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SOURCE : anti-k
Le 20 août 1940, l’agent stalinien Ramón Mercader assassinait Léon Trotsky dans son refuge mexicain de Coyoacán. 80 ans plus tard, nombreux sont les groupes, courants et organisations qui se revendiquent (toujours) de l’héritage de Trotsky, sans que celui-ci soit toujours clairement défini et explicité, parfois même réduit à un catéchisme alors que Trotsky, comme tous les grands révolutionnaires, a parfois hésité devant des conjonctures historiques imprévues.. Lors de sa fondation, le NPA affirmait vouloir rassembler « le meilleur des traditions du mouvement ouvrier », y inclus le trotskisme, dont la LCR, l’organisation à l’initiative du NPA, était issue.
80 après, que reste-t-il de Léon Trotsky ?
Ces extraits de textes de Trotsky sont « encadrés » par deux articles de Daniel Bensaïd et d’Ernest Mandel, consacrés à la portée de la pensée de Trotsky et de son assassinat.
Trotsky, un passeur du siècle
Crédit Photo : Wikimedia Commons
Pourquoi cet assassinat ? Si on laisse de côté la personnalité perverse de Staline, il faut repartir des derniers combats de Trotsky, c’est-à-dire toute la période mexicaine durant laquelle il mène principalement trois grandes luttes dans une phase d’effondrement de l’espérance.
Il veut d’abord empêcher toute confusion possible entre révolution et contre-révolution, entre la phase initiale d’Octobre 1917 et le Thermidor stalinien. Il le fait notamment en organisant dès son arrivée au Mexique (janvier 1937), au moment du deuxième procès de Moscou, la commission d’enquête internationale présidée par le philosophe américain John Dewey. Cinq cents pages de documents démontent le mécanisme de la falsification, des amalgames politiques. Le deuxième combat est la compréhension des enchaînements vers une nouvelle guerre, dans une phase où allaient s’exacerber les chauvinismes et s’obscurcir les enjeux de classe. Enfin, le troisième combat, lié aux précédents, c’est celui de la fondation d’une nouvelle internationale – proclamée en 1938, mais projetée au moins cinq ans auparavant, dès la victoire d’Hitler en Allemagne – qu’il ne concevait pas comme le rassemblement des seuls marxistes-révolutionnaires, mais comme un outil tourné vers les tâches du moment. C’est dans ce travail que Trotsky a pu, à ce moment, se vivre comme « irremplaçable ».
Temps des défaites
Il se trompe dans ses pronostics, lorsqu’il fait un parallèle entre les évènements qui ont suivi la Première Guerre mondiale et ceux qui pourraient résulter de la deuxième. L’erreur réside dans le fait que les mouvements ouvriers se trouvent alors dans des situations très différentes. Dans la Seconde Guerre mondiale se cumulent beaucoup de facteurs ; mais ce qui est majeur, c’est sans doute la contre-révolution bureaucratique en URSS dans les années 1930. Avec un effet de contamination sur l’ensemble du mouvement ouvrier et sa composante la plus révolutionnaire. Il y a une sorte de quiproquo, dont la désorientation de beaucoup de communistes français devant le pacte germano-soviétique est la plus parfaite illustration. Mais se rajoutent des défaites majeures, comme la victoire du nazisme en Allemagne et du fascisme en Italie, la défaite de la guerre civile espagnole, l’écrasement de la deuxième révolution chinoise. Une accumulation de défaites sociales, morales et même physiques, que nous avons du mal à imaginer. Mais on ne peut jamais considérer que tout est joué d’avance.
Une des erreurs importantes de Trotsky, c’est d’avoir imaginé que la guerre signifierait de manière inéluctable la chute du stalinisme, comme la guerre franco-allemande de 1870 avait signifié l’arrêt de mort du régime bonapartiste en France. Nous sommes en 1945 au moment du stalinisme triomphant, avec ses aspects contradictoires. Tout cela est très bien illustré dans le livre de Vassili Grossman, Vie et destin, autour de la bataille de Stalingrad. À travers les combats, on y voit la société s’éveiller, et même échapper en partie à l’emprise bureaucratique. On peut envisager l’hypothèse d’une relance de la dynamique d’Octobre. Les vingt ans écoulés depuis les années 1920 sont un intervalle court. Mais ce que dit le livre de Grossman ensuite est imparable. Staline a été sauvé par la victoire ! On ne demande pas de comptes aux vainqueurs. C’est le gros problème pour l’intelligence de cette époque.
Les implications théoriques sont importantes. Dans sa critique du totalitarisme bureaucratique, si Trotsky voit très bien la part de coercition policière, il sous-estime le consensus populaire lié à la dynamique pharaonique, même au prix fort, conduite par le régime stalinien. C’est là un point obscur qui mériterait d’être repris.
