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SOURCE : A l'encontre
Par Ho-fung Hung
Aujourd’hui, on parle beaucoup d’une «nouvelle guerre froide» entre la Chine et les États-Unis: une guerre froide entre l’autoritarisme et la démocratie libérale. Mais nous savons tous que la Chine n’est pas devenue autoritaire il y a seulement deux ans. Tout l’establishment des États-Unis est très satisfait de l’autoritarisme chinois depuis longtemps.
Deux semaines seulement après le massacre du 4 juin 1989 sur la place Tiananmen, le 20 juin, le président George H. W. Bush a écrit une lettre secrète à Deng Xiaoping. La lettre disait que les États-Unis n’étaient pas si fâchés que ça que le Parti communiste envoie l’armée pour tirer sur son peuple. Bush a dit à Deng que les États-Unis n’étaient qu’un pays jeune de deux cents ans et que la Chine était un pays vieux de cinq mille ans [sic] avec de grandes contributions à la civilisation mondiale, de sorte que les dirigeants chinois étaient sages et savaient ce qui était le mieux pour le peuple chinois. Bush a assuré à Deng que Tiananmen n’allait pas faire obstacle à la grande relation commerciale entre les États-Unis et la Chine. S’il y avait une «guerre froide» idéologique entre les États-Unis et la Chine, elle aurait dû commencer il y a trente ans.
Rivalité
Dans mes recherches en cours, j’étudie les origines et la dynamique de la transformation de l’entente entre les États-Unis et la Chine en rivalité en examinant les rapports des entreprises étasuniennes face à la Chine au cours des trois dernières décennies. Je me penche également sur les activités de lobbying de ces firmes en faveur de la Chine. J’examine comment ces entreprises ont façonné la politique «américano-chinoise» au fil des ans. Il s’agit d’une explication historique matérialiste des changements intervenus dans les relations entre les États-Unis et la Chine. Ce changement a finalement été motivé par un énorme changement de position des firmes étasuniennes envers la Chine.
Dans les années 1990 et 2000, il y a toujours eu une voix au sein de l’establishment étasunien du renseignement, de la diplomatie et de l’armée qui essayait de faire de la Chine le prochain grand concurrent des États-Unis après l’effondrement de l’Union soviétique. Cette discussion sur une nouvelle guerre froide avec la Chine n’a pas cessé depuis la fin de l’ancienne guerre froide.
Mais dans les années 1990 et au début des années 2000, ce genre de réaction au sein de l’establishment militaire, diplomatique et du renseignement a été mis en échec par le lobbying des firmes étasuniennes contre toute politique qui n’était pas amicale avec la Chine. Par exemple, comme le montre mon récent article dans la Review of International Political Economy (13 avril 2020), l’administration Clinton a été dominée par des idéologues des droits de l’homme comme Madeleine Albright, Warren Christopher et Winston Lord dès la première année.
Ces derniers au sein de l’administration se sont joints aux partisans anticommunistes de droite de la période de la guerre froide et à des libéraux de gauche anti-libre-échangistes, comme Bernie Sanders, au Congrès afin de soutenir l’ajout de conditions relatives aux droits de l’homme pour permettre l’accès des marchandises chinoises à bas prix sur marché des Etats-Unis, en 1993. Etait renversée ainsi une politique de libre-échange avec la Chine soutenue par les deux administrations républicaines précédentes et à laquelle les syndicats s’opposaient farouchement.
Puis, en 1993-94, une lutte de pouvoir a éclaté entre le Département d’État et Wall Street à propos de cette politique commerciale entre les États-Unis et la Chine. En 1993, Clinton a fait venir Robert Rubin [coprésident de Goldman Sachs depuis 1990] de Wall Street pour devenir le premier directeur du Conseil économique national nouvellement créé. Et à un certain moment, Robert Rubin et Winston Lord [ambassadeur en Chine de 1985 à 1989 et Assistant Secretary of State de 1993 à 1997] se sont ouvertement disputés sur la politique chinoise par médias interposés.
Robert Rubin a déclaré qu’il était peu judicieux d’ajouter des conditions relatives aux droits de l’homme à l’accès de la Chine au marché américain, alors que Winston Lord a déclaré que cela fonctionnait bien et que les États-Unis devaient conserver les conditions relatives aux droits de l’homme. En fin de compte, le Département d’Etat a perdu le combat. Et Wall Street a pris le contrôle de la politique chinoise.
