Le 7 décembre 2019 à Bordeaux, la BRI interpellait 16 “gilets jaunes d’ultra gauche radicalisés”

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SOURCE : Lundi matin

Mise en examen, la photographe Maya Huasca raconte

On s’y sera finalement fait. Les policiers cagoulés, les portes défoncées, les insultes, les menottes et tout le petit manège judiciaire qui s’enclenche en même temps que les annonces tonitruantes dans la presse. La répression politique en France est devenue un fait divers. Médiatiquement en tous cas ; pour les personnes ciblées, c’est une autre histoire. Qui se souvient de l’information principale du 7 décembre dernier ? À Bordeaux, plusieurs dizaines de policiers de la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention) interpellent 16 gilets-jaunes-blackblocs-d’ultragauche-radicalisés qui se « préparaient ensemble à la guerilla » selon nos confrères du Parisien. On leur reproche des tags dans le quartier et on les arrête dans un « appartement conspiratif » où sera découvert rien de moins qu’un « atelier de confection d’engins explosifs ». « On n’avait jamais vu ça auparavant » confiait un haut responsable policier bordelais au même Parisien. Mediatiquement, cette affaire n’a jamais connue de suite. Que reprochait-on réellement aux 16 interpelés ? Qu’est-ce que l’enquête judiciaire est venue confirmer ou infirmer ? Dans quelle mesure cette « affaire » était-elle d’abord un objet de communication policier et préfectoral ? Qu’est-il arrivé aux interpellés ? Il semblerait que les dizaines de rédactions ayant repris ce « fait divers » pour le diffuser massivement ne se soient pas posés ces questions. La répression politique sait trouver des relais peu regardants.

Il s’avère qu’une contributrice de lundimatin, Maya Huasca, photographe et professeur dont nous avions notamment publié l’exposition Diemocratie fait partie de ces 16 interpellés et mis en examen. Nous publions aujourd’hui son récit depuis les premières loges de cette opération de la BRI contre les « gilets-jaunes d’ultragauche radicalisés », illustré par Sly2. Nos lectrices et lecteurs pourront dès lors apprécier le décalage entre la propagande que cette opération aura servie et le vécu des personnes instrumentalisées. Une cagnotte vient d’être lancée pour soutenir Maya.

Explosion en bas, suivie d’un hurlement de femme, vacarme des pas dans l’escalier. Des hommes hurlent, on capte que c’est la police. L. me regarde, sidéré, assis sur le lit. Je me lève, je pense à m’enfuir par le vélux, me cacher sous le lit, je me ravise. La porte de la chambre s’ouvre brutalement sous le coup de pied d’un policier cagoulé, arme au poing. Il hurle, colle son flingue à deux centimètres de mon crâne et me crie de m’allonger sur le ventre, les mains dans le dos. Je sens son corps sur le mien, m’écrasant de tout son poids pour m’attacher les poignets. Je crie de douleur. « c’est trop serré » il me répond « Je m’en branle ». Je ne vois plus L., plaqué au sol par un autre policier.
« Regarde le beau morceau qu’on a attrapé »
Ils parlent de mon mec là. C’est comme ça qu’ils appellent un homme noir, de grande taille.
« Y’a combien de pièces ici ? Ils se font pas chier les blacks blocks dans leur maison de bourges ! Allez on les descend un par un. »
Un autre policier me fait asseoir. Je lui dis qu’il ne m’embraquera pas pieds nus, il hésite puis il finit par me mettre les chaussures, je réclame mon blouson mais il refuse.
Nous sommes en décembre.
En traversant l’appartement, menottée, je remarque qu’il est immense, plus grand que ce que je m’étais imaginée en arrivant dans la nuit, lorsque j’ai gravi cet escalier à la lueur d’un téléphone portable.
Assez grand pour contenir la trentaine de policiers de tous les styles, de tous les grades : la fashion week du condé. Ils jubilent.
Allongés sur le sol du salon, une dizaine de nos camarades la tête sur le parquet, mains attachées dans le dos. On me fait descendre l’escalier de pierre, l’appart est rempli de flics ; certains relèvent des empreintes avec des gants, farfouillent un peu partout, tous ont l’air contents de leur prise. Dans l’entrée une femme en civil prend mon identité et me photographie. Puis, on me sort de l’immeuble. J’ai juste le temps de croiser les regards des passants, ils flippent, je ne sais pas si ils ont peur de nous ou des flics. On me conduit dans un camion, on pose L. à côté de moi mais nous n’avons pas le droit de nous parler, je me colle à lui pour le rassurer.