Cela dit, après la guerre, il y a des responsabilités spécifiques des partis. Dans le cadre du partage du monde – la fameuse rencontre Staline-Churchill, où ils se partagent l’Europe au crayon bleu –, il y a eu des poussées sociales importantes, ou pré-révolutionnaires ; en France, avec des forces en partie exsangues, mais davantage en Italie et en Grèce. Et là, on peut franchement parler de trahison, de subordination des mouvements sociaux aux intérêts d’appareils. Cela ne veut pas dire automatiquement une révolution victorieuse, mais une dynamique de développement et une culture politique du mouvement ouvrier à coup sûr différentes. Ce qui ménage d’autres possibilités. Il faut quand même rappeler le fameux « il faut savoir terminer une grève » du secrétaire général du PCF Maurice Thorez, ou l’attitude du PC italien au moment de l’attentat contre Togliatti. Mais le pire et le plus tragique ont été la défaite de la révolution espagnole et le désarmement de la résistance et de la révolution grecque. Puis, le vote stalinien au projet de fédération balkanique, pourtant la seule solution politique, et qui le demeure, face à la question des nationalités dans les Balkans.
Le nécessaire et le possible
Au total, le destin tragique de Trotsky illustre la tension entre le nécessaire et le possible. Entre la transformation sociale répondant aux effets d’un capitalisme pourrissant, et les possibilités immédiates. On trouve cela déjà en lisant la correspondance de Marx. Quant à l’apport théorique et stratégique, il est considérable. Notamment dans l’analyse du développement inégal et combiné des sociétés, en commençant par la Russie dès 1905, ou la perception des modalités actuelles de l’impérialisme. Mais là où il est irremplaçable, malgré des lacunes, c’est dans l’analyse du phénomène inédit à l’époque, et difficilement compréhensible, de la contre-révolution stalinienne. De ce point de vue, Trotsky est un passeur. Ce qui ne signifie pas une référence pieuse ni exclusive. Nous avons au contraire pour tâche de transmettre une mémoire pluraliste du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui l’ont traversé. Mais dans ce paysage et ce passage périlleux, Trotsky fournit un point d’appui indispensable.
Daniel Bensaïd
• Article publié dans Rouge, hebdomadaire de la LCR, à l’occasion des 60 ans de la mort de Trotsky.
« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques »
Crédit Photo : Wikimedia Commons
Léon Trotsky
Durant les deux premiers mois de 1917, la Russie était encore la monarchie des Romanov. Huit mois plus tard, les bolchéviks tenaient déjà le gouvernail, eux que l’on ne connaissait guère au commencement de l’année et dont les leaders, au moment de leur accession au pouvoir, restaient inculpés de haute trahison. Dans l’histoire, on ne trouverait pas d’autre exemple d’un revirement aussi brusque, si surtout l’on se rappelle qu’il s’agit d’une nation de cent cinquante millions d’âmes. Il est clair que les événements de 1917 – de quelque façon qu’on les considère – valent d’être étudiés.
« Nous prenons les faits tels qu’ils se présentent »
L’histoire d’une révolution, comme toute histoire, doit, avant tout, relater ce qui s’est passé et dire comment. Mais cela ne suffit pas. D’après le récit même, il faut qu’on voie nettement pourquoi les choses se sont passées ainsi et non autrement. Les événements ne sauraient être considérés comme un enchaînement d’aventures, ni insérés, les uns après les autres, sur le fil d’une morale préconçue, ils doivent se conformer à leur propre loi rationnelle. C’est dans la découverte de cette loi intime que l’auteur voit sa tâche.
Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées.
Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.
C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.
« L’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime »
Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de « démagogues ».
Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.
C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclins à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.
Léon Trotsky
Préface à l’Histoire de la révolution russe (1930).
« La révolution permanente signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe »
Crédit Photo : Trotsky, Lénine et Kamenev. ITAR-TASS / Rue des Archives
Trotsky
La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe.
Passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste
Pour dissiper la confusion créée autour de la théorie de la révolution permanente, il faut distinguer trois catégories d’idées qui s’unissent et se fondent dans cette théorie.
Elle comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique.
L’idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes du milieu du 19e siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l’idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu’après l’établissement d’un État « rationnel » ou démocratique, toutes les questions peuvent être résolues par la voie pacifique de l’évolution et des réformes. Marx ne considérait la révolution bourgeoise de 1848 que comme le prologue immédiat de la révolution prolétarienne, Marx s’était « trompé ». Mais son erreur était une erreur de fait, non une erreur de méthodologie. La révolution de 1848 ne se transforma pas en révolution socialiste. Mais c’est la raison pour laquelle elle n’aboutit pas au triomphe de la démocratie. Quant à la révolution allemande de 1918, elle n’est pas du tout l’achèvement démocratique d’une révolution bourgeoise : c’est une révolution prolétarienne décapitée par la social-démocratie ; plus exactement : c’est une contre-révolution bourgeoise qui, après sa victoire sur le prolétariat, a été obligée de conserver de fallacieuses apparences de démocratie.