Synergie
Wall Street n’aurait pas gagné cette bataille sur la politique «américano-chinoise» sans le lobbying agressif des firmes américaines mobilisé par le gouvernement chinois. En 1993, la Chine traversait une crise économique. Son économie était en surchauffe et sa balance des paiements était en crise. Le taux d’inflation atteignait 25% et ses réserves de change s’évaporaient. Zhu Rongji était le vice-premier ministre chinois de l’époque et c’est lui qui dirigeait l’économie.
En octobre 1993, Zhu Rongji a parlé de la situation désastreuse de l’économie lors d’une conférence de cadres ruraux de haut niveau à Pékin. L’Union soviétique s’était effondrée il n’y a pas longtemps. Le Parti communiste chinois (PCC) s’affrontait au chaos économique suite à la tournée de Deng Xiaoping dans le sud qui a invoqué la sur-expansion des investissements financés par la dette, un resserrement du crédit et une crise budgétaire de l’État. Zhu Rongji a déclaré aux cadres des campagnes présents à la conférence que la Chine devait sortir de la crise par une réorientation vers un développement axé sur l’exportation. Il a également rassuré tout le monde sur le fait qu’ils finiraient par surmonter toutes ces difficultés, puisqu’il venait de rencontrer le patron de Morgan Stanley, qui a garanti qu’il soutiendrait pleinement l’économie chinoise.
Dans les années 1990, de nombreuses entreprises d’État chinoises ont été privatisées et introduites sur les marchés boursiers étrangers comme Hong Kong et New York. Elles se sont appuyées sur les banques de Wall Street, les cabinets d’expertise comptable et d’audit pour leur introduction en Bourse. C’était une activité énorme pour les entreprises de Wall Street. La privatisation des entreprises d’État chinoises dans les années 1990 s’est donc appuyée sur une synergie entre le PCC et Wall Street. Cela explique pourquoi Wall Street a été le premier et le plus ardent défenseur des intérêts du PCC à Washington après le massacre de Tiananmen en 1989.
Mais en dehors de Wall Street, peu d’autres firmes étaient intéressées par une expansion en Chine à partir de 1993. Par exemple, Apple était alors occupé à agrandir ses usines de fabrication en Californie et au Colorado. De nombreux fabricants dépendant d’une forte intensité de main-d’œuvre envisageaient une expansion au Mexique via l’ALENA émergent et ne considéraient pas, initialement, la Chine comme leur nouvelle frontière. Mais en 1993-94, Pékin a ciblé chirurgicalement certaines des entreprises américaines les plus influentes sur le plan politique pour leur promettre l’accès au marché et des droits de forage (dans le cas des entreprises énergétiques) afin de les transformer en «lobbyistes par procuration» pour la Chine. Caterpillar, par exemple, s’est vu offrir une énorme part de marché en Chine, où la demande d’équipements d’exploitation minière et de construction a connu un essor considérable.
Un autre exemple est la société de télécommunications AT&T. La Chine a fait appel à AT&T pour défendre ses intérêts commerciaux en lui promettant qu’elle allait jouer un rôle important sur le marché chinois des télécommunications. Ces sociétés, motivées par les promesses de Pékin, ont fait un sérieux lobbying contre les conditions des droits de l’homme pour l’accès à bas prix des produits chinois au marché américain. Elles ont réussi à forcer l’administration Clinton et les démocrates du Congrès à se retourner en 1994, en révoquant les conditions relatives aux droits de l’homme sur le commerce avec la Chine qu’ils soutenaient avec enthousiasme il y a tout juste un an.
Depuis lors, les exportations chinoises bénéficient d’un accès inconditionnel à bas tarif au marché américain, ouvrant ainsi la voie à l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Jusqu’en 2000, de nombreuses firmes étasuniennes étaient motivées par les promesses et les possibilités que leur offrait Pékin de devenir une importante force faisant contrepoids aux tendances de l’establishment du renseignement, de la diplomatie et de l’armée de faire de la Chine un ennemi et d’entamer une nouvelle guerre froide avec elle.