Au commissariat on poireaute dans une pièce ouverte, une sorte de vestibule aux murs tachés de giclées de sang. Les bacqueux autour de nous portent des écussons à l’effigie du Joker, ils se croient dans un jeu où on choisit ses avatars, où on joue à balles réelles. J’ai la nausée. Après m’avoir fait souffler dans l’éthylotest, on m’emmène dans un bureau, on me fait asseoir face à un policier. Un autre flic débarque et me lance : « Alors ? Ça ressemble à ça une tueuse de flics ?… » l’autre rétorque : « tu serais surpris de voir ce qu’on y trouve ». Il me questionne sur mon identité, me fait remplir une fiche, me demande si j’ai un avocat et qui je veux contacter.
« Ma mère, elle m’attend pour que je récupère mes enfants aujourd’hui » je panique car il ne parvient pas à la joindre et me dit qu’il essaiera plus tard.
« Alors, elle t’a bien violenté celle là ? » (c’est l’autre flic qui revient, décidément il est plein d’humour) ça rigole grassement … et d’insister sur le fait que je vais devoir enlever mon soutien-gorge pour rentrer en garde-à-vue. On me traine dans un ascenseur, puis dans un sous sol, on me demande de retirer mes lacets, mon sous-tif et on m’ordonne de rendre la fiche me décrivant mes droits que je comptais bien garder avec moi. Le tout restera dans ma fouille. Ils m’enlèvent enfin le lacet qui me scie les poignets depuis des heures. Dans une pièce éclairée au néon on me mesure, me photographie, on prend mes empreintes : tous mes doigts, un par un. Puis la main entière. On me fait assoir sur une chaise en bois qui doit avoir l’âge de Bertillon. Le jeune flic qui s’occupe des empreintes a l’air d’avoir moins de 20 ans. Je lui demande si il travaille tous les jours dans cet endroit pourri. Sérieusement, je le plains. Il semble s’excuser en disant que parfois on l’affecte ailleurs mais il a une tronche de stagiaire, il doit se farcir le sale boulot du sous-sol.

La cellule de GAV est pleine de pisse, le matelas infect, poisseux et ensanglanté, les murs sales, c’est à vomir, mais pour ça il aurait fallu que j’ai mangé depuis la veille. Je chante l’hymne de las Tesis pour me donner du courage. S. arrive une ou deux heures après. On sympathise, elle était dans l’appart elle aussi. C’était sa première manif, elle ne comprend pas pourquoi ce cirque. Je lui raconte que j’en sais pas plus, que je suis arrivée en pleine nuit et que je n’ai rencontré personne.
C., une femme qui était avec nous dans l’appartement nous rejoint en cellule. Elle est choquée. Elle passait juste pour boire un café. Défilé de flics armés de pinces coupantes de toutes les tailles : la femme dans la cellule à côté, ils ont dû perdre les clés de ses menottes. Le manège dure plusieurs heures jusqu’à l’arrivée des pompiers qui finissent par lui ôter.
Et puis le médecin est passé, vite fait, a jeté un coup d’oeil furtif à ma blessure, (furtif car il zieute juste le pansement) un éclat de grenade de désencerclement que je n’avais pas eu le temps de soigner après la manif du 5 décembre à Paris. Il me donne un Dafalgan codéiné que je ne prends pas pour éviter d’être défoncée pendant l’audition.

