Enoncés sur la géographie du capital en temps de pandémie

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SOURCE : Fractale

« Espace découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s’il bouge, il y va de sa vie, contagion ou punition »

Michel Foucault, Surveiller et punir

Cette crise visibilise une nouvelle fois de plus les rapports destructeurs entretenus avec notre milieu, que l’on peut énoncer sous différentes appellations mais qui prend tout son sens derrière le concept de métropole. L’espace-ville démontre son incapacité actuelle à gérer une crise épidémique d’envergure. Cet espace représente même ce qui alimente et produit finalement la propagation du virus. La métropole n’est pas seulement un espace géographique mais bien le dispositif néo-libérale qui atomise toutes relations humaines et vitales. Le territoire métropolitain dépend directement des relations politiques construites en son sein mais aussi des dynamiques sociales qui se révèlent à travers le travail ou notre rapport au soin, et donc finalement de l’agencement de nos communautés.

Métropole et pandémie

Aujourd’hui, nous pouvons voir que la logique des flux qui caractérise le capitalisme et sa conception de l’espace provoque inéluctablement ce type de pandémie. Conséquences donc de contradictions économiques et d’une reproduction sociale. Les solutions apportées par nos gouvernements sont finalement totalement articulées aux modes de gestion classique et normalisés : surveillance numérique (StopCovid, tracking…), présence policière décuplée… Vivre dans une ville comme Paris permet de se rendre compte que nos villes ne peuvent décidément pas détruire ce qu’elles produisent et provoquent. La forme contemporaine et hégémonique d’habiter ce monde, avant d’être une problématique seulement urbaine, respecte finalement une dimension matérielle et vitale. L’urbanisme étant le mode même de production et de destruction d’une multiplicité de formes de vie. La ville s’agrandit, s’étend, capture tout ce qui peut lui nuire en vidant toutes ses potentialités résistantes, contre-hégémoniques et insurectionnelles. L’urbanisme étant à voir et à comprendre comme un dispositif contre-insurectionnel.

Le commandement politique actuel se retrouve confronté aux multiples compromis avec le capitalisme tardif. Nous sommes aujourd’hui incapables de vivre raisonnablement et de freiner une pandémie car nos métropoles contiennent intrinsèquement l’impossibilité de détruire un virus de cette ampleur. La géographie du capital nous empêche de raisonnablement penser la fin ou au moins la diminution de ce genre d’événement écologique. L’ouverture de parcs et de jardins représentent finalement le tout d’une politique de la ville qui est à bout de souffle et qui cherche de l’air dans des villes denses. Parcs et jardins comme palliatifs désordonnés de villes qui deviennent incapables de penser des processus architecturaux viables.

L’organisation terrestre de nos villes est une organisation sociale et matérielle de nos vies. Un gouvernement, une économie humaine. Nous voyons le risque sanitaire que représente une sortie quotidienne dans les métropoles connectées. Non pas seulement par la faute d’individus qui tentent de créer des parcelles et des brèches pour se retrouver, mais bien parce que nos villes sont construites telles, que dès qu’une quantité même minimes d’individus s’organise, c’est obligatoirement la naissance d’une masse qui ne peut évidemment pas respecter le nouvel ordre de la « distanciation physique ». La division et la fragmentation de nos territoires et sa gestion coloniale et raciale actuelle nottament, nous font dire que ce quadrillage terrestre entraine la fixation et la reproduction des dominations actuelles. Ici, la question sociale et économique se double avec la question raciale, quand on voit la violence d’habitats délabrés et exigus, l’appel au travail en présentiel différencié de genre et de race (nettoyage, travail du care, transports…) mais aussi la gestion policière en banlieue et dans les quartiers populaires. Les conditions sociales et économiques jouent en dernière instance un rôle déterminant. Notre rapport aux soins (care), la pauvreté dans certains territoires mais aussi les relations politiques à l’intérieur de l’espace métropolitain dictent et accentuent l’élaboration de villes qui nous nuisent. Sortir dans nos villes, c’est risquer la contagion et participer à la propagation du virus. C’est tout autant être potentiellement puni si l’on ne respecte pas la distanciation physique quand on proteste aujourd’hui contre certaines mesures liberticides ou l’accumulation d’assassinats policiers racistes. Il en va de la géographie du capital, de ses architectes comme de ses bâtisseurs et finalement de l’habitat comme stratégie du capitalisme.

