Liz Mc Quiston, Rébellion ! Histoire mondiale de l’art contestataire

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Dans ce livre, Liz Mc Quiston dresse un panorama, présenté comme mondial bien que centré sur le monde anglo-saxon, de l’iconographie contestataire du XVIe siècle à nos jours. L’art dont il est question ici n’est pas celui des films, de la peinture ou de la musique, mais bien celui des affiches, flyers, sérigraphies, etc., soit « une histoire du graphisme contestataire » (l’auteure a d’ailleurs longtemps été graphiste), au croisement des « événements locaux voire internationaux, mais aussi [d]es évolutions technologiques » (p. 6). Les dizaines de reproductions de grande qualité qui sont présentées sont pour la plupart directement connectées à des mouvements sociaux, dont l’auteure donne à chaque fois quelques clés de contextualisation.

La première partie de Rébellion ! s’ouvre sur l’histoire de la Réforme, et couvre une période particulièrement vaste de quatre siècles : de 1500 à 1900. On notera tout particulièrement, outreLes Désastres de la guerre, plus connus, de Francisco Goya (p. 24-25), l’eau-forte et gravure, « Gin Lane » (« Rue du Gin », 1750-1751) de William Hogart (p. 20) ou encore le « Contrastes à la mode ou le petit chausson de la duchesse cède à la grandeur du pied ducal (1792) de James Gillray (p. 23), d’une étonnante modernité. Plusieurs pages sont consacrées à la France, notamment à la caricature du journal Le Charivari, et plus précisément à l’invention du classique qu’est la représentation du roi Louis-Philippe en forme de poire (p. 26-27), mais on regrettera que la Commune de Paris, âge d’or pourtant de la caricature, ne soit pas évoquée.

Les autres parties couvrent des périodes nettement plus courtes – entre vingt et trente ans –, dont on peut questionner le découpage : un chapitre n’aurait-il pas dû être consacré aux années 1968, plutôt qu’une partie 1930-1960, et une autre 1960-1980 ? Au début du XXe siècle, le mouvement des suffragettes fut particulièrement stimulant pour l’invention iconographique, comme en témoignent, entre autres, les œuvres de Margaret Morris (p. 36) et de Hilda M. Dallas (p. 43)1. Deux pages sont consacrées aux gravures de l’artiste mexicain José Guadalupe Posada, et une dizaine aux mouvements artistiques, du futurisme au constructivisme russe, en passant par le photomontage et Dada, dont on retiendra tout particulièrement ici la reproduction de « Coupe au couteau de cuisine » (1919, p. 53) de la seule femme dadaïste à Berlin, Hannah Höch (1889-1978)2. Plusieurs pages évoquent (sous le thème beaucoup trop réducteur de « constructivisme ») la révolution russe, et les travaux de Rodtchenko et d’El Lissitzky (avec notamment l’affiche « Battez les Blancs avec le triangle rouge » (1919, p. 58)). Pour aussi intéressant qu’il soit, ce tour d’horizon est trop rapide et trop peu accompagné de notes pour ne pouvoir faire autrement que donner un bref aperçu à celles et ceux qui connaissent peu ces mouvements artistiques.

Dans la troisième partie, ressortent avec force les affiches de la Guerre d’Espagne, les photomontages de John Heartfield (1891-1968), et, moins connu peut-être sur le vieux continent, les très belles affiches (p. 68-69) de l’artiste états-unien (d’origine lituanienne), Ben Shahn (1898-1969). Peintre et photographe, membre du mouvement social réaliste, assistant de Diego Riveira sur la fresque Man at the Crossroads pour le Rockefeller Center, il fut l’un des photographes (avec notamment Walker Evans et Dorothea Lange), chargés,par la Farm Security Administration de documenter les conditions de vie des travailleurs ruraux au moment de la Grande dépression, sous le New Deal de F. D. Roosevelt.