En GAV, il faut mendier pour tout : tu veux savoir l’heure ? tu dois attendre qu’un flic daigne te la donner. Tu veux pisser ? idem. Une serviette hygiénique ? T’avise pas de les avoir. Et pour manger, ben, t’attends que ça soit l’heure de la pâtée. Je commence à défaillir, j’ai cru capter qu’il est 19h, que le repas arrive à 20h30 et rien dans le bide depuis 18h la veille. Même pas un putain de café. Finalement, on vient me chercher. 30 minutes top chrono pour expliquer ma situation à mon avocate commise d’office. Cette andouille n’insiste pas sur mon droit à garder le silence, elle a l’air agacée d’être là. Elle me dit que je serai sortie à midi le lendemain « chouette une nuit sur un matelas plein de sang, j’en rêvais ». Puis on me remet dans ma cellule. Finalement on revient me chercher. Grande Identité : plein de questions sur ma vie, mon taf, mes gosses, ma CAF, l’avocate n’est pas là, la commissaire n’est pas méchante mais je suis agacée et je réponds avec hargne.
On me renvoie au sous-sol, puis on se ravise ; l’avocate est revenue, on enchaîne sur l’audition. Je suis saoulée. On me trimballe, je veux juste me reposer, il est 21h et je veux qu’on me laisse en paix.
On me dit que si je parle, je sors, alors Yallah j’enchaîne les banalités. Jusqu’à la question fatidique : « que pensez-vous du mouvement des Gilets Jaunes ? » « je pense que c’est un mouvement historique et que vous feriez mieux d’aller bien vous faire voir » on est jugés pour nos opinions aujourd’hui ? On me reproche quoi au juste ? Des « armes » ont été trouvées dans l’appart. On ne m’en dit pas plus. Mystère. L’avocate me regarde comme si j’avais égorgé des chrétiens en actionnant une ceinture d’explosifs en direction de la Mecque.
Ok, renvoyez moi sur mon matelas ensanglanté, qu’on m’enroule dans ma cape de survie en or, qu’on me fiche la paix. On me met une pression de dingue, serinant qu’il s’agit d’une procédure ultra spéciale et l’avocate d’insister « vous savez par qui vous avez été arrêtée ce matin ?, il s’agit de la BRI, ils sont entraînés pour choper des terroristes ».

De retour dans ma cellule, je vois passer un deuxième médecin, il daigne examiner ma blessure, changer mon pansement. Me dit qu’il faut absolument surveiller la plaie, vu les conditions d’hygiène déplorables de la GAV. En partant, il me serre la main et me tend une ordonnance qui sera remise dans ma fouille pour ma sortie. Enfin quelqu’un qui me considère comme une humaine, ça fait chaud au coeur.


Avec les filles on se raconte nos vies, nos accouchements, nos chats, nos chiens, nos jobs. On communie, on est dans notre bulle, soudées dans notre malheur, on devient un clan, une meute. Lorsqu’on va aux toilettes on s’organise pour voir nos mecs. On y va à tour de rôle, toujours les trois en suivant. La pisseuse de tête change à chaque convoi, comme ça ils ont le temps de se réveiller entre eux et se prévenir. La cellule des garçons est juste en face des chiottes. Lorsque j’y vais, je distingue le visage de L. contre la vitre, il scrute ma venue. Mais il est interdit de se parler. Il me crie de l’attendre à la sortie. Je lui envoie un baiser, tout le monde nous applaudit. Regard triomphant à l’attention de cet agent de garde qui fait ce taf de merde, qui ne sera jamais amoureux comme un prisonnier politique. Il a les glandes c’est sûr. Il voit que sa stratégie de ne pas venir nous ouvrir la porte des chiottes lorsqu’on l’appelle n’a aucune prise sur nous, que nos regards se croiseront quand même. Il ne pourra pas l’empêcher.
Toute la nuit, des hurlements, quelqu’un se tape la tête contre les murs, je vois le défilé des gardés à vue de la nuit, l’un d’entre eux passe, il doit avoir 17ans et des scarifications sur la nuque. Il me jette un regard déchirant.
Je sombre dans un demi-sommeil, empêché par l’air qui ne se renouvelle pas dans ce sous-sol puant. Je me réveille, le néon est resté allumé, les cris persistent, la tête frappe toujours le mur. Obstinément. Impossible de savoir si c’est le jour ou la nuit. C’est l’arrivée du petit déj qui nous le dira. On se dit que c’est cool, que c’est notre dernier repas en sous-sol et qu’on sortira le midi, comme promis par nos avocats.

Mais la barquette repas arrive. GAV prolongée : on nous redemande si on veut un avocat, un médecin, avertir la famille. Toujours pas de café. Pendant ce temps les flics passent et repassent avec leurs tasses, il semblerait que la machine à café soit au bout du couloir. Je suis sûre qu’ils font exprès.
Et l’autre policier noir qui passe avec sa tasse Banania… J’en peux plus de cet endroit sordide.