D’après le schéma de l’évolution historique élaboré par le « marxisme » vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s’organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l’envisageaient sous l’aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l’une de l’autre dans l’évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l’aile gauche de la IIe Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l’idée de la possibilité d’une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l’écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti [Trosky écrit en 1929 : il s’agit des dirigeants qui l’ont éliminé, notamment Staline – NDLR]. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu’à la veille de 1917, le prélude confus d’un avenir encore lointain.
Rendre permanent le développement révolutionnaire
La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l’opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d’années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société.
Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes « pacifiques ». Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.
Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe. La révolution socialiste commence sur le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’État prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.
Trotsky
Introduction à la Révolution permanente (1929).
« Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé : on ne peut que le renverser »
Léon Trotsky
Les nazis baptisent leur coup d’État du nom usurpé de révolution. En fait, en Allemagne comme en Italie, le fascisme laisse le système social inchangé. Le coup d’État d’Hitler, en tant que tel, n’a même pas droit au titre de contre-révolution. Mais on ne peut pas le considérer isolément : il est l’aboutissement d’un cycle de secousses qui ont commencé en Allemagne en 1918. La révolution de novembre, qui donnait le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats, était fondamentalement prolétarienne. Mais le parti qui était à la tête du prolétariat, rendit le pouvoir à la bourgeoisie. En ce sens, la social-démocratie a ouvert une ère de contre-révolution, avant que la révolution n’ait eu le temps d’achever son œuvre. Toutefois, tant que la bourgeoisie dépendait de la social-démocratie, et par conséquent des ouvriers, le régime conservait des éléments de compromis. Mais la situation intérieure et internationale du capitalisme allemand ne laissait plus de place aux concessions. Si la social-démocratie sauva la bourgeoisie de la révolution prolétarienne, le tour est venu pour le fascisme de libérer la bourgeoisie de la social-démocratie. Le coup d’État d’Hitler n’est que le maillon final dans la chaîne des poussées contre-révolutionnaires.
« Le national-socialisme rejette le marxisme mais aussi le darwinisme »
Le petit bourgeois est hostile à l’idée de développement, car le développement se fait invariablement contre lui : le progrès ne lui a rien apporté, si ce n’est des dettes insolvables. Le national-socialisme rejette le marxisme mais aussi le darwinisme. Les nazis maudissent le matérialisme, car les victoires de la technique sur la nature ont entraîné la victoire du grand capital sur le petit. Les chefs du mouvement liquident « l’intellectualisme » non pas tant parce que eux-mêmes possèdent des intelligences de deuxième ou de troisième ordre, mais surtout parce que leur rôle historique ne saurait admettre qu’une pensée soit menée jusqu’à son terme. Le petit bourgeois a besoin d’une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l’histoire, et protégée de la concurrence, de l’inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme – aux 20e, 19e et 18e siècles – s’opposent l’idéalisme nationaliste, en tant que source du principe héroïque. La nation d’Hitler est l’ombre mythique de la petite bourgeoisie elle-même, son rêve pathétique d’un royaume millénaire sur terre.
Pour élever la nation au-dessus de l’histoire, on lui donne le soutien de la race. L’histoire est vue comme une émanation de la race. Les qualités de la race sont construites indépendamment des conditions sociales changeantes. Rejetant « la pensée économique » comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique il passe au matérialisme zoologique. […]
Sur le plan politique, le racisme est une variété hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. De même que l’aristocratie ruinée trouvait une consolation dans la noblesse de son sang, la petite bourgeoisie paupérisée s’enivre de contes sur les mérites particuliers de sa race. Il est intéressant de remarquer que les chefs du national-socialisme ne sont pas de purs Allemands, mais sont originaires d’Autriche comme Hitler lui-même, des anciennes provinces baltes de l’empire tsariste, comme Rosenberg, des pays coloniaux, comme l’actuel remplaçant d’Hitler à la direction du parti, Hess. Il a fallu l’école de l’agitation nationaliste barbare aux confins de la culture pour inspirer aux « chefs » les idées qui ont trouvé par la suite un écho dans le cœur des classes les plus barbares de l’Allemagne.
