La monnaie de singe conspirationniste

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SOURCE : Lundi matin

Après deux mois de monomanie médiatique, qu’est-ce qui ressort des millions de données déversées à flux continu (mais non sans contradictions) sur les chaînes d’info ? La connaissance serait-elle inversement proportionnelle à la quantité de messages absorbés ? Au moins Socrate, lui, savait qu’il ne « savait rien ». Toute inflation se paye d’une dévalorisation : les théories du complot nous rappellent le prix à payer pour l’inflation d’informations ; elles sont sa monnaie de singe.

Contrairement à la grippe de Hong-Kong de l’hiver 1969, invisible car non médiatisée (bien que plus mortelle), et découverte a posteriori par les historiens, le Covid est une star, et, comme toutes les stars, il a ses tabloïds. Concernant l’origine supposée du virus, chacun y va de ses propres obsessions : des vaccins au compteur Linky, en passant par le lobby juif et les antennes 5G… Le site ConspiracyWatch en fournit une carte sans doute non exhaustive [1]. On pourrait parler, d’ailleurs, de complots « à la carte » : la Chine ? Les USA ? George Soros ? Il y a un segment de marché pour chaque parano ; le virus, comme une pub ciblée, se décline en plusieurs teintes. Si un-e Français-e sur 4 estime que le virus a été conçu en laboratoire [2], d’autres versions sont bien entendu disponibles.

Ce qui est remarquable, c’est que le conspirationnisme est présenté par les experts comme étant lui-même un virus (l’OMS elle-même parle d’« infodémie », et a recours à des spécialistes en communication pour l’« éradiquer »). Rien de neuf : cette métaphore est constante dans les discours sur les théories du complot. Aujourd’hui le parallèle entre épidémie « réelle » et épidémie « virtuelle », dans un troublant jeu de miroirs, nous rappelle que l’information commande le monde et qu’elle n’a plus rien de virtuel. N’est-ce pas à l’information, sous son avatar institutionnel qui est la donnée statistique, que nous devons le confinement, et le déconfinement ? Les experts gouvernent ; parallèlement, les circulations virales sur les réseaux rétroagissent sur les événements, elles créent des clusters de réfractaires à l’action gouvernementale, et ses conséquences à long terme dépassent nos capacités de prévision. On se souvient des thèses diverses défendues (de part et d’autre d’ailleurs) au moment de la crise des Gilets Jaunes, et on ne saurait sous-estimer leur puissance de contagion.

Parler de « virus » complotiste suppose toutefois une conception de l’humain assez particulière : on évitera de faire mémoire ici de toutes les occurrences des métaphores biologiques appliquées, dans des circonstances parfois bien plus tragique, à des catégories de population vues comme « parasites » ou dangereusement contagieuses. Les fameux « experts » font abstraction des personnes, vues comme de simples porteurs d’idées malsaines, et dont on ne cesse de répéter que ce sont en majorité des catégories sociales défavorisées et des jeunes : or justement ce déni, entendu comme un mépris de la part des détenteurs du savoir, a pour effet de conforter les amateurs d’ « infox » dans leur posture. La rhétorique anti-« populiste », convoquée à l’encontre des Gilets Jaunes, confirme en cela les personnes visées dans leur sentiment d’être méprisés par les élites.

Avec la mise en œuvre des préconisations règlementaires pour éviter la circulation de fausses informations et de contenus « inappropriés », dont la loi Avia n’est qu’un des derniers avatars, la lutte contre le complotisme prend un virage (plutôt qu’un visage) algorithmique. Chacun comprend la panique qui s’est emparée de nos gouvernants, obligés de légiférer pour interdire le mensonge, le délire ou l’abjection. Des bots parcourent les réseaux pour scanner les idées nocives et rétablir, à l’aide d’un bandeau ad hoc, la seule vérité acceptable, aux yeux des machines qui nous gouvernent.

Parmi les complotistes, certains ont sans nul doute des intentions malveillantes, et affichent une idéologie (anti-américaine, antisémite, etc.) visant une population particulière. Dans l’écrasante majorité des cas toutefois, il ne s’agit pas d’une véritable bataille d’idées, mais plutôt d’une attitude contestataire, ou d’une méfiance diffuse envers ce qui représente aujourd’hui la première source de pouvoir : l’information, incarnée par les medias, forcément à la solde du pouvoir. Les adolescent-e-s avec qui je travaille depuis bientôt trente ans l’illustrent. Si on se contente de leur répondre en redressant leurs « biais cogniitifs », comme disent les experts, alors, oui, ils pourraient se radicaliser.

Les hypothèses les plus délirantes (ce serait un coup de l’Institut Pasteur, ou de Bill Gates…) doivent-elles être combattues sur le seul terrain argumentatif ? Ou ne doivent-elles pas être plutôt comprises comme symptomatiques d’un malentendu abyssal entre le public et les élites, et d’un compte à régler avec les « pères » ? Réponse, évidemment aberrante, au langage inaudible des gestionnaires, de la part d’un « peuple » à la recherche d’ un « opium »… et d’adolescent-e-s en quête de soi, qui ont très bien compris le point faible de la cuirasse de nos sociétés de l’information, et en obtiennent ainsi une reconnaissance inespérée.

Au lieu de pointer des défaillances réelles, et de s’engager dans un véritable débat politique et social (oui, la 5G, qui étend l’empire des industries du numérique, doit être combattue, mais évidemment pas pour les raisons délirantes qu’on lui attribue), les théories du complot se réfugient dans un imaginaire d’allure faussement paranoïaque… Mais à leur façon, elles ne sont peut-être qu’une nouvelle version de la célèbre grimace qu’un fameux étudiant, en mai 68, opposait aux CRS… Autres temps, autres mœurs : mais la singerie garde ses droits.

Julien Cueille (professeur de philosophie, chargé de cours à Montpellier-3, auteur de Le Symptôme complotiste, Eres, 2020)


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