J’ai droit à un nouvel entretien avec une autre avocate, qui s’enchaîne sur une autre audition. On me traîne dans un bureau sur lequel trône un camion de police en plastique et une balle de LBD.
Sur le mur, un article punaisé dont le titre attire mon attention : « Deux ans ferme pour un viol imaginaire » je me dis que j’ai bien fait de ne pas venir me plaindre lorsque j’ai subi des violences sexuelles.
Un commissaire grisonnant et agressif arrive et commence une diatribe sur sa femme qui a un boulot de merde et sur lui-même qui ne gagne pas des millions. Il veut quoi ? m’attendrir ? C’est un Gilet Jaune infiltré ou bien ?
Ensuite, il me montre une série de photos. « Reconnaissez-vous ces personnes ? » suivi de « reconnaissez-vous ces armes ? » il me tend une feuille où on distingue pêle-mêle : des clous plantés dans des bouchons de liège, du bicarbonate de soude, de l’acide chlorhydrique, un gilet jaune, des moufles en laine et des bouteilles de vin. L’avocate me regarde, mortifiée. Je me dis qu’elle pourrait faire un petit effort là, je me sens absolument pas soutenue. Je reconnais deux personnes dans les portraits, je lui dis. Je ne reconnais pas les « armes ». Il insiste en disant que je suis dans la merde, que personne ne veut parler et qu’on prendra tous très cher. Je n’ai rien à ajouter. Je dois lui donner mes codes de téléphone. Je lui dis que je n’en ai pas envie, mais askip, j’ai pas le choix, si je veux sortir. Je croyais abuser du chantage auprès de mes enfants, je suis tranquille, en fait. Ici c’est bave ou croupis. Et fais profil bas espèce de terroriste islamo conspirative.
Tueuse de flics. Présomption d’innocence ? JAMAIS. Dignité ? Connais pas. J’ai l’impression d’être au taf lorsqu’une coalition de méchants profs blessés dans leur ego, montent un « dossier béton » contre un élève indiscipliné. Cékikicommandeici ? Toi, vénérable grisonnant adorateur du saint LBD. Pourfendeur de victimes de fausses accusations de viol. Il insiste : ne pas communiquer ses codes de téléphone, c’est un délit. Surtout maintenant que je suis fichée S. Ok j’abdique, prends tout.
Tiens mes clés de voiture, tiens mon sac à main, tiens mon porte monnaie, ma trousse de toilette, mes appareils photo. Mes cartes SD, mes batteries, mon pare soleil. De toute façon ils sont déjà en ta possession @« &%¨ !!!!. Lorsqu’on me reconduit en cellule, une femme danoise, bien sapée est assise sur mon « lit » elle a posé son sac à main pile dans la flaque de pisse. Je lui prends et le pose sur mon matelas. Elle est là pour une enquête internationale sur les conditions de détention. Elle recueille nos témoignages, mesure la cellule, pose des questions. Elle est sincèrement désolée et dégoûtée.

Je profite de sa présence pour redemander une serviette hygiénique (qui m’avait été refusée dans la nuit), cette fois on me l’apporte, victoire ! Les flics sont déconfits, l’enquête a lieu le jour où toutes les cellules sont remplies d’éléments « fuck le 17 ».
On me fait appeler : un avocat est là, envoyé par une amie. Il est rassurant, imposant dans sa robe de justicier et me dit qu’il prend la suite du dossier. Ça a de la gueule quand même, on plaisante pas avec un avocat en habit. Même les flics, ça les calme. Je peux voir dans ses yeux qu’il souhaite me défendre, vraiment. Je congédie donc la commise d’office.
Et c’est reparti pour une nuit. Nous sommes usées, épuisées. Le silence dans notre cellule en dit long. Les filles s’écroulent l’une après l’autre, je n’y arrive pas, je me demande quand je vais craquer. On se prend dans les bras. Qui va prévenir le taf lundi ? Je prie pour que ma mère invente un alibi béton, pour que ça soit pas « allo Monsieur le directeur ? Ici le commissariat de Bordeaux »… je me dis qu’ils feraient pas ça, quand même, mais je m’endors assez angoissée. Au matin, une brique de jus amère et trois biscuits plus tard, toujours pas d’informations.
L’inquiétude grandit. Vers 11h une policière passe avec un calepin et nous fait signer une sortie de GAV mais elle nous laisse dans la cellule. Une autre m’appelle et me conduit dans la pièce des empreintes et me fait assoir. L. est assis là. On a le temps de s’échanger quelques mots, sa présence me fait un bien fou. On me glisse un coton-tige dans le bec. Apparemment j’ai pas le choix, il leur faut mon ADN, sinon je sors pas. On me renvoie en cellule. Une heure plus tard, on nous appelle une par une, on a droit à de vraies menottes cette fois, grande classe. On nous fait assoir dans une cellule beaucoup moins grande et presque propre (à croire qu’ils nous avaient réservé la suite Daesh), le sol est jonché de masques en papier, ça doit être la cellule option Gilet Jaune modéré.