La quatrième partie, au vu de la période couverte, est particulièrement riche. Des affiches révolutionnaires cubaines, au tournant des années 1968, on passe aux contre-cultures et aux mouvements féministes, gay et lesbiens, des droits civiques, écologiques, etc. Force est à nouveau de reconnaître l’inventivité du mouvement féministe (p. 91, 112 et suivantes). Plusieurs des affiches de l’Atelier populaire du Mai 68 français sont reproduites également. On remarquera entre autres l’affiche Eat (1967, p. 100) contre la Guerre du Vietnam, du célèbre conteur pour enfants, Tomi Ungerer (1931-2019).

Emblématique, le détournement de l’affiche de propagande britannique de 1915, « Daddy, what did YOU do in the Great War ? » (Papa, qu’as TU fait durant la Grande Guerre ?), d’abord en 1977, en remplaçant « Grande Guerre » par « Guerre nucléaire », et en montrant des enfants avec des difformités (p. 127), puis, à nouveau quarante ans plus tard, en 2017, en remplaçant cette fois « Grande Guerre » par « Guerre climatique », avec des personnages submergés et portant des masques (p. 253). Il est dommage d’ailleurs que certaines pratiques privilégiées, au premier rang desquelles le détournement d’oeuvres classiques, n’aient pas été mieux mises en avant et commentées. Du travail des « Guerilla girls » (notamment p. 158) aux cartes postales du Groupe de graphistes Trio lors de la Guerre de Bosnie Herzégovine, en passant entre autres par le tableau et image numérique de 2018 (p. 248), « A Prisoner no more » (Plus jamais prisonnière) de Laura Dumm, représentant la Vénus de Botticelli, avec sur le corps, les traces de coups et d’attouchements, le détournement semble en effet une arme particulièrement prisée – et efficace. De même, certaines productions auraient gagné à être mises en perspective. On pense notamment à la série Bringing the war home : House beautiful (Ramenez la guerre chez nous : la belle maison – ici le photomontage La Tenture grise (2004, p. 215)) de l’artiste états-unienne Martha Rosler, présentant un photomontage où la guerre menée par les États-Unis en Irak et en Afghanistan « s’invite » à l’intérieur des maisons. Or cette série fait le lien non seulement avec le travail de l’auteure contre la Guerre du Vietnam, mais aussi avec les « Intérieurs américains » d’Erro en 1968. Les correspondances, reprises, emprunts auraient mérités d’être explicités.

La lutte anti-apartheid en Afrique du Sud s’est, au cours des années 1980, internationalisée et popularisée, suscitant nombre de manifestations culturelles et politiques, accompagnées de concerts et d’affiches (dont celle de Keith Haring, en 1988 (p. 157)). Le mouvement Act Up, avec sa reprise du triangle rose, et la mise en évidence de l’équation « silence = mort » (1986, p. 165), renouvela les modes d’intervention publique, tant au niveau des manifestations que des discours et de l’iconographie. Toute proportion gardée, il en va de même pour l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), dans les années 1990 (p. 185). La dernière partie explore des expériences plus récentes : deux pages rendent compte de l’important travail graphique trop méconnu de la révolution syrienne3, l’auteure évoque également le mouvement dit desParapluies à Hong Kong, en 2014, (p. 230-231) et dont l’iconographie irrigue les manifestations de 2019, et le mouvement né aux États-Unis, Black lives matter (les vies des Noirs comptent), ainsi que, plus généralement, la lutte contre les exactions policières.

Ce livre offre donc un éventail aussi large que riche d’affiches ; certaines devenues des icônes, d’autres beaucoup moins connues. Il n’est toutefois pas sans défaut. On regrettera ainsi la quasi absence des continents d’Asie, d’Afrique (si ce n’est l’Afrique du Sud, avec notamment les caricatures de Zapiro (p. 197), qui sont comme une institution dans le pays) et d’Amérique latine (si ce n’est le Mexique et Cuba). Pour une histoire qui se veut mondiale, cela fait beaucoup. On notera également l’accent mis sur les nouveaux mouvements sociaux, au détriment d’un mouvement ouvrier peu représenté, et sans qu’une éventuelle faiblesse ou absence iconographique de celui-ci – éventualité erronée, d’ailleurs – ne soit exposée et analysée. De plus, pratiquement rien n’est dit sur les circuits de diffusion et de partage de supports graphiques, constituant souvent autant d’éphémères.

