE CONFINEMENT N’EST PAS UNE TECHNIQUE DE LUTTE CONTRE LE VIRUS MAIS LE RÉSULTAT ET L’ENJEU DE LA LUTTE DE CLASSE EN COURS

Première phase du confinement : les ouvriers prennent le contrôle de la production et obligent le gouvernement à faire passer la vie avant les profits.

Début mars 2020 en France, un immense mouvement de « droit de retrait » des salariés accompagné d’un certain nombre de débrayages ou de grèves a mobilisé à une échelle large le cœur de la classe ouvrière qui refusait de sacrifier sa santé afin de préserver les profits des patrons.

Le patronat et le gouvernement qui perdaient le contrôle de l’économie ont eu une peur bleue. C’est cela qui a entraîné le déclenchement du confinement par Macron le 16 mars, tout à la fois comme recul de sa part face au mouvement et en même temps comme tentative de l’endiguer pour ensuite à partir de là museler le prolétariat.

Cette immense mobilisation ouvrière – car elle a touché la grande majorité des ouvriers de quasi toutes les grandes entreprises de la métallurgie, a représenté la plus grande mobilisation à la Poste depuis 30 ans et a entraîné de nombreux secteurs de la SNCF pour ne parler que de ces secteurs – a été totalement inédite et à un niveau jamais atteint sinon dans les périodes les plus révolutionnaires.

Alors certes, le « droit de retrait » n’est pas une grève. Mais à l’échelle qu’a pris ce droit de retrait, il avait une portée politique considérable.

Les manifestations des Gilets Jaunes début décembre 2018 sans être des grèves, ont eu une portée politique subversive énorme, les mobilisations des soignants, pourtant réquisitionnés, également. Prendre le contrôle de notre santé et de nos vies à l’échelle du pays est un acte hautement subversif alors que le principe du capitalisme est de nous les voler.

Bien sûr, le droit de retrait – comme d’ailleurs une grève – est d’abord une attitude individuelle de refus pour soi-même. Mais dés l’instant que cette attitude individuelle est multipliée au même moment par des millions de personnes et qu’on s’en rend compte, elle change de caractère pour devenir une action collective. En retour, cela change la perception des acteurs pour les faire entrer dans l’action et la conscience collective, faisant passer les intérêts individuels après ceux de la collectivité pour un monde meilleur.

C’est le principe de tout grand mouvement.

Si par contre, il ne va pas jusqu’à la conscience collective, le mouvement n’ayant pas une claire conscience de ses possibilités se limite au sentiment personnel (élargi au cercle de travail immédiat) de refus du monde tel qu’il est et pas à la marche vers le monde d’après. Les militants dans les entreprises ont été des acteurs de ce grand mouvement. Partout, ils accompagnaient, organisaient, suscitaient ces « droits de retrait ».

Mais chacun dans son entreprise parce que tout était organisé pour qu’ils ne puissent pas en avoir une idée et sans aucune conscience de l’ampleur de ce qu’ils faisaient.

A part Gaël Quirante, militant syndical de la Poste, qui a souligné publiquement l’ampleur de ce mouvement dans son secteur professionnel et un seul tract furtif de la CGT métallurgie, il a fallu que je fouille dans la presse locale, entreprise par entreprise, pour me rendre compte de l’étendue de ce mouvement dont on ne trouvait par contre quasi aucune trace claire à l’échelle nationale, sinon début mars par la violence et la persistance des dénonciations des ministres.

Face au ras de marée de refus de travail, les ministres se sont d’abord relayés dans les médias pour dénoncer ce mouvement des travailleurs en l’attaquant par l’illégalité supposée du « droit de retrait » dans ces conditions générales puis par ses graves conséquences pour l’économie. Mais en peine perdue, le mouvement s’amplifiait.

Alors, affolé, le grand patronat est intervenu pour que le gouvernement entérine l’état de fait, le rapport de force et paye le « chômage partiel » aux salariés par crainte que la vague ouvrière ne devienne encore plus importante et consciente au point peut-être de remettre en cause tout le système en place.

Durant les 15 jours précédant le 16 mars 2020 où Macron a décrété le confinement, la société a basculé, le gouvernement et le patronat ont paniqué face à un immense mouvement ouvrier totalement inédit qui contestait aux possédants la propriété de leurs moyens de production. Les ouvriers avaient décidé pour l’ensemble de la société par dessus la tête du gouvernement et du MEDEF qu’il fallait faire passer la santé avant les profits.

Il faut bien voir, qu’à cette occasion, les ouvriers pouvaient faire un pas déterminant de plus dans la situation nationale comme mondiale en se constituant pour eux-mêmes comme pour les autres catégories sociales en classe consciente de ses possibilités et intérêts historiques, en classe à même de changer le monde, ce que certains appellent le passage de la « classe en soi » à la « classe pour soi », le passage d’une catégorie sociale qui subit et se défend, à une classe qui prend conscience qu’elle peut « ébranler le monde ».