On y retrouve les camarades de l’appart, quelques langues se délient et S. qui glisse à T. : « si tu m’épouses pas après ça je te quitte » ce qui détend un peu l’atmosphère. L. n’est pas là, je le cherche des yeux dans le couloir, sans lui je me sens beaucoup moins forte. On nous fait sortir un par un en nous appelant puis on nous aligne dans un parking sous terrain, contre un mur. Interdiction de se parler.
Un camion blindé et sans fenêtres nous attend. L’angoisse. Un agent nous fait monter dans l’engin. Un étroit couloir en métal gris foncé flanqué de cages individuelles très étroites où l’on ne peut tenir qu’assise. Chaque
cage est fermée par un cadenas. Un grillage très serré au niveau du visage me permet de distinguer vaguement les yeux de la personne enfermée en face de moi, de l’autre côté du couloir. Les autres se parlent mais je me tais, je ne reconnais pas la voix de L. Lorsque le véhicule démarre enfin, je prie pour que le trajet jusqu’au tribunal ne soit pas trop long. Ma tête cogne de tous les côtés sur les parois de métal. Ce bruit couvre tous les autres. Je me laisse balloter, je suis presque soulagée de partir.

Arrivée au TGI. Là bas, la question que j’ai entendue mille fois : « c’est l’affaire du Bouscat ? » On est célèbres du comico jusqu’au TGI, je comprends mieux les regards haineux de certains condés. Ils jubilent, ça sent la promotion. On me jette dans une cellule minuscule encore plus sordide.
Les murs sont scarifiés de sentences du style « 2ans ferme, tu vas payer poucave » « Armenia 2008 » , ce serait presque beau si ce n’était pas aussi sale et puant. Une porte de fer avec une fenêtre minuscule, une couchette en béton, un chiotte immonde surmonté d’un robinet tellement crasseux que je préfère m’abstenir d’y boire malgré ma soif. Je demande encore une serviette hygiénique, il rit « on a pas de ça ici ». La porte se referme. Cet endroit est terriblement oppressant. Je regrette de ne pouvoir le photographier.
S. m’y rejoint, on s’occupe en décryptant les messages sur les murs. On nous apporte un sandwich de pain de mie fromage pas décongelé, S. demande une serviette hygiénique pour moi. Le gardien la lui donne. « Il est dans quelle cellule Balkany ? », je lui glisse. Des gens rient, j’aimerais tant voir leurs visages humains. On m’appelle pour une enquête sociale. Là une femme me reçoit dans une cellule tout aussi étroite mais sans le lit ni le chiotte et carrément propre. Je lui fais la remarque, en prenant place sur la chaise qu’elle me tend. Elle grimace. Après moult questions sur ma vie mon oeuvre, elle conclut d’un « mais qu’est-ce que vous faites là ? » sidéré, tout à fait à propos. Je ne peux m’empêcher de rire. Selon elle j’ai pas le profil. Enfants, boulot, logement, comprends pas. Prof de surcroit. Là on me remet dans ma cellule. S. est en pleurs. Je la prends dans mes bras, m’efforce de ne pas pleurer à mon tour. On me rappelle : cette fois c’est l’avocat : il a étudié mon dossier, on échange, j’ai confiance en lui. Il m’accompagne devant la magistrate et dans le couloir je croise enfin L. Il a juste le temps de me demander si j’ai un avocat. Je lui réponds « oui » et les flics l’emmènent. On me conduit dans un ascenseur. Je me sens crasseuse, pas lavée ni changée depuis le vendredi, menottée, entourée

d’agents. Dédale de bureaux, la lumière du jour m’éblouit. Je constate qu’il fait beau en ce lundi 10 décembre 2019. Un bureau vaste et lumineux, une femme aux cheveux gris -l’un d’entre eux apparemment resté sur sa langue- m’intime sèchement de prendre place sur la chaise, mon avocat près de moi. Des agents armés campent debout près de la porte et derrière moi. Elle me lit ma déposition et mon procès verbal : on me met en examen pour dégradation ou détérioration des biens d’autrui commise en réunion, participation à association de malfaiteurs en vue de commettre des violences sur personne dépositaire de l’autorité phallique (délit puni d’au moins 5 ans d’emprisonnement) et que par ces motifs on me place sous contrôle judiciaire strict. Obligation de :

— me présenter une fois par semaine à la gendarmerie de mon village pour signer dès le mardi 10 décembre, chouette c’est juste en face de mon lycée !
— ne pas détenir ou porter une arme
— ne pas entrer en relation de quelque manière que ce soit avec mes co-auteurs ou complices (suite de noms)
— interdiction de paraître dans le département de la Gironde
— ne pas sortir du territoire national
— ne pas participer à des manifestations sur la voie publique