Par ailleurs, une certaine confusion traverse ce livre. Ainsi, sont mis sur le même plan des œuvres (signées) d’art politiques d’artistes individuels – parfois très percutants, tel que le « Coward in chief » (Couard en chef) de James Victore représentant Donald Trump en 2016 (p. 259) – et des affiches issues et accompagnant un mouvement de protestation, voire une manifestation ponctuelle. Donner aux deux le titre d’œuvres artistiques revient moins à les mettre sur un pied d’égalité, qu’à brouiller leurs horizons et les dispositifs particuliers dans lesquels ils s’insèrent. Il en va de même pour les photos qui parsèment ce livre et qui sont mises en parallèle avec des affiches, comme s’il ne s’agissait pas de contextualiser l’origine de ces affiches, mais d’attribuer à ces photos un caractère artistiquement identique. Or, là encore, cette requalification n’est pas neutre et risque de les vider de leur charge politique. La mobilité potentielle de ces photos aurait dû offrir l’occasion d’analyses sur ces glissements et déplacements (volontaires ou non) par rapport à l’art et au politique. Par exemple, la photographie d’un policier matraquant une manifestante lors de la grève des mineurs en Grande-Bretagne en 1984 ; ce document photographique, repris en carte postale, puis en affiche, dévoile un travail sur le matériau qui peut, à un moment donné, selon les circonstances, prendre la bifurcation de l’art. Ou encore, les affiches bordant le campement de la paix de Brian Haw, face au parlement britannique, entre 2001 et 2011, reproduites par l’artiste Mark Wallinger au cours d’une installation en 2007 : le statut de cette installation, placée sur le marché de l’art, pour fidèle qu’elle soit techniquement à l’original, équivaut-elle à l’action de Brian Haw ? Qu’est-ce qui se gagne ou se perd, qu’est-ce qui change ?

Faute d’avoir mieux cerné la distance, l’ancrage et le cheminent de ces images, on perd quelque peu les singularités et décalages, au risque d’un certain nivellement du politique par l’art. Ainsi, la représentation de jeunes modèles engluées dans du pétrole, dans un magazine de mode, pour dénoncer la marée noire de l’Exxon Valdez en 1990 (p. 191), comme exemple « d’art contestataire » pose problème. Plus encore, lorsqu’elle est mise en parallèle avec, entre autres exemples, une photo des Mères de la place de Mai, à Buenos Aires, en Argentine, comme si elles appartenaient à un même champ, et que celui-ci serait de l’ordre artistique. Ou qu’il n’y aurait pas (ou plus) de frontière étanche entre art, politique et vie. Mais ce qui était la quête des mouvements d’avant-gardes – renverser cette frontière – avait pour but de subvertir et de fixer l’expérience artistique sur une vie à changer, et non pas, comme dans l’art contemporain (dominant), à faire de toute manifestation un objet d’art, à destination du marché artistique. Bref, pour être contestataire, l’art doit aussi contester les conditions économiques de l’art. Cette tension ou contradiction n’est pas développée ou questionnée ici. Au final, reste donc un grand et bel aperçu de plus de cinq siècle d’inventivité graphique, au rythme des conflits et manifestations, mais auquel il manque un appareil critique réellement conséquent.

1Il est malheureux que, dans le contexte actuel, et dans un texte consacré au mouvement féministe, « harassment » ait été traduit à deux reprises par « harcèlement » des gouvernants (p. 37) et des politiciens (p. 47), plutôt que par « intimidation ».

2Pour une analyse (en anglais) féministe de son œuvre, voir Susan Day, Hannah Höch: The forgotten sociopolitical commentator ?, 23 janvier 2019, https://medium.com/@susanday_25940/hannah-h%C3%B6ch-the-forgotten-sociopolitical-commentator-b358059a6526.

3Lire à ce sujet l’article de Leila Al-Shami (en anglais) sur son blog : Emerging from ‘The Kingdom of Silence’ | Beyond Institutions in Revolutionary Syria, 15 décembre 2016, https://leilashami.wordpress.com/2016/12/15/emerging-from-the-kingdom-of-silence-beyond-institutions-in-revolutionary-syria/.


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