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SOURCE : Dissidences
Un compte rendu de Frédéric Thomas
Après avoir publié, en 2016, La Femme 100 têtes (1929), premier des trois romans-collages de Max Ernst (1891-1976), les éditions Prairial nous offrent le second : Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel, publié originellement en 1930, toujours aux éditions Carrefour. Il s’agit dans ces trois livres d’un détournement du roman feuilleton ; ici à partir d’images tirées pour nombre d’entre elles de revues scientifiques de la fin du XIXe siècle, et en parodiant l’Histoire d’une âme de Thérèse de Lisieux. Ce livre, publiée après la mort de son auteure, en 1898, allait connaître un succès populaire et de nombreuses éditions (notamment en 1928 et 1930, contemporaines donc du Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel). Quant à Thérèse de Lisieux1, elle fut canonisée en 1925. Le « roman » de Max Ernst doit dès lors s’entendre comme un essai de circonstance et une charge à plus longue portée, tant la révolte, l’anticléricalisme, l’érotisme et la poésie sont constitutifs du surréalisme auquel participait Max Ernst.
Divisé en quatre chapitres, rassemblant 79 collages, Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel détourne avec une rage jubilatoire le « bain d’innocence, de fraîcheur, de pureté » que constitue, selon la Mère Prieure des Carmélites, Histoire d’une âme (préface). Si La Femme 100 têtes pouvait se lire comme une contre-Genèse, ce livre-ci est plus centré encore sur le détournement du religieux, faisant écho à Rimbaud et à Lautréamont – deux parmi les principales figures dont se réclamèrent les surréalistes –, fixé sur le détournement des « fiançailles divines » de Thérèse de Lisieux. Prenant parfois le contre-pied exact, évoquant le « vendredi malsain », sous une image où le Christ en croix se fait dévorer par des vautours tandis que passent, indifférentes, deux femmes richement vêtues (p. 91).
Une sorte d’introduction donne d’emblée le ton. « Pour la compréhension du rêve » (p. 8) de cette « petite fille », il faut revenir à un événement de son passé. À sept ans, elle ne put faire sa première communion car « elle était trop jeune, comme l’attestaient ses dents de lait ». Mais le jour-même, elle fut violée par « un ignoble individu » qui « non content de lui avoir fait subir ses ignominies, lui cassa toutes les dents avec une férocité et au moyen d’un gros caillou. Alors, elle revint dire au R. P. Denis Dulac Dessalé en lui montrant sa bouche ensanglantée :
– Maintenant je puis communier, je n’ai plus de dents de lait » (p. 8-9).
D’où son bonheur… Et l’introduction de célébrer ce « jour de l’édentage-dépucelage-première communion » (p. 9). Cette trinité dit la violence – à la fois vol et viol – des jeunes filles par le Christ de l’Église. On pense au poème d’Arthur Rimbaud, justement nommé Les Premières communions, où se démontre et se dénonce une même violence.
La première image, intitulée « L’Académie des Sciences », représente des crânes de squelettes au bout de morceaux de bois, entourant et inspectant, tels des entomologistes immobiles, un cylindre vitré où sont épinglés des papillons. Et la note d’inviter cette Académie des Sciences, ces « quelques squelettes secondaires qu’on appelle les savants » à « plonger son regard dans les cloaques du monde », à s’interroger sur ce que rêvent « les petites filles qui veulent entrer au Carmel ». Se lit ici une attaque contre le conformisme de la science2, ainsi que l’appel à explorer, à la suite de Freud, l’inconscient et les rêves. Et le récit qui suit est bien celui d’un rêve, plusieurs fois interrompu.
Les doubles sens et connotations sexuelles sont réguliers, la charge érotique souvent présente – d’ailleurs, à chaque réveil, la protagoniste au double visage et au double nom, Marceline-Marie, vérifie sa tenue ; si elle est décente ou non –, les images prenant parfois un tour menaçant, telle cette scène d’incendie (p. 131), d’assassinat sur fond d’un décor d’usine gigantesque (p. 149) ou encore d’émeute dans un jardin public (p. 37). Les fléaux (rats, sauterelles, pestes…) se propagent sous les ordres semble-t-il de la jeune fille. C’est aussi un véritable jeu de massacre, qui frappe, de la famille au pape Pie XI, représenté en oiseau prétentieux sur son trône (p. 61) – les oiseaux occupent une place importante dans les collages de Max Ernst ; La Femme 100 têtesne faisait-elle pas la part belle à Loplop, « le supérieur des oiseaux » ? –, en passant par les prêtres, l’ensemble des institutions. On croise également des figures monstrueuses tout droit sorties de l’imagination de Jérôme Bosch. Le texte (et ses jeux de mots) oriente la narration, démoralisant le caractère sacré, accentuant l’humour noir et la rage blasphématoire.
Il ne s’agit pas pour autant d’un exercice gratuit. L’enjeu de ce livre tient ainsi à opérer un reclassement de l’amour, en renversant le discours de l’amour divin de Thérèse de Lisieux – ici évoqué sous la forme du « céleste fiancé » (p. 157 et suivantes) –, en le resituant à hauteur d’une vie quotidienne entre des êtres de chair, en lui redonnant son caractère bouleversant, que les surréalistes lui reconnaissent. L’enquête surréaliste sur l’amour date de 1929 ; soit un an avant la publication de Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel. D’ailleurs, le livre ne se termine-t-il pas par le congé donné au « céleste époux », ce monstre ? À la fin du rêve, la jeune fille, trompée par Dieu, dont elle est devenue « la veuve » (p. 169), demande, affirme même : « Savez-vous que j’aime ?! » (p. 173). Par la fenêtre entrouverte, une femme nue, de dos, goûte aux fruits d’un arbre… Reste maintenant à espérer que les éditions Prairial continueront sur leur lancée, en publiant le troisième et dernier roman-collage de Max Ernst, Une semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, sorti en 1934.
1À noter que cette figure intéressa les surréalistes ; l’un d’entre eux, Pierre Mabille, lui consacra d’ailleurs un livre en 1937 (réédité chez Allia en 1996).
2Plus loin, page 55, un collage montre le Christ debout sur des crânes, un prêtre tenant un bébé dans les bras et, assis, en arrière-plan, un bourgeois portant canne, redingote et haut-de-forme. Ne peut-on y lire l’alliance de la science et de l’Église au service de la bourgeoisie, dans la même veine qu’elle est dénoncée dans Une Saison en enfer ?