Je signe. Je sors. On me reconduit au sous-sol pour récupérer ma fouille : c’est à dire rien. Mon lacet, mon sous-tif, mes droits, mon PV, mon ordonnance, le tout dans un sac plastique troué. Je râle : et mon matos photo ? Et ma veste et mon sac à main ? je fais comment pour me payer le billet retour sans carte bleue sans téléphone, sans manteau sans rien ? C’est pas leur affaire.
Je sors enfin dans la rue accompagnée de mes lacets et de mon avocat. Complètement sonnée. Plus tard j’apprendrai que j’étais la première et donc je n’ai pas eu droit à l’accueil Gilet Jaune. Pas plus mal finalement car j’aurais fini par chialer. Heureusement l’avocat est gentil, il me prête son téléphone et m’accompagne au commissariat pour réclamer mes affaires. Là on me dit d’attendre, que le responsable est en réunion. Ma mère est au bout du fil : on s’organise. J’ai peur de devoir me résoudre à l’attendre là car elle a bien 3 heures de route.
Et là, quand mon avocat me dit qu’il ne peut pas rester plus, mon amie M franchit le double sas de sécurité du comico : tremblante et déterminée. Ma sauveuse ! Elle l’a appris dans les journaux, et a su que j’étais sortie en venant m’attendre devant le tribunal. Je fume enfin une clope, on s’achète des bières en attendant la fin de la réunion. Je me gèle en sous-pull, elle me prête son écharpe. La meilleure bière du monde malgré le froid. J’entends des sirènes, un camion blindé passe, je cours pour essayer de voir L., je prie pour qu’il ne soit pas à l’intérieur. Lorsqu’on y retourne le responsable est parti je suis contrainte de revenir le lendemain. Je témoigne auprès du CLAP 33, on m’écoute et me soutien.
Le lendemain, on me dit que mes affaires sont restées sous scellés au tribunal mais que j’ai très peu de chances de les récupérer. Comme j’ai 3h de route et que je dois pointer au comico de mon bled le jour même avant 18h, je choisis de rentrer. Je me fais arrêter la semaine par mon médecin.
Une semaine étrange, impossible de dormir, impossible de bosser sur mes images, je bois pour m’abrutir, me remets à fumer. J’ai mis les enfants en sécurité car l’avocat m’a dit qu’il risquait d’y avoir une perquisition chez moi. Lorsque je reprends le travail, le lundi d’après, j’arrive devant le lycée. Les élèves ont fait un blocage. Trois fois rien : quelques poubelles même pas cramées mais je m’arrête, je fume une clope avec eux, on discute. Soudain deux voitures de police débarquent. Les mêmes qui me font signer mon contrôle judiciaire. Ils m’accostent sèchement « qu’est-ce que vous faites là ? » je tremble, l’angoisse monte : « je fume ma clope, je travaille ici » les flics : « et eux qu’est-ce qu’ils font ? », moi : « ils font grève » et je m’enfuis à l’intérieur du lycée avec le sentiment d’abandonner mes élèves. Etat de panique anormal, en montant l’escalier je vois les flics discuter avec le proviseur. Je m’enfuis dans ma salle, je tremble de partout, je suis tétanisée. Je m’attends à ce qu’ils débarquent et m’emmènent menottée devant mes collègues et mes élèves. J’essaie de respirer mais je n’y parviens pas, mes oreilles bourdonnent. Impossible de reprendre mes esprits. J’ai un cours en co-intervention, je ne sais pas comment je m’en sors, mais mes élèves diront plus tard que je répondais complètement à côté. En sortant, mon avocat m’appelle et là, je m’écroule enfin.

Depuis le 7 décembre 2019, je suis toujours aux prises avec ce contrôle judiciaire extrêmement liberticide et j’ai dû mettre un terme à mon documentaire photographique car malgré mes demandes de dérogation je n’ai toujours pas le droit de paraître en manifestation. Une requête en nullité a été envoyée par mon avocat mais avec le confinement les choses trainent et selon lui l’enquête peut durer deux à trois ans. Un article hideux a paru dans le journal Le Point où on nous fait passer pour des terroristes : « Ultragauche, la nouvelle menace ». Depuis, je persiste et signe tous les mardi à la gendarmerie de la ville où je travaille dans l’attente d’une convocation au TGI de Bordeaux…


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