Travail atomisé et travailleur isolé

Depuis de nombreuses années, il est flagrant comme les formes de travail à distance et numérisée se normalisent et se stabilisent. Le domicile privé devenant l’espace de réalisation de taches appartenant de base, au lieu de travail : lieu-usine, lieu-entreprise…. Il est donc ici question d’un déplacement, du passage de taches exécutées dans un espace à sa réalisation dans un nouveau lieu. Si l’on constate le délitement progressif des solidarités au sein du monde du travail, le télétravail y participe grandement en faisant du travailleur, un employé isolé. Un individu qui ne peut créer des complicités et s’organiser quotidiennement contre un employeur nuisible ou différents commandements et décisions. Il est donc ici question de rapports sociaux, entre travailleurs, et finalement de la conduite des rapports que peuvent entretenir différents individus.

Isolement, atomisation des solidarités et des luttes qui peuvent encore subsister au travail comme accumulation destructrice de nos vies. C’est toute l’idéologie de l’exploitation, de l’expropriation et de la séparation des territoires qui est ici en jeu dont les villes « modernes » ne peuvent se débarrasser sans les retours incessants de phase épidémique mortelle.

La période Covid visibilise une nouvelle fois de plus la violence d’habitats délabrés et la sortie (respiration) montre toute la violence de la circulation humaine qui nous étouffe et illustre toutes les difficultés que l’on ressent quand il s’agit de créer des solidarités dans des villes où le maillage, la surveillance et le quadrillage sont quotidiens. La circulation capitaliste a pu survivre grâce aux mêmes individus qui aujourd’hui et demain connaitront probablement le chômage de masse. Marx disait à ce propos : « [L’être humain s’il] n’a pas de travail, donc pas de salaire, comme il n’a pas d’existence en tantvqu’homme mais en tant que travailleur, il peut se faire enterrer, mourir de faim. » [1] Le rapport mortel au travail, sous toutes ses formes, comme travail socialisé et fondement relationnel doit être détruit, en plus d’une restructuration de nos manières d’habiter différents espaces. Si cette période révèle la crise de nos formes de travail, on ne peut comprendre cela sans s’attarder sur nos formes d’habitats modernes et donc, entre ce qui est censé distinguer le public du privé et de l’indistinction qui s’installe entre ces deux concepts que la tradition occidentale a historiquement séparé. Le télétravail représentant une atomisation des formes de sociabilité et un isolement croissant du travailleur moderne. Le travailleur comme exécuteur isolé d’une tache inscrite dans un réseau entre foyers privés reliés et médiatisés par des connecteurs digitaux et immatériels. De par le travail et le foyer privé comme nouvelles liaisons du capitalisme disciplinaire. L’usine ne représentant plus la seule forme de travail contrôlée mais bien une forme parmi d’autres dans l’économie actuelle. Surveillé derrière son écran, le travailleur numérique exécute des taches à distance.

Flux in-visibles

Si la circulation est numérique et invisible, elle est aussi perceptible par la circulation qu’elle engendre, en l’occurence les flux de transports, qui ont permis l’acheminement d’individus sur leurs lieux de travail pendant le confinement mais aussi le maintien de la logistique capitaliste notamment dans le secteur de l’agro-alimentaire. Aussi, les quelques pistes cyclables ont ravi les amateurs de vélo qui, comme d’habitude, se contentent de peu alors que le privilège et les crédits économiques accordés aux firmes automobiles (Peugeot, Renault) et aux constructeurs aéronautiques (Airbus) ont augmenté après le confinement. Cela dépend des transports collectifs (métros, trains) et des modes de déplacements non polluants (vélo). Le vélo devenant malheureusement aujourd’hui un mode de gestion spatiale et néolibérale, de destruction d’espaces et de la gentrification de territoires à travers le désir de developper un modèle cycliste individualiste. Cela au prix de transports en communs mutualisés qui ne participent pas seulement au développement des flux economiques actuels et à l’exclusion et au contrôle néocolonial.