Changement de cap
Après avoir obtenu ce qu’elle voulait en termes de politique américaine, la Chine a changé sa politique pour s’assurer que des firmes étrangères comme AT&T ne puissent pas avoir des participations majoritaires et le leadership dans le secteur des télécommunications en Chine. Et Pékin a commencé à cultiver ses géants des télécommunications d’État comme China Mobile et China Telecom pour dominer le marché et marginaliser les pays étrangers. Cette situation est devenue beaucoup plus évidente en 2010 et par la suite.
Par exemple, une entreprise que je suivais a fait du lobbying contre tout projet de loi du Congrès qui accusait la Chine de manipulation des devises (taux de change) depuis le début des années 2000 jusqu’en 2009 et 2010. Mais après 2010, elle s’est retrouvée la cible de la politique mercantiliste de la Chine et une victime de la politique de transfert forcé de technologies de la Chine. Elle a soudainement changé de position dans son lobbying auprès du Congrès. La même entreprise s’est soudainement mise à soutenir le projet de loi du Congrès qui accusait la Chine de manipulation monétaire. Il y a eu de nombreux autres exemples de ce genre.
De nombreuses entreprises ont changé de position vers 2010. Un juriste a déclaré qu’il y avait une «insurrection d’entreprises anti-Chine» aux États-Unis. Dans certains cas, cela a pris une forme plus passive, consistant à ne pas faire activement pression sur la Chine. De nombreuses entreprises qui, auparavant, faisaient pression contre des projets de loi qu’elles considéraient comme violant les intérêts de la Chine se sont maintenant croisé les bras et n’ont plus rien fait pour aider la Chine. C’est pourquoi, ces dernières années, tant de projets de loi qui ont irrité Pékin, comme tous les projets de loi soutenant Taïwan et dénonçant les violations des droits de l’homme au Xinjiang (Ouïghours), ont réussi à être adoptés par un Congrès polarisant avec un vote bipartite unanime.
Les bases de données que je suis en train de constituer contiennent de nombreux indicateurs qui montrent constamment que 2010 marque un tournant. La question qui suit est la suivante: pourquoi 2010? En fin de compte, c’est la crise financière mondiale de 2008 et la relance en Chine en 2009 et 2010 qui ont déclenché le changement. Par exemple, Caterpillar détenait une grande part du marché des machines de construction en Chine. Ensuite, les principales entreprises publiques chinoises de construction de machines, qui entretenaient des relations de co-entreprise avec Caterpillar, ont copié la conception de ses produits et sont devenues son concurrent.
Un tournant décisif
Après la crise financière mondiale de 2008, l’économie chinoise s’est effondrée, et Pékin a immédiatement mis en place un programme de relance. Les mesures de relance financière ont été proposées à des entreprises appartenant principalement à l’État sous la forme de prêts à faible taux d’intérêt accordés par les banques d’État pour leur permettre d’accroître de manière agressive leur capacité de production et leur masse salariale. De nombreux constructeurs chinois de machines de construction appartenant à l’État ont obtenu ces crédits pour augmenter leur production de versions contrefaites des machines Caterpillar et les ont vendues à des prix beaucoup plus bas.
Ces entreprises chinoises, dotées de crédits illimités des banques d’État et de secrets technologiques obtenus auprès de leurs anciens partenaires étasuniens, ont évincé leurs homologues étasuniens du marché chinois au lendemain de la crise financière mondiale. En 2011, lorsque Hu Jintao s’est rendu à la Maison Blanche et a tenu une conférence de presse conjointe avec Obama, ce dernier s’est plaint pour la première fois face à Hu Jintao du traitement injuste que les entreprises américaines subissaient sur le marché chinois. C’était la première fois qu’un président américain soulevait l’importance de «règles du jeu équitables» sur le marché chinois.
Les choses ont empiré après 2012. La situation s’est aggravée non pas à cause de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, mais parce que le rebond de l’économie chinoise suite aux mesures de relance s’est atténué et que la Chine est entrée dans un long ralentissement, présentant les symptômes d’une crise de suraccumulation. Pékin avait l’habitude de recourir au crédit bon marché des banques d’État pour augmenter la capacité de production de tous les secteurs, mais le marché chinois était désormais saturé. Le train à grande vitesse en est un bon exemple. L’industrie avait une énorme capacité à construire un système ferroviaire à grande vitesse, mais en 2012, elle était tout simplement à court de nouvelles lignes économiquement intéressantes à construire en Chine. De nombreuses entreprises d’État soutenues par les mesures de relance ont été mises hors service. La croissance des revenus des entreprises d’État chinoises a chuté en 2011 et 2012.