L’individu et la classe – le libéralisme et le marxisme – voilà le mal. La nation c’est le bien. Mais cette philosophie se change en son contraire au seuil de la propriété. Le salut est uniquement dans la propriété individuelle. L’idée de propriété nationale est une engeance du bolchevisme. Tout en divinisant la nation, le petit bourgeois ne veut rien lui donner. Au contraire, il attend que la nation lui distribue la propriété et le protège de l’ouvrier et de l’huissier. Malheureusement, le IIIe Reich ne donnera rien au petit bourgeois, si ce n’est de nouveaux impôts. […]
« La forme la plus pure de l’impérialisme »
Le fascisme allemand, comme le fascisme italien, s’est hissé au pouvoir sur le dos de la petite bourgeoisie, dont il s’est servi comme d’un bélier contre la classe ouvrière et les institutions de la démocratie. Mais le fascisme au pouvoir n’est rien moins que le gouvernement de la petite bourgeoisie. Au contraire, c’est la dictature la plus impitoyable du capital monopoliste. Mussolini a raison : les classes intermédiaires ne sont pas capables d’une politique indépendante. Dans les périodes de crise, elles sont appelées à poursuivre jusqu’à l’absurde la politique de l’une des deux classes fondamentales. Le fascisme a réussi à les mettre au service du capital. Des mots d’ordre comme l’étatisation des trusts et la suppression des revenus ne provenant pas du travail, ont été immédiatement jetés par-dessus bord dès l’arrivée au pouvoir. Au contraire, le particularisme des « terres » allemandes, qui s’appuyait sur les particularités de la petite bourgeoisie, a fait place nette pour le centralisme policier capitaliste. Chaque succès de la politique intérieure et extérieure du national-fascisme marquera inévitablement la poursuite de l’étouffement du petit capital par le grand. […]
Une fois le programme des illusions petites bourgeoises réduit à une pure et simple mascarade bureaucratique, le national-socialisme s’élève au-dessus de la nation, comme la forme la plus pure de l’impérialisme. L’espoir que le gouvernement de Hitler tombera, si ce n’est aujourd’hui, demain, victime de son inconsistance interne, est tout à fait vain. Un programme était nécessaire aux nazis pour arriver au pouvoir ; mais le pouvoir ne sert absolument pas à Hitler à remplir son programme. C’est le capital monopoliste qui lui fixe ses tâches. La concentration forcée de toutes les forces et moyens du peuple dans l’intérêt de l’impérialisme, qui est la véritable mission historique de la dictature fasciste, implique la préparation de la guerre ; ce but, à son tour, ne tolère aucune résistance intérieure et conduit à une concentration mécanique ultérieure du pouvoir. Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé : on ne peut que le renverser. L’orbite politique du régime des nazis bute contre l’alternative : la guerre ou la révolution ?
Léon Trotsky
« Qu’est-ce que le national-socialisme ? » (10 juin 1933).
« Si une femme est asservie à sa famille, à la cuisine, à la lessive et à la couture, ses possibilités d’agir dans la vie sociale et dans la vie de l’État sont réduites à l’extrême »
Crédit Photo : : Léon Trotsky et Natalia Sedova (1938). DR
Trotsky
Dans le domaine du mode de vie, la classe ouvrière est divisée en petites cellules familiales. La transformation du pouvoir, et même celle du régime économique (les travailleurs devenant propriétaires des usines et des fabriques), tout cela, bien sûr, agit sur la famille, mais seulement de l’extérieur et de façon détournée, sans ébranler ses habitudes directement héritées du passé. Une métamorphose du mode de vie et de la famille exige de la classe ouvrière dans son ensemble une conscience aiguë des problèmes et des efforts à faire ; cela suppose, dans la classe ouvrière elle-même, un énorme travail d’éducation culturelle. La charrue doit labourer la terre en profondeur. Établir l’égalité politique de la femme et de l’homme dans l’État soviétique – c’est un des problèmes, le plus simple. Établir l’égalité économique du travailleur et de la travailleuse dans la fabrique, à l’usine, au syndicat – c’est déjà beaucoup plus difficile. Mais établir l’égalité effective de l’homme et de la femme dans la famille – voilà qui est incomparablement plus compliqué et qui exige des efforts immenses pour révolutionner tout notre mode de vie. Et cependant, il est évident que tant que l’égalité de l’homme et de la femme ne sera pas établie dans la famille, on ne pourra pas parler sérieusement de leur égalité dans la production ni même de leur égalité politique, car si une femme est asservie à sa famille, à la cuisine, à la lessive et à la couture, ses possibilités d’agir dans la vie sociale et dans la vie de l’État sont réduites à l’extrême. […]
Ne pas se laisser entraîner par un moralisme réactionnaire
Dans le domaine de la famille et du mode de vie, il y a aussi une période inévitable de dislocation de toutes les formes anciennes, traditionnelles, héritées du passé. Mais cette période de crise et de destruction est plus tardive, elle dure plus longtemps, elle est plus pénible et plus douloureuse, bien que ses formes, extrêmement parcellisées, ne soient pas toujours visibles lors d’un examen superficiel. Il est nécessaire que nous ayons une claire conscience de ces cassures dans le domaine politique, économique, et dans celui du mode de vie, afin de ne pas nous effrayer des phénomènes que nous observons, mais pour les évaluer avec justesse, c’est-à-dire comprendre pourquoi ils apparaissent dans la classe ouvrière et agir sur eux de façon consciente dans le sens d’une socialisation des formes du mode de vie.