Personne ne peut savoir si ça aurait pu se faire, mais les bourgeois en tous cas, n’ont pas voulu prendre ce risque. Événement colossal !

Il faut bien voir qu’au delà du blocage de l’économie en cours dans ce mouvement, une étape de plus pouvait être franchie non pas peut-être par la prise en main de l’économie par les travailleurs mais au moins par cet objectif mis en avant de manière croissante dans les luttes.

L’écho qu’avaient eu les soignants par ce qu’ils avaient fait dans leur secteur pouvait être étendu à toute la classe ouvrière. Il ne s’agissait plus comme dans l’étape précédente d’avoir l’objectif de bloquer l’économie pour faire pression sur les possédants mais de carrément remettre en cause leur propriété sur les moyens de production, de distribution, de transport et les services, de faire des choix de société généraux et de commencer à les mettre en pratique, ou en tous cas à l’ordre du jour.

Comprenons bien la portée de cet événement qui explique l’envergure et la portée elle-même mondiale du confinement et ses conséquences, puisque ce mouvement des travailleurs a été, à des échelles diverses, mondial.

C’est donc face à cela que Macron décida d’entériner le rapport de force du moment en décrétant ce bouleversement lui-aussi que fut le confinement alors qu’il avait probablement choisi préalablement, comme Johnson le disait explicitement (et bien d’autres), de laisser faire la sélection naturelle ou, comme ils disaient, « l’auto-immunisation » naturelle du peuple. Ce qui eut été probablement catastrophique.

C’est pourquoi Macron, comme dans beaucoup de pays, donna un caractère extrêmement policier et contraignant à ce confinement pour en prendre le contrôle afin que les travailleurs et l’ensemble de la société derrière eux ne puissent pas y voir une victoire de leur camp, une victoire de la vie sur le profit.

C’est pourquoi également, malgré ses multiples promesses et dans la continuité de sa destruction des services publics, il ne fit rien pour améliorer la situation sanitaire du pays, en masques, tests, respirateurs, ouverture de nouvelles unités hospitalières, équipements divers afin que le rapport de force créé par la mobilisation ouvrière ne soit pas cristallisé, visible et pérenne dans des structures durables, symboles de sa défaite.

Cela amena la situation ubuesque que tout le monde connaît qui n’était pas due à l’incapacité du gouvernement comme beaucoup l’ont cru mais à un choix délibéré. Donc on a eu tout à la fois un discours de Macron disant qu’il faisait passer la santé avant l’économie pour calmer les esprits, que l’État achetait des masques, des respirateurs, etc, et de fait, une inaction totale pour continuer la politique d’austérité et reprendre les choses en main, ce qui mettait particulièrement en relief les mensonges permanents et donnait cette impression d’incapacité totale.

La bourgeoisie, après son recul, a tout fait pour occulter ce tremblement de terre et y a réussi avec la complicité d’absolument toutes les structures institutionnelles que compte le pays, les médias, les experts, les intellectuels de service mais surtout les directions des structures syndicales et aussi politiques de tous bords qui ont parlé d’une seule voix et ont sauvé Macron et son système, leur système commun à tous. Ce qui s’est fait là est de la même nature que lors de la première quinzaine de décembre 2018 du soulèvement des Gilets Jaunes qui a fait trembler l’Élysée et où le soulèvement a été sali par les qualificatifs de fascistes, racistes, homophobes…

Pour le pouvoir, il ne fallait pas seulement tuer ce mouvement de droit de retrait mais aussi en tuer le souvenir. Ainsi, par la suite, du fait de cette occultation, toute la perception du confinement puis du déconfinement a été faussée.

Le confinement pour faire passer la santé avant l’économie a été ainsi attribué à Macron et aux autorités. Cela qui a provoqué l’énorme incompréhension à l’égard de son inactivité totale qui, du coup, a été attribuée à son incompétence, à l’incapacité de son gouvernement et des dirigeants de la santé. Cette manière de voir a habité toute la durée du confinement.

Puisque officiellement la santé passait avant l’économie (pas tout à fait encore les profits puisque les dividendes n’étaient que reculés), malgré et autour des drames causés par le virus, il se créa une espèce d’union nationale par en bas excluant les sommets de l’État, du président jusqu’aux ministres en passant par les responsables de la santé, de l’ARS, des hôpitaux, des écoles, de l’administration, des directions d’entreprises, etc., bref ceux d’en haut.

A partir de l’ambiance créée par cette union par en bas généralisée, beaucoup se sont mis à espérer un monde « d’après » meilleur, fait tout entier des solidarités qu’on voyait s’exprimer et se révéler là à l’égard des plus fragiles ou tout simplement du prochain.

