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SOURCE : Slate
Comment évolueraient les taux d’intérêt en cas de reprise de l’inflation? Peut-on viser à la fois hausse des salaires, solvabilité des États et stabilité financière?
La thèse du dernier livre de l’économiste Patrick Artus est un peu compliquée à résumer. On peut néanmoins essayer. Les taux d’intérêt sont désormais très bas. C’est là, pour l’essentiel, la conséquence des politiques monétaires expansionnistes des banques centrales, qui permettent ainsi le maintien de déficits publics importants. Une hausse plus rapide des salaires, que l’auteur présente comme probable après de longues années d’austérité salariale, se traduira par une remontée des taux d’intérêt, mais qui mettra à mal la solvabilité de bon nombre de pays de l’OCDE. À moins que les banques centrales ne décident de les déconnecter complètement de l’inflation, mais avec le risque de créer encore plus d’instabilité financière. Peut-on espérer sortir de ce dilemme?
À partir de la fin des années 1970, selon des rythmes différents, la majorité des pays de l’OCDE basculent dans l’austérité salariale, que celle-ci renvoie à une déformation du partage des revenus au détriment des salarié·es (lorsque les salaires réels augmentent moins vite que la productivité par tête), à une stagnation de la productivité qui ne permet pas d’augmenter les salaires (comme c’est le cas de l’Italie), ou encore à une forte augmentation des dépenses contraintes (comme c’est le cas de la France, pour les dépenses de loyer et d’énergie).
Pour différentes raisons liées à l’évolution structurelle du marché du travail et du marché des biens et services, dont en particulier la concentration des entreprises, les salaires restent aujourd’hui bas, alors même que le taux de chômage diminue depuis le début des années 2010 (contrairement à ce que l’on avait pu observer dans la même situation en 2000 ou en 2007-2008).
L’austérité salariale: la condition des politiques monétaires et budgétaires très expansionnistes
Cette austérité, qui a beaucoup contribué à limiter l’inflation, a ainsi rendu possible lorsque ces pays ont été confrontés à des crises (en 1990 et 1997-1998 pour le Japon et en 2000 et surtout en 2008-2009 pour les États-Unis et l’Europe et à nouveau en 2010-2013 pour l’Europe) la mise en œuvre de politiques monétaires expansionnistes, avec des taux d’intérêt très bas. Ces taux très bas ont alors permis, en abaissant les intérêts sur la dette publique, de conserver des déficits publics importants (-4 % en moyenne pour les pays de l’OCDE), permettant de stimuler la demande. Au passage, on notera que la persistance des taux bas a probablement contribué à faire disparaître les cycles dont la crise était la plupart du temps liée à une remontée des taux d’intérêt, que celle-ci induise une baisse des investissements ou une baisse des prix des actifs.
C’est cette configuration, qui correspond peu ou prou à l’économie japonaise, qui sous-tend la «modern monetary policy» (MMT) qu’ont développée un certain nombre d’économistes de gauche aux États-Unis, qui soutient que le déficit public peut toujours être porté au niveau qui assure le plein-emploi et financé par la création monétaire.
Si on écarte le risque d’inflation et celui de la dépréciation du change et donc de sorties importantes de capitaux, ce type de politique fait toutefois courir deux risques importants.
Tout d’abord celui d’une utilisation inefficace de l’épargne, si l’État n’utilise pas cet argent dans des investissements productifs (mais qui peut paraître moins critique au regard des opportunités offertes aujourd’hui notamment par la transformation énergétique). Et ensuite celui de l’instabilité financière qui résulte des achats d’actifs risqués auxquels sont incités les agents économiques du fait des taux d’intérêt bas et d’un excès de liquidité. Ce dernier risque ne peut alors être contrecarré que par des politiques macroprudentielles, qui prennent par exemple la forme d’une limitation du montant qui pourra être emprunté pour acquérir un bien, de façon à éviter la hausse incontrôlée de l’endettement ou des prix des actifs, dont l’efficacité reste toutefois, à ce jour, assez incertaine selon P. Artus. Reste que la tentation peut être forte de laisser alors filer les déficits (y compris pour financer simplement un supplément de consommation) pour des gouvernements exposés à des mouvements de contestation, comme on a pu le voir dans l’épisode emblématique des «gilets jaunes».
Les effets indésirables des taux d’intérêt bas
Patrick Artus passe ensuite en revue quelques-uns des effets indésirables des taux d’intérêt bas, tels que le report de l’épargne vers les actifs monétaires, qui seront plus compliqués à retransformer pour l’intermédiation financière en financement de l’économie, l’affaiblissement des banques, dont la rentabilité s’est effondrée dans la zone euro, qui réduiront par conséquent leur offre de crédit aux entreprises, la survie des entreprises inefficaces (ou zombies), qui contribue à réduire la croissance, les bulles sur les prix des actifs (actions, immobilier…), les sorties importantes de capitaux, qui concerne particulièrement la zone euro, etc.