Ne nous affolons pas, dis-je, car des voix effrayées se sont déjà fait entendre. Au cours de la réunion des agitateurs moscovites, certains camarades ont souligné, avec une inquiétude justifiée, la facilité avec laquelle se démantelaient les anciens liens familiaux et se nouaient des liens nouveaux, tout aussi peu solides. La mère et les enfants sont ceux qui en souffrent le plus. […] Mais si l’on pose correctement le problème, sans se laisser entraîner par un moralisme réactionnaire ni par une mélancolie sentimentale, on s’aperçoit qu’il faut avant tout connaître ce qui existe et comprendre ce qui se passe.
« Le mode de vie est soumis à rude épreuve »
Comme on l’a déjà dit, des événements d’une importance considérable – la guerre et la révolution – ont bouleversé le mode de vie familial ; ils ont amené avec eux la pensée critique, la réorganisation consciente et la réévaluation des relations familiales et du mode de vie quotidien. C’est précisément la combinaison de la force mécanique de ces événements grandioses avec la force critique de la pensée qui explique, dans le domaine de la famille, la période de destruction que nous connaissons aujourd’hui. […]
Le mari, communiste, mène une vie sociale active, progresse et trouve en elle le sens de sa vie personnelle. Mais la femme, communiste elle aussi, désire prendre part au travail de la collectivité, elle participe à des réunions, travaille au Soviet ou au syndicat. La famille s’anéantit peu à peu, ou bien l’intimité familiale disparaît, les conflits se multiplient, ce qui suscite une irritation mutuelle qui mène au divorce. […]
Une vieille famille, dix à quinze ans de vie commune. Le mari est un ouvrier consciencieux, un bon père de famille, la femme aime son foyer et dispense toute son énergie à sa famille. Le hasard la met en contact avec une organisation féminine. Un nouveau monde s’ouvre à elle. Son énergie y trouve un champ d’action beaucoup plus vaste. Dans la famille, c’est l’écroulement. Le mari se fâche ; la femme se voit offensée dans sa dignité de citoyenne. C’est le divorce. […]
S’il n’existe pas de liens solides à l’intérieur de la famille elle-même, si celle-ci ne tient que par la force de l’inertie, chaque coup qu’on lui porte de l’extérieur est capable de la détruire en anéantissant son caractère rituel. Et des coups, à notre époque, la famille en reçoit plus qu’elle n’en a jamais reçu. Voilà pourquoi elle vacille, voilà pourquoi elle se disloque et tombe en ruine, voilà pourquoi elle se recompose et se désagrège à nouveau. Le mode de vie est soumis à rude épreuve par cette critique sévère et douloureuse de la famille. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. […]
« Libérer la famille des fonctions et des occupations qui l’accablent et la détruisent »
Une fois encore, les conditions d’apparition d’un mode de vie et d’une famille d’un type nouveau ne peuvent être séparées de l’œuvre générale de la construction socialiste. Le gouvernement ouvrier doit s’enrichir pour qu’il soit possible d’organiser de façon sérieuse et adéquate l’éducation collective des enfants, pour qu’il soit possible de libérer la famille de la cuisine et du lavage. La collectivisation de l’économie familiale et de l’éducation des enfants est impensable sans un enrichissement de toute notre économie dans son ensemble. Nous avons besoin de l’accumulation socialiste. C’est à cette seule condition que nous pourrons libérer la famille des fonctions et des occupations qui l’accablent et la détruisent. La lessive doit être faite dans une bonne laverie collective. Les repas doivent être pris dans un bon restaurant collectif. Les vêtements doivent être taillés dans un atelier de couture. Les enfants doivent être éduqués par de bons pédagogues qui trouveront leur véritable emploi. Alors les liens du mari et de la femme ne seront plus entravés par ce qui leur est extérieur, superflu, surajouté et occasionnel. L’un et l’autre ne s’empoisonneront plus mutuellement l’existence. On verra enfin apparaître une véritable égalité de droit. Les liens seront uniquement définis par une attirance mutuelle. Et c’est précisément pour cette raison qu’ils seront plus solides, différents certes pour chacun, mais contraignants pour personne. […]
Ce que l’on vient de dire ne signifie nullement, bien entendu, qu’il existe un moment précis du développement matériel favorisant l’apparition immédiate de cette famille nouvelle. Non, la formation de la famille nouvelle est possible dès à présent. Il est vrai que l’État ne peut pas encore se charger de l’éducation collective des enfants, de la création de cuisines collectives meilleures que les cuisines familiales, de la création de laveries collectives, où le linge ne serait ni déchiré ni volé. Mais cela n’empêche pas du tout les familles les plus progressistes de prendre l’initiative de se regrouper dès maintenant sur une base collectiviste.