Ce fut aussi un événement considérable mais établi non pas sur la conscience du rôle joué par la classe ouvrière mais sur l’illusion d’autorités qui au fond n’auraient pas osé prendre la responsabilité de centaines de milliers de morts mais qui n’allaient pas jusqu’au bout de leurs bons sentiments. En conséquence, par suite de ce « rêve » éveillé de jours heureux, plus d’un a été surpris et déçu qu’il ne se soit rien passé après (apparemment). Beaucoup n’ont pas compris pourquoi les gens qui applaudissaient les « soignants » depuis leurs balcons n’aient pas été dans la rue ensuite pour les soutenir dans leur lutte pour continuer à faire passer la santé avant l’économie et participer à un changement de société initié là.

Tout simplement parce que s’il a été autorisé légalement un moment à rêver ensemble d’un monde où la santé passait avant l’économie du fait de la lutte ouvrière qui avait créé cette situation, l’occultation de cette lutte ne l’avait pas prolongée dans ce qui aurait pu construire concrètement le monde d’après, l’organisation pratique et en grand par la classe ouvrière en lutte elle-même de la solidarité, bref de la prise en main du confinement par les salariés eux-mêmes -une révolution -, mais l’avait laissé aux mains des possédants pour en faire une espèce de prison à l’échelle du pays.

Ce qui s’est passé en France eut lieu à des degrés divers dans le monde prolongeant, poussant plus loin et unifiant les soulèvements mondiaux de 2019.

Ainsi il y eut des grèves très importantes des ouvriers pour refuser de prendre des risques face au virus en Italie avec une menace de grève générale et les autorités cédèrent comme en France. Il y en eut aussi aux USA où, là encore, les autorités reculèrent malgré la résistance de Trump. Il y en eut encore dans les maquiladoras (usines d’assemblage) du Mexique, en Asie, au Vietnam où elles ont forcé le pouvoir à prendre les mesures nécessaires contre le virus, ce qui abouti à zéro mort dans ce pays de 93 millions d’habitants, à Hong Kong, en Inde encore, au Bangladesh, en Indonésie, au Sri Lanka…

Partout, les confinements gouvernementaux furent une réponse à la montée ouvrière mondiale qui s’exprimait déjà depuis un certain temps et qui s’accompagnait là d’un début ou d’une menace de contrôle sur la production et l’économie par les ouvriers. Plus encore qu’autour de George Floyd, il y eut un immense mouvement mondial subversif mais totalement occulté.

Ce fut probablement en France où ce phénomène prit l’extension la plus massive, certainement par l’existence légale du « droit de retrait » et c’est par cette situation française qu’on peut mieux comprendre la signification mondiale du confinement au travers de ses différences nationales.

Seconde phase du confinement : après que les directions syndicales aient abandonné et occulté le mouvement, le pouvoir reprend l’initiative.

Comme en décembre 2018, les directions syndicales ont été à ce moment là le principal soutien de Macron et du système.

Le 19 mars 2020, l’ensemble des organisations syndicales ouvrières et patronales, dans une union sacrée derrière Macron, agréaient par un communiqué que les salariés continuent à travailler dans les entreprises non indispensables à la vie quotidienne et à la lutte contre la pandémie. Elles signaient ainsi un texte contre le mouvement spontané des travailleurs, faisant donc passer pour leur part l’économie avant la santé.

Le 7 avril, derrière l’initiative d’ATTAC, une partie de ces organisations syndicales signait bien une pétition pour prendre des mesures sanitaires et sociales pour préparer le « Jour d’Après » mais ce ne fut qu’une pétition sans aucun impact tandis que la gauche restait globalement silencieuse. Par contre le 20 mai 2020, à nouveau, l’ensemble des organisations syndicales, y compris allemandes, se félicitaient des plans de relance de Macron et Merkel qui accordaient des milliards aux banquiers et grands patrons et des miettes pour la santé, encore une fois l’économie, et là clairement les profits, avant la santé.

Les organisations syndicales avaient dans leurs mains la possibilité d’ouvrir la perspective de changer de système mais elles s’y sont refusé de toutes leurs forces montrant ainsi qu’elles sont totalement intégrées à ce système.

A l’inverse, par leur refus, elles ouvraient la possibilité pour le pouvoir de brouiller les consciences, de reprendre les choses en main et d’organiser le retour de bâton.

Le fait que le pouvoir, appuyé par toutes les institutions et les directions politiques et syndicales de gauche, jusqu’à parfois l’extrême gauche – consciemment pour les premiers et par incapacité pour les seconds à s’intéresser à ce qui se passe en bas – aient tout fait pour cacher le succès ouvrier derrière un nuage d’intoxications en tous genres, a empêché les travailleurs de prendre conscience qu’après la période de luttes où ils voulaient bloquer l’économie, eh bien, ils l’avaient réellement fait !

Il n’y eut aucune statistique globale du nombre de salariés, du nombre d’entreprises où les travailleurs se sont mis en droit de retrait. Aucune publicité positive n’a été faite de manière globale et politique dans les rangs ouvriers à ce mouvement.

Rien n’a été fait dans les rangs des organisations syndicales par les directions pour montrer que ce qui se faisait spontanément à la base dans chaque entreprise était un mouvement général de contrôle de la production pour faire passer la santé avant les profits.