Il examine également la possibilité que les taux d’intérêt bas contribuent eux-mêmes au fait que l’inflation se maintienne à un niveau bas (lorsque une politique monétaire durablement expansionniste induit une anticipation de l’inflation faible), ce qui contredit alors l’objectif de remontée de l’inflation poursuivi par les banques centrales.
Les taux d’intérêts bas correspondent de fait, explique Artus, à une taxation des épargnant·es (les détenteurs et détentrices d’obligations), que l’on peut comparer à la taxe sur les encaisses monétaires détenues par les agents économiques que pouvait représenter l’inflation ou encore comparer à un impôt normal, qui tous les trois peuvent contribuer à résorber l’endettement public. L’équité peut y trouver son compte, dans la mesure où les personnes qui détiennent des patrimoines financiers sont des celles qui ont des revenus élevés. Cette taxation a toutefois l’inconvénient de décourager l’épargne et de conduire à des sorties de capitaux à la recherche de rendements plus élevés sur d’autres devises, redit-il.
Artus aborde ensuite rapidement les raisons qui pourraient expliquer la persistance des taux d’intérêt faibles. Si l’on écarte les causes structurelles, telles que l’excès d’épargne et la faiblesse du besoin d’investissement et/ou la faiblesse supposée de la productivité marginale du capital, qui lui paraissent empiriquement peu fondées ou sinon peu déterminantes dans le niveau des taux d’intérêt, force est alors d’admettre que la persistance de taux bas s’explique par le caractère expansionniste de la politique monétaire. La conséquence qu’il en tire est que ceux-ci seraient susceptibles de remonter en cas de reprise de l’inflation.
Les conséquences à craindre d’une reprise de l’inflation
Artus évoque de fait plusieurs causes possibles d’une reprise de l’inflation: l’augmentation du coût de l’énergie qui pourrait être associée au passage aux énergies renouvelables, liée en particulier à leur faible capacité de stockage (même si l’on pourrait certainement discuter ce point…) ou encore le retour d’un fort protectionnisme qui renchérirait le prix des biens pour les consommateurs et consommatrices des pays de l’OCDE. Pour autant, selon lui, le principal facteur devrait consister dans l’inflexion rendue nécessaire des politiques salariales.
L’austérité salariale s’est accompagnée d’évolutions défavorables à la majorité de la population des pays concernés: les inégalités de revenu se sont aggravées, la pauvreté s’est accrue et les inégalités extrêmes de revenu ont considérablement augmenté. Il s’agit ici d’un choix de politique économique défavorable au plus grand nombre. Il serait donc naturel que, lors des prochaines élections, les populations mettent au pouvoir des partis politiques ou des candidat·es défendant des programmes qui rompraient avec celle-ci.
Cela conduirait bien sûr à une hausse de l’inflation, qui mènerait vraisemblablement à une hausse des taux d’intérêt et potentiellement à une grave crise des dettes publiques, car on a aujourd’hui des taux d’endettement (et la crise du Covid aura encore beaucoup aggravé les choses) qui ne sont compatibles qu’avec des taux d’intérêt très bas. À moins, encore une fois, que les banques centrales abandonnent alors tout objectif d’inflation. Le livre oscille entre ces deux branches de l’alternative.
Car il faut être honnête, explique Artus, on ne sait pas trop ce qui peut se produire si l’austérité salariale est rejetée: soit, avec le retour de l’inflation, la hausse des taux d’intérêt conduit a une sévère crise des dettes publiques, soit, si les banques centrales renoncent à accroître les taux d’intérêt (pour éviter les coûts considérables attachés à la remontée de ceux-ci, qui concernerait les dettes publiques mais également les dettes privées), l’expansion monétaire qui en résultera comme les taux d’intérêts réels très négatifs auront alors toutes les chances de propulser à la hausse les prix des actifs financiers jusqu’à ce que ceux-ci finissent par s’effondrer…
L’équilibre dans lequel se trouvent aujourd’hui les économies de l’OCDE présente des inconvénients de trois types: l’austérité salariale, la taxation des épargnant·es et le risque d’instabilité financière. Il est possible de concevoir un équilibre plus efficace sur tous ces plans, avec un partage des revenus plus équitable, la fourniture d’une quantité plus raisonnable de liquidité, une plus grande stabilité financière et une efficacité retrouvée des politiques monétaire et budgétaire en matière contracyclique, sans accroissement démesuré cette fois des taux d’endettement public. Mais cela laisse entière la question de la transition entre ces deux équilibres. On ne peut imaginer ici qu’un processus très graduel, explique l’auteur, avec à la fois une hausse lente des taux d’intérêt et une sortie très progressive de l’austérité salariale (et sans doute la remise au goût du jour d’une politique des revenus), qui nécessiterait de surcroît une relative tranquillité de l’économie, sur une période assez longue, dont la probabilité, comme il en convient, est alors assez faible…
Le livre a été écrit avant la crise du Covid. Mais la dynamique qu’il décrit a encore été amplifiée dans le cadre des mesures mises en place pour parer à celle-ci, et les questions qu’il pose restent parfaitement d’actualité, même si les solutions pour en sortir font encore largement défaut.