L’Etat feint de developper des transports écologiques, alors que pendant ce temps, il accentue le monopole automobile et la concentration économique existante au sein de la multiplicité des transports existants. Il est d’ailleurs aujourd’hui révélateur que le velo soit finalement devenu l’instrument et l’argument majeur permettant le maintien de l’activité économique et le retour au travail. Le vélo restant finalement inséré dans la logique même du travail, d’un outil de déplacement articulé à la reproduction sociale actuelle.

De leur côté, les voitures reprennent le mode normal de leur activité : la destruction écologique de lieux. Il est par ailleurs intéressant, comme l’a signalé Arnaud Ferrat, de constater la fonction que prend actuellement la voiture aux Etats-Unis, comme processus contre-insurrectionnel et terroriste. [2] En plus d’être, par sa production et son utilisation quotidienne, un instrument destructeur, la voiture enregistre la fonction supplémentaire de pouvoir exercer une menace chez les flics et/ou chez les suprémacistes blancs qui désirent annihiler les mouvements contre la négrophobie et le racisme étatsuniens. On se rappelle les images d’individus fonçant à l’aide de leurs véhicules sur des manifestants, dans un désir de destruction humaine et d’annihilation des luttes sociales en cours. Guy Debord déclarait : « voilà le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontres ; la résignation automatique » [3] Aujourd’hui, la rationalité urbaine et la spatialité du pouvoir sont pour ses habitants une question de vie et de mort. La gestion du virus ne dépend pas seulement de la densité des métropoles, elle s’articule aux modèles sociaux et aux relations humaines et éthiques que l’on désire construire. L’habitat doit résider dans la plasticité de ce qui nous entoure, en faisant de l’espace urbain une architecture unique aux formes de vies multiples. En France, nous nous rendons vite compte de la centralisation/concentration des activités à Paris, qui devient une ville qui se caractérise seulement par son accumulation de fonctions et d’utilités économico-marchandes.

Il n’est pas ici seulement question de la densité de nos villes. On voit bien que toutes les métropoles densément peuplées ne sont pas touchées de la même manière et ne subissent pas les mêmes dégâts. Cela nous montre que d’autres causes interviennent, notamment à travers la conception du modèle social de soin et notre système de santé actuel. Ce qui en France ne cesse de se dégrader, avec la destruction continu des hôpitaux publics, des conditions de travail des soignants et l’accès au soin inégal et couteux pour les malades.

L’habitat, le travail, la circulation et la reproduction sociale et économique représentent les fondements de l’ordonnancement capitaliste actuel. La manière d’habiter nos villes est intrinsèquement liée à une conception de la vie. Aujourd’hui, l’urbanisme et l’habitat modernes, en temps de pandémie, transforment le caractère exceptionnel d’une maladie en sa permanente destruction. Eprouvant toutes les difficultés à éliminer ce qui ne peut l’être, la distanciation physique entre des individus qui ne connaissent qu’une accumulation progressive de leur impossibilité à mettre en commun leur manières d’habiter ce monde. L’un des enjeux soulevé par cette crise [non terminée] du Covid19 est de revoir nos manières collectives et autonomes d’habiter différents lieux. Cela dans le désir de reconstruire une dialectique entre le corps et l’habitat, l’homme et son milieu, qui ne soit plus destructrice mais dans une création et un devenir perpétuel des espaces habités et finalement dans ce que nous voulons faire de nos communautés. Si le concept de distanciation sociale est aujourd’hui le lieu commun et le nouveau paradigme de la séparation et la fragmentation spatiale et humaine, nous prendrons le pli de créer des solidarités qui dépassent les modèles hégémoniques et architecturaux actuels.


[1] Karl Marx, Manuscrits de 1844.

[2] https://twitter.com/arnoferrat/status/1267363832638423041 

[3] Guy Debord, « Les gratte-ciel par la racine » in Revue Potlatch n°5.


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