Rien n’a été fait pour faire prendre conscience que le confinement était le résultat de cette prise de contrôle, une concession faite par la bourgeoisie.

Rien n’a été fait en conséquence pour qu’il y ait aussi un contrôle ouvrier de ce confinement, une prise en main de la solidarité envers les plus faibles et donc combattre son côté policier, absurde et arbitraire.

Rien n’a été fait non plus pour que le mouvement des agents hospitaliers ne soit mis en relation avec le mouvement des travailleurs à l’origine du confinement, pour qu’il y ait une jonction et une solidarité entre les deux. Le premier avait pourtant mis en place spontanément, et contre les directions des ARS et souvent des directions hospitalières, l’auto-organisation de la lutte contre l’épidémie, faisant aussi passer la santé de tous avant les mesures d’austérité à l’hôpital.

Ainsi toute l’auto-organisation des agents hospitaliers, toutes les actions de solidarité auxquelles on a assisté durant cette période, ont été non pas le fait d’une organisation générale de la société d’en bas dans la perspective d’un contrôle général de la société par en bas mais le fait de multiples initiatives à caractère individuel, dispersées, désorganisées sans autre but que l’entraide, si généreuse qu’elle fut, mais sans la possibilité de la construction concrète du monde d’après à partir de là.

Ainsi a été perdue cette possibilité matérielle de jeter les bases du monde d’après même si l’aspiration née de cette solidarité y était immense, parce que pour la première fois depuis si longtemps, du fait du recul de ceux d’en haut, la santé primait sur l’économie et que c’était la norme officielle du moment mais pas vraiment réelle.

Ainsi peu à peu, le confinement s’est transformé en l’inverse de ce qu’il était au début, en un contrôle policier volontairement de plus en plus arbitraire, absurde, tatillon, attentatoire aux libertés publiques. Cela permit aux éditorialistes de la bourgeoisie de crier « vivement la liberté »… de retourner au travail pour s’y faire exploiter et d’entraîner avec eux les moins conscients des travailleurs qui souffraient de la rupture de la vie sociale et de la convivialité.

Cela a permis encore au gouvernement de diviser en entraînant une partie de la population contre l’autre en attaquant le « relâchement » de certains, en rendant responsable de la propagation de l’épidémie la population, les ouvriers mal éduqués, en occultant ainsi la responsabilité de l’État incapable de fournir des tests, des masques, des respirateurs, des services de réanimations, des lits d’hôpitaux…

Troisième phase : le déconfinement, des luttes qui montrent les possibilités manquées mais qui portent le message d’un monde d’après meilleur.

Cependant la reprise en main ne fut que partielle. Malgré la liberté vantée à retrouver l’exploitation, le déconfinement fut bien compris comme la volonté de renvoyer les travailleurs se faire exploiter au risque de leur santé.

Cela se vit tout particulièrement avec la décision de ré-ouvrir les écoles maternelles et primaires mais pas les lycées et les universités. Tout le monde comprit là qu’il s’agissait d’envoyer les plus petits des enfants à l’école au risque de leur santé pour libérer leurs parents afin qu’ils puissent se faire exploiter au travail mais qu’il ne fallait pas en même temps concentrer les grands élèves dans les lycées et universités pour éviter d’éventuelles manifestations subversives.

Dans ce climat général, la désobéissance civique exceptionnelle des parents qui refusèrent à plus de 70% d’envoyer leurs enfants à l’école et d’un certain nombre d’enseignants qui refusaient de travailler dans les conditions lamentables ou impossibles à mettre en œuvre, aurait pu être un point d’appui pour prendre en main collectivement et nationalement le déconfinement. Il n’en fut rien.

Là encore, les directions syndicales ou les directions des fédérations de parents d’élèves n’organisèrent rien, ne proposèrent aucun objectif commun national, se contentant d’accompagner ce que faisaient localement les enseignants et les parents eux-mêmes. Ainsi ce vaste mouvement de désobéissance civique fut à nouveau gâché. Les parents d’élèves, malgré leur mouvement massif, et les enseignants étaient livrés à eux-mêmes sans expression commune.

Cependant, les parents d’élèves et leur immense grève civique ont donné à leurs enfants l’exemple du refus de la soumission et par cela, ce n’est pas perdu.

A l’issue du confinement, du fait de cette déficience des dirigeants syndicaux, à la surprise de tous, ce sont les sans papiers puis la jeunesse qui ont exprimé ce monde d’après, en tous cas un aspect, dans la rue, en cherchant l’égalité entre tous les hommes et en refusant le racisme et les violences policières tout en condamnant les statues d’un passé colonial données en exemple comme valeur de la société, exprimant là leur désir d’un changement de monde, d’une société meilleure.

Ainsi, les jeunes qui aspirent à un changement de société ont repris la lutte démocratique telle qu’elle s’était déjà exprimée plusieurs fois auparavant, par exemple dans les mobilisations pour le climat.