Trotsky
Les Questions du mode de vie (1923), chapitre « De l’ancienne famille à la nouvelle »
« Mener en ce qui regarde l’art une politique large et souple »
Crédit Photo : Diego Rivera, LéonTrotsky et André Breton. Manuel Álvarez Bravo
Léon Trotsky
Il n’est pas vrai que l’art révolutionnaire puisse être créé seulement par les ouvriers. Précisément parce que la révolution est ouvrière, elle libère – répétons-le – une faible quantité d’énergie de la classe ouvrière dans le domaine de l’art. Les plus grandes œuvres de la Révolution française, celles qui la reflétèrent directement ou non, ont été créées par des artistes allemands, anglais ou autres, non par des Français. La bourgeoisie française, occupée à faire la révolution, n’avait pas suffisamment de forces pour graver elle-même son empreinte. C’est encore plus vrai du prolétariat : sa culture artistique est bien plus faible que sa culture politique. Les intellectuels, outre tous les avantages que leur procure leur qualification, disposent de l’odieux privilège de garder une position politique passive, plus ou moins marquée de sympathie à l’égard d’Octobre. Il n’est pas surprenant qu’ils donnent de meilleures images de la Révolution – même si elles sont plus ou moins déformées – que le prolétariat, occupé à faire la révolution. […]
« L’art doit se frayer sa propre route par lui-même »
Cela veut-il dire que le Parti, contradictoirement à ses principes, prenne une position éclectique dans le domaine de l’art ? L’argument, qui voudrait être écrasant, est simplement enfantin. Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l’art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L’art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement, impérieusement. Il en est d’autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu’orienter. L’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d’un cercle littéraire. Il ne le peut pas, et il ne le doit pas.
Le Parti défend les intérêts historiques de la classe ouvrière dans son ensemble. Il prépare le terrain, pas à pas, pour une culture nouvelle, un art nouveau. Il ne voit pas les compagnons de route en concurrents des écrivains ouvriers, mais en collaborateurs de la classe ouvrière pour un gigantesque travail de reconstruction. Il comprend le caractère épisodique des groupes littéraires dans une période de transition. Loin de les apprécier en fonction des certificats personnels de classe qu’excipent messieurs les gens de lettres, il s’inquiète de la place qu’occupent ou peuvent occuper ces groupes dans la mise sur pied d’une culture socialiste. Si, pour tel ou tel groupe, il n’est pas possible aujourd’hui de déterminer cette place, le Parti attendra, avec patience et attention. Cela n’empêche nullement les critiques, les lecteurs, d’accorder individuellement leur sympathie à tel ou tel groupe. Le Parti, parce qu’il défend, dans leur ensemble, les intérêts historiques de la classe ouvrière, se doit d’être objectif et prudent. Doublement : il n’accorde pas son imprimatur à « Kouznitsa » pour le seul fait que des ouvriers y écrivent ; il ne repousse a priori aucun groupe littéraire, même uniquement composé d’intellectuels, pour peu que celui-ci s’efforce de se rapprocher de la Révolution, en renforce une des attaches (une attache est toujours un point faible) : avec la ville ou le village, entre les membres du Parti et les Sans-Parti, entre les intellectuels et les ouvriers. […]
« Notre critère est ouvertement politique, impératif et sans nuances »
Le travail d’acclimatation de la culture, c’est-à-dire l’acquisition de l’ABC d’une culture pré-prolétarienne, ne suppose-t-il pas un choix, une critique, un critère de classe ? Certainement. Ce critère est politique, non abstraitement culturel. Tous deux coïncident dans le sens large où la Révolution prépare les conditions d’une nouvelle culture. Cela ne signifie pas que le mariage s’effectue à tout coup. Si la Révolution se voit obligée de détruire des ponts ou des monuments quand il le faut, elle n’hésitera pas à porter la main sur toute tendance de l’art qui, si grandes que soient ses réalisations formelles, menacerait d’introduire des ferments désagrégateurs dans les milieux révolutionnaires ou de dresser les unes contre les autres les forces internes de la Révolution, prolétariat, paysannerie, intellectuels. Notre critère est ouvertement politique, impératif et sans nuances. D’où la nécessité de définir ses limites. Pour être plus précis encore, je dirais que, sous un régime de vigilance révolutionnaire, nous devons mener en ce qui regarde l’art une politique large et souple, étrangère à toutes les querelles des cercles littéraires. […]
Le prolétariat, très sensible sur les plans spirituel et artistique, n’a pas reçu d’éducation esthétique. Il est peu probable que sa route parte du point où s’est arrêtée l’intelligentsia bourgeoise avant la catastrophe. De même que l’individu, à partir de l’embryon, refait l’histoire de l’espèce et, dans une certaine mesure, de tout le monde animal, la nouvelle classe, dont l’immense majorité émerge d’une existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l’histoire de la culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant d’avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures. Cela ne veut pas dire qu’elle va traverser pas à pas, systématiquement, toute l’histoire passée de l’art. À la différence de l’individu biologique, une classe sociale absorbe et assimile de façon plus libre et plus consciente. Elle ne peut toutefois aller de l’avant sans considérer les points de repère les plus importants du passé.
