Jeune homme, vos étouffements nous ensauvagent

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SOURCE : Slate

La police surveille. Vous êtes son ministre. Gérald Darmanin, merci de surveiller votre langage.

Gérald Darmanin prononce un discours en hommage aux combattants musulmans engagés dans la Première Guerre mondiale pour la France, à la nécropole de Douaumont (Meuse), le 29 juillet 2020. | Jean-Christophe Verhaegen / AFP

Ministre de l’Intérieur vous êtes. Ministre de l’Intérieur vous parlez. Beauvau claque dans votre bouche: deux syllabes qui disent la loi et l’ordre. Elles les proclamaient déjà dans la voix de Sarkozy, dans la voix de Valls. D’où vient ce déjà-vu? Au-delà des visages et des costumes qui passent devant la pierre de taille, cette impression déplaisante que c’est toujours la même autorité qui nous gronde, d’un air sévère et grave? Le même démon napoléonien ayant pris possession d’un corps politique, ambitieux, pressé, convaincu de son destin d’homme d’État mais inconscient de son statut de simple monture?

L’idée que vous soyez le pantin d’une puissance ventriloque, apparemment, ne vous a pas traversé l’esprit. Vous foncez en enfonçant les portes ouvertes il y a longtemps par l’extrême droite et ses siphonneurs de tous bords. Vous pensez être dans l’action, dans la conquête, sur le terrain. À peine vous a-t-on vu ici, vous êtes déjà là-bas. Vous voulez marquer les esprits? L’idée est de laisser une trace? Continuez à ce rythme et il ne restera de vous qu’un flou qui parlait fort mais ne voulait rien dire.

Votre univers mental, c’est l’escalier de Clemenceau, colimaçon qui chez vous n’a pas de fin: comme votre mentor politique cent fois retraité mais dont le vieux cœur de hussard s’emballe à l’idée de se poser en recours, vous gravissez les marches, quatre à quatre, jamais rassasié. Et en montant, vous parlez, vous ne cessez de commenter votre ascension héroïque.

Le silence de la réflexion, vous ne connaissez pas. Vous semblez déblatérer à tort et à travers, à l’emporte-pièce, comme si vous n’aviez pas de filtre. La réalité est plus complexe: votre discours est maîtrisé et truffé de dérapages; il est à la fois saturé d’intentions et de lapsus; il remplit une fonction politique tout en révélant un inconscient français qui vous dépasse.

Trois fragments de votre verbatim sans cesse remis à jour en témoignent:

– Vous avez eu «une vie de jeune homme».
– Vous voulez «stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société».
– Vous vous étouffez quand vous entendez «violences policières».

Prenons une par une ces punchlines formatées pour les réseaux sociaux et la machine à recycler des chaînes info.

Un sage ou un déjà vieux con?

C’est quoi, pour vous, un jeune homme? Un héros de roman? Un Rastignac, un Julien Sorel, un Bel-Ami? Un mâle animé par des appétits voraces, étranger au principe de satiété? Une force qui part à l’abordage, qui prend et qui jette, poursuivant sa route sans se soucier de celles et ceux qu’elle croise en chemin, ni demander son reste?

Où donc allez-vous comme ça, ex-jeune homme? Et, si vous ne l’êtes plus, qui nous parle à présent? Un sage ou un déjà vieux con? La réponse, après tout, ne regarde que vous –sauf si l’idée est de nous entraîner manu militari dans votre sillage. Dans ce cas, il vous faudra apprendre à être plus explicite. Vous savez parler fort, à n’en pas douter. Mais je vous repose la question: pour nous dire quoi?

L’énormité de l’impensé

Selon vous, une certaine partie de la société s’ensauvage. Quelle prudence inattendue vous retient de nous préciser laquelle? Quand on s’enorgueillit de ne pas prendre de gants, d’appeler un chat un chat, il est bien étrange de se vautrer ainsi dans le coton confortable de la périphrase –dans les accusations implicites du «tout le monde sait très bien de qui je parle», la stigmatisation low cost du «suivez mon regard».