Macron a dit qu’il craignait de perdre la jeunesse. Eh bien, c’est fait ! Climat, racisme, violences policières, histoire coloniale… la jeunesse veut bâtir elle-même sa vie de demain. Et on le verra encore plus clairement avec la rentrée scolaire des lycées et universités. Tous les éditorialistes et même bien des organisations et militants ont été surpris par ce surgissement tout comme aux USA et pourtant c’était là le monde d’après en mouvement engagé par la plaque sensible, par la flamme de l’humanité qu’est toujours la jeunesse. Imaginons ce qui se serait passé si les lycées et les universités avaient été ouverts… Ce qui n’est que partie remise en septembre.

Les sans papiers ont ouvert la reprise des manifestations, appuyés par des militants mais globalement seuls, portant cependant pour leur ouverture de la reprise des hostilités après le confinement, la sympathie de beaucoup, continuant ainsi la lente intégration aux combats du monde du travail qui les a fait passer dans les esprits du statut « d’immigrés clandestins » à celui de « travailleurs », fussent-ils sans papiers. Et comme nous perdons de fait et de plus en plus rapidement nos emplois, nos statuts, nos droits, nos papiers se vident de contenus pour nous mêler tous.

En même temps, il y eut – et il y a toujours – un fort mouvement des travailleurs invisibles jusque là, dont les médias avaient soudainement découvert qu’ils étaient tellement utiles à la collectivité, sans qui elle ne fonctionnerait pas, caissières, employés des services de logistique, de l’alimentation, livreurs, routiers, agents de nettoyage, auxiliaires de vie, éboueurs, aides à domicile… qui se sont mis en grève nombreux pour obtenir aussi, comme les soignants, une prime Covid. D’une certaine manière, le Covid a montré les classes d’en bas et en mettant en pleine lumière les invisibles, en les félicitant dans les colonnes des journaux, en révélant les gestes de soutien de la population, qui à des éboueurs, qui à des caissières, montrant toute cette émotion, tous ces remerciements (entre autres de ceux des cadres qui pouvaient rester à la maison grâce à eux), leur a donné confiance pour eux aussi revendiquer autre chose que des applaudissements mais des éléments plus concrets.

Pourtant, ces luttes sont restées invisibles.

Aucun recensement n’en est fait, aucun effort n’a été fait non plus pour tenter d’unifier la lutte des premiers de corvée, aucune tentative d’en faire le récit unifié par les directions syndicales ou politiques qui ne pensent qu’à 2022. Pourtant, il est sûr aujourd’hui que ceux qui voudraient aller dans ce sens et montrer qui sont les véritables « premiers de cordée » et s’en faire les porte-paroles auraient un succès indéniable.

Ces mouvements encore actuels pour le droit aux primes, mais ignorés, vont au delà des primes et disent le droit de la classe ouvrière à la reconnaissance, à la vie et qu’ils sont les premiers de cordée d’un monde d’après qui ne pourra être que plus juste à leur égard. Un mouvement qui ressemble aux ébranlements de la tectonique des plaques, qui ne pourra qu’avoir des répliques dans la période à venir.

Macron a perdu aussi les femmes, les soignantes, les ménagères, les mamans qui ont encore fait un pas en avant dans leur émancipation. Ce monde d’après était aussi présent par les femmes, les femmes travailleuses notamment. Les femmes qui sont toujours là lorsque les mouvements sont profonds et engagent des changements d’ampleur.

En effet, non seulement, Assa Traoré a été une figure de ce monde d’après en recherche mais aussi les soignants et les personnels de santé dans leur ensemble, les caissières, les femmes de ménage, les enseignantes qui sont surtout des femmes et qui ont joué un rôle si important dans la construction de l’imaginaire ou du programme de ce monde d’après et dans les premières luttes après.

Les luttes dans le secteur de la santé sont toujours très nombreuses, et depuis déjà un bon moment. Mais elles sont le plus souvent relativement invisibles car les personnels sont réquisitionnés même si plusieurs manifestations importantes ont marqué ces dernières années et tout particulièrement celle des agents des EHPAD fin janvier 2018 qui a modelé une bonne partie de l’année 2018.

La pandémie leur a donné une visibilité importante et une centralité déterminante dans le monde du travail qui finit pas s’imposer comme une des grandes caractéristiques du moment.

Une caractéristique d’autant plus importante que leur combat a une toute autre dimension que revendicative. Elles ne se battent pas seulement pour exiger plus de moyens pour les hôpitaux mais pour la vie, pour les autres, pour faire passer la santé avant les profits, ne pas revenir à l’anormalité d’avant comme elles le disent, ce qui est un changement qualitatif.