Les bases d’une formidable croissance artistique
La base sociale du vieil art ayant été détruite de façon plus décisive que jamais auparavant, son aile gauche, afin que l’art continue, cherche un appui dans le prolétariat, du moins dans les couches sociales qui gravitent autour du prolétariat. Celui-ci, à son tour, tirant profit de sa position de classe dirigeante, aspire à l’art, cherche à établir des contacts avec lui, prépare ainsi les bases à une formidable croissance artistique. En ce sens, il est vrai que les journaux muraux d’usine constituent les prémices nécessaires, encore que très lointaines, de la littérature de demain. Naturellement, personne ne dira : renonçons à tout le reste, en attendant que le prolétariat, à partir de ces journaux muraux, ait atteint la maîtrise artistique. Le prolétariat, lui aussi, a besoin d’une continuité dans la tradition artistique. Il la réalise aujourd’hui, plus indirectement que directement, à travers les artistes bourgeois qui gravitent autour de lui, ou qui cherchent refuge sous son aile. Il en tolère une partie, il en soutient une autre, il adopte ceux-ci et assimile complètement ceux-là. La politique du Parti en art dépend précisément de la complexité de ce processus, de ses mille liens internes. Il est impossible de la ramener à une formule, quelque chose d’aussi bref que le bec d’un moineau. Il n’est pas non plus indispensable de l’y ramener.
Léon Trotsky
Littérature et révolution (1924), chapitre VII : « la Politique du parti en art ».
L’assassinat de Léon Trotsky
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Il prétendait être Belge et s’appeler Jacques Mornard. Il était Catalan et s’appelait Ramon Mercader, Staline guidait son bras.
Le 20 août 1940, un piolet d’alpiniste fracassait le crâne de Léon Trotsky, réfugié au Mexique depuis 1937. Le meurtrier déclara aux policiers qu’il s’appelait Jacques Mornard et était citoyen belge. Acteur de l’assassinat, il n’en était pas le seul organisateur. Grâce à sa liaison avec la jeune trotskyste Sylvia Ageloff, le futur assassin de Trotsky était parvenu à gagner la confiance de ceux qui veillaient sur la sécurité du célèbre exilé. Sous le nom de Franck Jacson, il fut reçu plusieurs fois dans la maison fortifiée de Coyoacan (un faubourg de Mexico).
Quelques mois avant l’assassinat, une première tentative avait échoué. Le 24 mai 1940, à 4 heures du matin, un commando d’une vingtaine d’hommes était parvenu à pénétrer dans la demeure : pendant plusieurs minutes, ils arrosèrent la chambre de Trotsky à la mitraillette et lancèrent deux grenades incendiaires ainsi qu’une bombe à retardement. Miraculeusement, il n’y eut ni mort ni blessé. Trotsky et sa femme s’étaient jetés sous le lit, leur petit-fils Siéva avait fait de même.
Qui était Jacson ? La presse stalinienne se déchaîna et répandit la thèse de l’auto-attentat monté pour faire parler de lui et calomnier le PC mexicain et Staline. Un mois après les événements, trente personnes étaient sous les verrous, la plupart membres du PC et anciens d’Espagne. Le responsable était en fuite : il s’agissait du célèbre peintre David Alfaro Siqueiros, ancien colonel en Espagne, dont Trotsky pensait qu’il servait le GPU depuis 1928. Ultérieurement, l’enquête prouvera que Siqueiros et Franck Jacson se connaissaient depuis l’Espagne.
L’identité de Franck Jacson
Qui était donc ce Franck Jacson ? Il faudra près de dix ans pour percer sa véritable identité. Dans sa poche, on devait retrouver une lettre expliquant les mobiles de son acte : trotskyste déçu, il aurait été écœuré par l’homme et par sa proposition de l’expédier en URSS pour faire des sabotages, démoraliser l’Armée Rouge et essayer de tuer Staline. Pour accomplir tout cela, il bénéficierait de l’appui d’une grande nation (il s’agissait des États-Unis, car Trotsky ne pouvait plus être un agent hitlérien en raison du Pacte germano-soviétique).