Les nouvelles Routes de la soie (Belt and Road)
Dans le même temps, Xi Jinping a lancé l’Initiative des nouvelles Routes de la soie (Belt and Road Initiative-BRI). Dans de nombreux sens, la BRI était une tentative de créer un marché à l’étranger pour les entreprises publiques afin d’exporter leur capacité excédentaire. La BRI consistait essentiellement à prêter de l’argent à d’autres pays en développement pour leur faire acheter des produits chinois ou engager des entreprises chinoises. Par exemple, les rapports annuels des principales entreprises chinoises de machines de construction montrent qu’après 2012 elles sont parvenues à sortir de leur crise de profitabilité et que leur chiffre d’affaires a grimpé en flèche. Dans ces rapports, elles remercient explicitement Xi Jinping et la BRI, car la plupart de leurs commandes proviennent désormais de pays membres du réseau BRI. Ces entreprises d’État chinoises évincent les entreprises américaines du marché chinois, et maintenant elles évincent les entreprises américaines du marché international dans le monde en développement.
Ainsi, la nouvelle concurrence des entreprises chinoises a été à l’origine du transfert de firmes étasuniennes vers la Chine. Même dans le domaine de la finance, les banques des États-Unis étaient confrontées à la concurrence des banques d’État chinoises, qui ont commencé à être actives dans le monde en développement, alors que la Chine n’a pas ouvert son secteur financier aux banques étrangères autant qu’elle l’avait promis lors de son adhésion à l’OMC. Les entreprises américaines ont commencé à se sentir lésées par la Chine. Voilà la force matérielle sous-jacente à la rivalité entre les États-Unis et la Chine. L’administration Trump n’a pas commencé cette rivalité; elle l’a seulement poursuivie, ce qui avait déjà commencé sous l’administration Obama.
Continuité
En 2012, Washington a lancé la politique du «Pivot vers l’Asie», réorientant une grande partie des forces militaires et diplomatiques américaines vers l’Asie en réponse à l’agressivité croissante de la Chine dans la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan. Obama-Clinton ont également fait pression en faveur de l’accord de libre-échange du Partenariat Trans-Pacifique (TPP).
L’objectif du TTP était d’isoler économiquement la Chine et de faire pression sur elle pour qu’elle change sa politique économique si elle veut y adhérer. Lorsque Trump a été élu, de nombreuses personnes en Chine, y compris les tabloïds nationalistes et les universitaires officiels, étaient enthousiastes et heureux que ce ne soit pas Hillary Clinton qui allait poursuivre la politique du «Pivot vers l’Asie» et le TPP. Ils s’attendaient à ce que Trump remanie la politique sino-américaine et passe un accord avec la Chine qui pourrait alléger la pression des États-Unis sur la Chine.
En fin de compte, la situation a été bien pire. Le changement structurel sous-jacent dans les relations entre les États-Unis et la Chine est resté le même, bien que la méthode soit différente. Obama se servait du TPP comme d’une carotte pour inciter la Chine à modifier sa politique économique au profit des intérêts des firmes étasuniennes. Aujourd’hui, Trump utilise le bâton des droits de douane. Mais l’objectif reste le même. Derrière la volonté croissante des États-Unis de contrer l’expansion économique et géopolitique de la Chine, de l’administration Obama à celle de Trump, se trouvent les mêmes conditions structurelles auxquelles sont confrontées les firmes étasuniennes.
Alors, que va-t-il se passer par la suite? Il est intéressant de noter que beaucoup de gens pensent que cela dépend de la prochaine élection. En fait, l’élection ne changera pas grand-chose à la dynamique. Si Joe Biden est élu, il va très probablement prolonger la politique Obama-Clinton face à la Chine, le «Pivot vers l’Asie» et le plan de type TPP. La rivalité entre les États-Unis et la Chine continuera de s’intensifier, quel que soit le vainqueur des élections. (Article publié sur le site Jacobin, le 7 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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Cet article de Ho-fung Hung renvoie à son essai, «The periphery in the making of globalization: the China Lobby and the Reversal of Clinton’s China Trade Policy, 1993–1994», in Review of International Political Economy, 2020.