Ainsi la première manifestation des agents de santé du 16 juin 2020 était marquée du sceau du monde d’après. Par contre, la suivante du 30 juin était déjà sous le signe des revendications traditionnelles d’avant avec une reprise en main des directions syndicales comme des collectifs combatifs mais corporatistes qui sont nés dans ce milieu. Cependant, ce changement de société qu’elles voulaient est sorti du petit cercle des militants, montrant largement à tous comme à elles-mêmes l’esprit politique qui mûrit. Elles ont osé le dire, c’était sur les pancartes, les banderoles, dans les slogans, les interviews et ce ne sera pas oublié.

Et puis à la sortie du confinement, il y a encore eu les élections municipales et son abstention considérable de 60% à l’échelle nationale, 70% pour les ouvriers et les jeunes, 80% dans de nombreux quartiers ouvriers, 90% parfois sur certains bureaux de vote populaires. Ça a été une claque magistrale pour LREM de Macron mais aussi, par l’abstention, un désaveu total de tous les grands partis de gauche ou de droite et de leur système électoral – comme de la perspective des prochaines élections présidentielles de 2022 – car, on ne peut voir des victoires pour les uns ou les autres, lorsque comme à Mulhouse par exemple la maire a « gagné » avec 9,2% des inscrits (et il faudrait ajouter 4% des habitants dans cette ville où les jeunes et les migrants sont nombreux). Plus qu’un scrutin, ça a été un mouvement de grève civique, une protestation collective disant qu’elle ne veut ni de ces partis, ni de ces hommes politiques, ni de leur système de représentation. Le désaveu du monde d’avant était total.

Après le refus des salariés d’aller au travail, celui des parents d’envoyer leurs enfants à l’école, maintenant celui de ne pas participer à leur scrutin… Quel phénomène massif de désobéissance sociale, sociétale et civique en très peu de temps !

Dans les municipales, comme dans le droit de retrait ou le refus d’envoyer les enfants à l’école, il n’y eut guère de visibilité non plus pour le phénomène important de près de 400 listes qui ont eu dans de nombreux endroits des succès importants et qui avaient la caractéristique de changer le système électoral en associant les citoyens à l’élaboration des listes, leur programme et leur application une fois élues.

Il n’y a donc pas eu à la sortie du confinement cette jonction entre le mouvement des ouvriers qui avaient refusé de mourir pour le profit, avec ceux qui étaient restés au travail pour le service de tous et voulaient une reconnaissance pécuniaire, avec la lutte des soignants qui avaient pris en charge la santé publique, les parents d’élèves qui pratiquaient la désobéissance civique en refusant d’envoyer leur enfants à l’école, les citoyens qui refusaient de voter, les sans papiers qui donnaient le premier signal de mobilisation dans la rue post-confinement en exigeant leur régularisation dans ce monde « d’après » et enfin avec la jeunesse qui, avant puis dans la foulée du mouvement américain pour George Floyd, entrait en mouvement contre le racisme et les violences policières. Tout cela, unifié, aurait pu préparer l’étape suivante contre les licenciements. Ce sont des bouts séparés qui sont apparus parce qu’ils n’étaient que des refus – travail, école, élections – plus déjà des revendications dans le cadre de ce système mais pas encore des prises de contrôle, des constructions du monde d’après. Des bouts donc, sans efficacité par cette séparation créée par la confusion du confinement et du déconfinement mais qui sont un immense terreau commun de surgissements collectifs contre le monde d’avant et vers le monde d’après, qui vont une nouvelle fois surprendre les irréductibles pessimistes.

Nous avons connu une longue période où la « réussite » sociale individuelle était le but de la vie. Nous sommes en train de passer à une autre où la « politique » au meilleur sens de l’organisation de la vie en commun est en train de devenir l’objectif commun de la vie : pour les jeunes, les femmes, les parents d’élèves, les travailleurs sans papiers, les agents de santé, les enseignants, les jeunes de quartiers, les usagers des services publics, les travailleurs.…

« Je suis fier d’être ouvrier » disait Mickael Wamen le 1er juillet 2020 à la télévision en avançant des propositions pour se défendre ensemble contre les licenciements à venir aux côtés de la sociologue Monique Pinçon-Charlot qui lui proposait d’unir ouvriers et intellectuels pour changer le monde. Tout cela est le monde meilleur qui se cherche et se construit.

Cependant, loin de moi l’idée de penser « qu’il aurait suffit de lever l’obstacle bureaucratique » pour qu’on assiste à un déferlement spontané d’unité et de luttes pour des jours meilleurs. J’ai critiqué les directions syndicales pour imager ce qu’il aurait été possible de faire avec un parti à la hauteur, parce que l’évolution de la situation permet de le comprendre et d’imaginer collectivement encore mieux. Par contre, si l’absence de volonté des bureaucraties syndicales à unifier ces luttes a pu jouer son rôle de blocage, c’est aussi parce que la situation n’était pas suffisamment mûre pour que les travailleurs passent par dessus.

Le défaut d’auto-organisation de la base qui marque les mouvements sociaux depuis des années témoigne de cette faiblesse.