Toutes ces accusations furent reprises par les divers PC pendant près de quarante ans. En 1969, le dirigeant du PCF Léo Figuères y avait encore recours, dans son livre le Trotskysme, cet anti-léninisme. Lorsque les photos du meurtrier parurent dans la presse, plusieurs anciens d’Espagne (beaucoup s’étaient réfugiés au Mexique) crurent reconnaître le militant communiste Ramon Mercader. Il faudra pourtant attendre 1950 pour en avoir l’absolue certitude : profitant d’un congrès en Europe, un criminologiste du gouvernement mexicain alla enquêter en Espagne. Il comparera les empreintes digitales de Jacson avec celles du jeune communiste catalan Ramon Mercader arrêté en juin 1935 : c’étaient les mêmes.
En 1953, l’année de la mort de Staline, sur toutes les pièces officielles, le nom de Mercader remplaça celui de Jacson-Mornard. La mère de l’assassin, Caridad Mercader, était une militante en vue du Parti socialiste unifié de Catalogne, rattaché au Komintern. Elle fut recrutée pour le GPU par Gerö, le futur dirigeant stalinien hongrois qui officiait alors en Espagne. Par son intermédiaire, elle devint la maîtresse de Léonid Eitingon, général du GPU, spécialiste dans la liquidation des diplomates soviétiques suspects et des militants douteux. Ramon Mercader purgea, au Mexique, une peine de vingt ans de prison, le maximum qu’autorisait la loi. À sa sortie, en 1960, il se rendit en Tchécoslovaquie via Cuba, puis à Moscou où il avait été fait « héros de l’Union soviétique » et titulaire de « l’ordre de Lénine ». Il a été enterré à Moscou, en 1978, sans avoir jamais parlé.
L’ordre de Staline
La paternité de Staline dans le crime est maintenant reconnue par tous, y compris par les Soviétiques et par le PCF. En 1978, Valentin Campa, ancien dirigeant du PC mexicain, publiait ses mémoires. Il avait été remis à la base en 1940, car il ne montrait pas assez d’enthousiasme dans la participation de son parti à la préparation de l’assassinat. L’Humanité des 26 et 27 juillet 1978 en fit paraître quelques extraits où Campa confirme que c’est bien Staline qui a donné l’ordre de tuer Trotsky. Mais il ne révèle rien qui ne soit déjà connu : en particulier, il ne dit pas qui a été le principal organisateur. Comble d’ironie : c’est le vieux stalinien Georges Fournial qui est chargé de présenter le document. Or, dès février 1938, « le jeune instituteur Georges Fournial » était dénoncé par la presse trotskyste en tant qu’agent du GPU : il venait d’obtenir un congé de six mois pour aller représenter au Mexique l’Internationale des travailleurs de l’enseignement…
Malgré tout, grâce à Valentin Campa, les vieux militants ont pu apprendre, avec trente-huit ans de retard, que leurs dirigeants aimés étaient non seulement des menteurs mais aussi des assassins. D’un tout autre intérêt sera le livre sur Trotsky que s’apprête à faire sortir, à Moscou, le général Volkogonov, directeur de l’Institut d’histoire militaire de l’URSS et récent biographe de Staline. Interviewé par le correspondant de la Stampa (n° du 26 juillet 1990), il affirme avoir eu accès à de nombreuses archives dont celles de Trotsky, de Staline et du NKVD. Il déclare posséder la plus riche collection de documents concernant Trotsky : quarante mille pièces, des milliers de photos, des dizaines de témoignages. Il en publiera certains, nota mment l’ordre de tuer Trotsky, daté de septembre 1931 et signé par Staline, Vorochilov, Molotov et Ordjonikidze. Il sera renouvelé en 1934.
Volkogonov révélera enfin le nom de l’organisateur de l’assassinat, sous les ordres de qui il travaillait, Eitingon (le général du GPU dont Caridad Mercader était la maîtresse). Cet homme est âgé de quatre-vingt cinq ans et a fait quinze ans de prison à l’initiative de Krouchtchev. Volkogonov est parvenu à le faire parler. La première décision de tuer Trotsky a été prise au mois de septembre 1931, mais elle avait un caractère général, alors qu’en 1934 fut créé un groupe spécial pour faire la chasse à Trotsky… Le groupe spécial s’occupait de la liquidation des adversaires politiques à l’étranger, et pas seulement de Trotsky. La pieuvre du NKVD avait ses tentacules partout. C’était un service secret dans le service secret, créé pour lutter contre les exilés qui, à leur tour, luttaient contre le régime de Staline. Ces personnes étaient dangereuses pour Staline, parce qu’elles savaient beaucoup de choses.
Ernest Mandel
• Extrait de « L’assassinat de Léon Trotsky », la Gauche, 19 septembre 1990.