Qui est sauvage? Comment le devient-on? La sauvagerie serait-elle un virus qui menacerait de coloniser le monde civilisé? Afin de le grand-remplacer?

Ces connotations que vous nous servez à la truelle vous permettent de jouer le dur à cuire, l’officier chargeant sabre au clair en première ligne, tout en restant dans l’ambiguïté –vous avez parfaitement intégré qu’on ne sort de celle-ci qu’à ses dépens.

Politiquement, vous n’êtes ni le premier ni le dernier à juger le calcul habile: votre «ensauvagement» a le dos aussi bon et large que le «séparatisme» dénoncé par le chef de l’État et le Premier ministre. Historiquement, le bruit blanc dont vous êtes l’émetteur vous empêche d’entendre l’énormité de l’impensé sur lequel s’appuie votre discours martial: le sauvage est une invention occidentale, tout comme l’ensauvagement, d’un point de vue socioculturel, est une invention d’extrême droite.

Si l’on fait l’effort de se retourner sur notre histoire coloniale, n’est-ce pas plutôt celui qu’on dit civilisé qui a imposé sa domination sur le reste du monde au moyen d’une violence sauvage et au nom de valeurs alibis?

Ah, la violence.

Le mot «consentement» vous pose-t-il un problème?

À vos yeux de premier flic de France, d’ancien jeune homme qui n’a pas séché les cours de socio, la notion de violence policière est une aberration: «La police exerce une violence, certes, mais une violence légitime, c’est vieux comme Max Weber.»

Dans les sciences politiques de Papa, l’État-Léviathan en détient le monopole –à condition que la société y consente. De la même manière qu’il y a un consentement à l’impôt, la démocratie implique un consentement à la police. Si le consentement disparaît, si la société dit non, la violence que la police exerce n’est plus légitime. Force doit rester à la loi; mais une loi qui n’est que force devient illégitime.

Le mot «consentement» vous pose-t-il un problème? En toute logique, il n’y a que dans les régimes autoritaires que le monopole étatique sur la violence légitime n’est jamais remis en cause. Pourquoi? Parce que la société n’a pas son mot à dire –un peu comme les jeunes femmes à qui certains jeunes hommes ne demandent pas leur avis.

Vous qui avez le féminisme et la République chevillées au corps, vous ne voudriez tout de même pas que la France ressemble à ces États-Unis où l’on envoie la force publique fédérale violenter le peuple?

Un jouet dans la main de Jupiter

Beaucoup, écœuré·es par l’obscénité de votre «étouffement» symbolique dans une réalité où les étouffements réels aux mains des forces de l’ordre ne sont pas une fiction, réclament votre démission. D’autres se demandent si vous avez dérapé ou si vous nous avez gratifié·es au contraire d’un de ces mots d’esprit qui renforcent le sentiment d’une impunité policière.

Je pense pour ma part que vous savez parfaitement ce que vous dites. Mais, aveuglé par votre étoile de shérif, vous n’avez pas conscience que ces mots sont les avatars de répliques entendues mille fois, ni qu’ils font de vous un jouet dans la main de Jupiter.

Il y a moins d’un mois que vous êtes en place et vous avez déjà produit une ribambelle de buzz. Savez-vous quels objectifs on vous a fixés à l’Élysée? Le pape, combien de divisions? Darmanin, combien de déclarations par mois? Au bout du compte, combien d’électeurs et d’électrices du RN et de la droite dure retombées dans l’escarcelle à l’écoute de sa bonne parole?

Après Castaner, ce mou du genou, on sent que ça file droit. Les syndicats policiers roucoulent. La fachosphère a moins de grain à moudre. Dans deux ans, si vous n’êtes pas trop rincé par ce blitz quotidien, Jupiter réélu vous remerciera peut-être en vous envoyant à Matignon –le salaire de la sauvagerie et des étouffements endurés par un jeune homme prêt à tout.

Un matin maussade, la vérité vous retombera dessus comme une cuite: tout ce temps passé à vous croire le personnage principal d’un roman écrit par votre main experte, ce n’était pas vous qui parliez, mais la voix de votre maître.


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