Les caractéristiques des luttes de la sortie du mouvement se sont formées dans le « refus » du travail, tout comme plus tard dans le « refus » d’envoyer les enfants à l’école quand elle a ré-ouvert, ce qui s’exprimera dans le « refus » de participer au scrutin des municipales. Mais, faute d’expression politique commune donnée à ces trois aspects d’un même combat, on a assisté à un refus du monde d’avant tel qu’il est mais pas encore la construction d’un monde d’après. En même temps, il faut comprendre tous ces moments de luttes successifs comme autant d’étapes de la grève générale qui se teste et se cherche et que chaque étape engrange une expérience, une prise de conscience et l’idéal sociétal qui permet d’avancer vers cette auto-organisation.

IL N’ Y A PAS DE GRÉVE GENERALE SANS AUTO-ORGANISATION ET D’AUTO-ORGANISATION SANS L’IDÉE D’UN AUTRE MONDE

On assiste aujourd’hui à travers tous les mouvements à l’échelle mondiale, à la tentative de reconstruction d’un idéal, d’une perspective pour construire le futur, les idées qu’on se fait aujourd’hui du socialisme ou du communisme ayant été salies par les régimes s’en réclamant.

En même temps, et c’est lié, ce qui est frappant dans la multitude des mouvements de ces derniers temps, c’est tout à fois leur ampleur et en même temps l’absence d’auto-organisation et donc qu’ils ne débouchent jamais sur de nouvelles organisations, sur de nouveaux partis, -sinon n’ayant pas rompu complètement avec le vieux monde, comme Podemos ou Syriza et donc fugaces – .

Il y a nécessité d’une idée organisée qui oriente et structure cette spontanéité. Or, c’est instinctivement ce qui s’est affirmé comme cause du confinement et à son origine – faire passer la santé avant les profits – puis durant le confinement – faire passer la santé avant l’économie – et ce qui se cherche aujourd’hui, en particulier dans la jeunesse qui a soif d’un autre idéal. Même si la prise en main de l’économie et de la société qui ont traversé toute la durée du confinement n’a été exprimée que comme un programme rêvé plus que comme un programme concret intégrant les moyens de le réaliser, elle a pour la première fois traversé largement le corps social et ses perspectives pendant un temps.

On n’a plus pensé en terme de vie personnelle ni de réussite personnelle, non plus encore en termes de revendications à satisfaire dans le cadre de ce monde mais à partir d’une expérience large d’un autre monde d’après à construire. Ces rêves d’un monde d’après meilleur ou cette nostalgie de la période qui exprimait ces rêves sont toujours là aujourd’hui, toujours présents dans les esprits, comme la preuve collective que beaucoup l’ont pensé ensemble, une mémoire implicite de ce qui a été réalisé, du succès populaire, du monde différent qu’on a touchés du bout des doigts ensemble un instant. La marche vers la grève générale comme soulèvement ne peut se faire sans auto-organisation, ni non plus sans l’idée de changer le monde et l’idéal d’un monde meilleur.

La progression de la grève générale dans la période qui l’enveloppe est aussi la progression de cet idéal qui lui-même est à la base de l’auto-organisation. Il faut des militants en nombre engagés dans l’espoir d’un autre monde pour que les luttes, par méfiance pour les appareils, par volonté d’un monde meilleur, construisent leur propre auto-organisation.

On le voit clairement avec les zadistes dont l’autonomie, l’auto-organisation est le maître mot parce qu’ils construisent un autre monde. Il en va de même avec le succès des listes municipales de citoyens parce qu’ils mélangent l’auto-organisation, la maîtrise de son destin, justement à un futur, un vrai.

L’idée d’un autre monde s’empare du mouvement par ses militants en même temps que le mouvement s’empare de l’idée et de ses porte-paroles et que la grève générale progresse alors dans chaque combat et que chaque combat particulier -quelles soient ses particularités locales ou professionnelles- devient lui-même une étape de la grève générale.

La grève générale conçue comme une période fait que l’idée d’un monde meilleur devient aussi une période où cette idée se développe et que les deux ne se complètent et s’approchent de l’aboutissement que lorsque, enfin, l’auto-organisation devient elle-même une période. La maturité du processus se lit alors dans la multiplication des actes d’auto-organisation, quels qu’en fussent les objectifs apparents immédiats, parce qu’on sait qu’au fond, quelles que soient les étapes, on veut, on va vers cet autre monde.

L’idée d’un monde meilleur pour se construire et élaborer son programme a besoin du mouvement mais aussi de l’expérience accumulée du passé, concentrée dans ce qu’on appelait jadis le mouvement socialiste, mais ce « socialisme » cristallisé dans ce que les uns appellent le parti et d’autres un pôle politique, ne peut se réactiver qu’en étant l’expression du mouvement dans sa dynamique et ses objectifs. Les militants peuvent jouer un rôle dans ce processus.

C’est cette dynamique enlaçant combats locaux avec objectifs immédiats et lutte générale visant à un monde meilleur qu’il ne faudra pas oublier dans les mouvements sociaux qui éclatent déjà et qui ne manqueront pas de se multiplier encore plus demain contre les licenciements.

ET MAINTENANT ?

Pour le moment, face à ce qui parait l’enjeu central de la période qui vient, la riposte contre les licenciements, il apparaît que la possibilité d’une riposte d’ensemble soit non seulement nécessaire mais tout à fait possible.

Par contre, il est sûr que les vieux appareils ne feront strictement rien pour la construction d’un mouvement d’ensemble et reprendront les vieilles routines et impasses de « sauver l’emploi », chacun dans son coin, avec des journées d’action sans plan d’ensemble ni suite, chacun dans sa lutte isolée ou en votant bien en 2022.

Martinez s’est déplacé à Gersat auprès des salariés de Luxfer et a suggéré que ce serait bien de nationaliser certaines des entreprises qui ferment en faisant du profit ou parce qu’elle sont utiles à la société, comme Luxfer qui fabrique des bonbonnes d’oxygène médical. Mais il n’a proposé en aucune manière la perspective pratique de ce combat d’ensemble. Et Mélenchon, aussi présent, disait la même chose mais ne proposait comme perspective concrète que de bien voter… en 2022 ou des perspectives nationalistes tout comme Gluksman alors que les licenciements sont pour tout de suite. C’est maintenant qu’il faudrait organiser la riposte et s’il y a bien sûr une dimension pratique nationale pour commencer la lutte, on ne voit pas bien comment sauver l’emploi dans un seul pays à l’heure de la mondialisation de l’économie et que cette lutte commencée nationalement ne pourra se conclure qu’à l’échelle internationale.

Cependant un militant syndicaliste à Gersat a proposé de construire dès maintenant cette riposte d’ensemble contre les licenciements voire autour d’une loi interdisant les licenciements.

Un certain nombre de voix se font entendre dans ce sens. Or, dans un contexte global de licenciements, l’initiative des salariés et militants de Luxfer, comme la manifestation réussie de 8 000 personnes qui a eu lieu à Maubeuge contre la fermeture d’une usine Renault, de 5 000 à Lannion pour Nokia, 3 000 à Tulle pour Borgwarner, 8 000 à Blagnac pour Airbus, à nouveau 5 000 à Paris pour Nokia et d’autres encore contre d’autres fermetures et licenciements, Sanofi, TUI France, Konecranes, Technicolor, Air France, Hop !,… et les nombreux autres débrayages ou grèves dans différentes entreprises, laisse entendre que toutes ces formes de luttes pourraient se multiplier dans la période à venir malgré l’inertie – pour ne pas dire complicité – des directions syndicales. En se multipliant, elles pourraient prendre un caractère suffisamment important pour que l’évidence d’un combat commun s’impose à tous et s’inscrive dans le processus de grève générale, mais cette fois additionné des objectifs d’un monde d’après gagnés durant le confinement, bref prendre en main l’économie et la société, dégager Macron maintenant sans attendre 2022 et s’engager de plus en plus clairement sur le chemin du renversement du capitalisme.

Les succès, ne seraient-ce que moraux et politiques, qu’ont eu tout à la fois l’élection de Poutou tout comme les appels à l’irrespectueux projet de « reprendre la Bastille » en manifestant le 14 juillet, ce qui serait dans la continuité du ton et de ce qu’avait déjà fait le Front Social mais cette fois à une échelle plus large, montre que la période prend le chemin de cette tonalité subversive.

Cela ne se fera pas sans difficultés bien sûr, parce qu’inversement, les secteurs les plus radicaux de l’appareil d’État, notamment les factieux de la police, son extrême-droite, se sont emparés du moment de flottement du mouvement ouvrier post-confinement pour pousser à la nécessité de prendre les devants, se venger de la période des héros du confinement, de la désobéissance civique, des ripostes contre les violences policière et le racisme, avant que ne déferlent les résistances aux licenciements. Et de multiples pays durcissent toujours plus leurs législations.

D’un autre côté, on a vu aussi qu’aux USA la situation ne semblait pas encore mûre pour un coup de force puisque Trump a voulu utiliser l’armée contre les mobilisations populaires mais que cela a échoué, les dirigeants militaires ne voulaient pas, le Wall Street Journal et même ses propres troupes qui ont déserté.

Alors, à la spontanéité des mouvements sociaux très nombreux qui, depuis quelques années, ébranlent le monde, qui partout ont été réprimés, trompés, défaits mais persistent et vont assurément reprendre encore plus massivement demain, il manque à tous à travers le monde une idée organisée, un idéal cristallisé, capable de donner une orientation et une efficacité. Les militants peuvent jouer un rôle important à ce sujet, à commencer par décrire ce qui est, dire aux millions en mouvement, non pas ce que eux voudraient que ces derniers fassent, mais ce que ces millions font déjà, sont en train de faire, sur quel chemin ils sont en train de s’engager et quels obstacles ils vont rencontrer sur ce chemin de l’ébranlement du monde.

Jacques Chastaing le 10.07.2020

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