Sofia Tchouikina, Les Gens d’autrefois. La noblesse russe dans la société soviétique

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le travail mené par Sofia Tchouikina, historienne russe désormais maître de conférences à Paris VIII, présente un intérêt certain, tant, dans le cadre des événements révolutionnaires russes d’il y a un siècle, la noblesse paraissait soit être unilatéralement passée dans le camp des Blancs, soit avoir disparu corps et biens. Le terme soviétique de byvchie, justement, peut signifier « gens d’autrefois » ou « ci-devant », pour reprendre la tradition de la Révolution française. Précisons toutefois que l’étude de Sofia Tchouikina ne porte que sur une fraction de cette noblesse, celle qui habita Saint-Pétersbourg / Petrograd / Leningrad. Mettant à profit une bibliographie internationale et certaines archives écrites, la chercheuse a surtout axé son approche sur une série d’entretiens qu’elle mena à la fin du XXe siècle avec des survivants ou des descendants de cette aristocratie, symbole d’un monde définitivement perdu.

L’ouvrage débute par un utile rappel du statut de cette noblesse dans la Russie tsariste, insistant sur sa profonde stratification, entre les familles les plus anciennes, représentant environ un quart de l’ensemble, et les nobles d’acquisition plus récente, depuis Pierre le Grand et la création d’une noblesse de service. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la noblesse fut contrainte de se reconvertir suite à la suppression du servage par Alexandre II. C’est ainsi que certains représentants de cette catégorie sociale, intégrant des professions plus modernes, développèrent une sensibilité plus à gauche, tandis que des femmes de la petite et moyenne noblesse, contraintes de travailler, connurent une émancipation relative. Mais l’élément décisif, pour comprendre la haine ouverte que l’aristocratie suscita à partir de 1917, fut le maintien de sa domination sur les élites politiques et administratives.

La révolution de février ne s’attaqua d’ailleurs pas à la plupart de ses postes et statuts, la laissant s’organiser pour la défense de ses biens et le rétablissement de l’ordre. C’est donc à compter de la révolution d’octobre que les expropriations se multiplièrent, tout comme la discrimination et la stigmatisation à l’égard de cette couche sociale. Les choix des nobles furent pourtant diversifiés. L’exil, le plus connu, concerna surtout la haute noblesse, la plus fortunée (et la plus touchée par les morts et les disparitions durant la guerre civile et ensuite). Beaucoup d’autres familles préférèrent rester en Russie, par attachement à leur pays ou espoir de poursuivre une carrière. Un des exemples les plus intéressants est celui d’Ipatiev, membre de l’Académie des sciences, qui justifia son ralliement aux bolcheviques par leur action contre le chaos, et assimila la situation des scientifiques sous leur autorité à celle des mêmes scientifiques sous le tsarisme, obligés de manière identique à garder pour eux leurs critiques. (il fuit l’URSS seulement à partir du Grand Tournant stalinien, voyant les ingénieurs et autres spécialistes commencer à être atteint directement dans leur vie).

L’auteure parle d’ailleurs d’« apathie » pour désigner ce qui correspond nettement plus à une forme d’adaptation résignée. L’intégration de ces nobles passa alors par l’Armée rouge, un statut de spécialiste, ou la réutilisation de certaines de leurs compétences antérieures, en langues étrangères ou dans les connaissances administratives, avec la nécessité parfois de changer à plusieurs reprises de poste. Un des cas les plus singuliers est celui de Zvorykine, devenu chasseur de loups professionnel (il pratiquait la chasse comme loisir). Enfin, certains aristocrates choisirent plutôt le « travail au noir », donnant des cours et bénéficiant du soutien de leurs colocataires en appartements communautaires, eux aussi bénéficiaires de ces puits de connaissances. Les difficultés étaient en effet nombreuses pour ces anciens nobles, interdits d’université, et contraints de contourner cette voie d’assimilation professionnelle en suivant des cours d’État, en s’inscrivant à d’autres écoles ou tout simplement en devenant ouvrier. A cet égard, ce sont surtout les générations nées dans les années 1910 qui connurent la réussite, en particulier dans les domaines de l’enseignement et de la recherche (sciences humaines et naturelles, surtout) ou les arts du spectacle.

Sofia Tchouikina consacre également un chapitre entier à l’attitude de la presse vis-à-vis de la noblesse, passée de la critique et de la satire à une forme d’acceptation pragmatique, avant l’expression d’une véritable volonté d’épuration à compter de 19291. Le terme d’intelligentsia connut progressivement un dédoublement, entre la vieille intelligentsia, dont faisaient justement partie les nobles, et la nouvelle intelligentsia, celle engendrée par le système soviétique. L’auteure frise d’ailleurs le hors-sujet en consacrant de larges développements à cette dernière, parfois accusée de souffrir d’un déficit culturel, sans aucun lien avec la noblesse (on aurait davantage imaginé de telles explications dans un article séparé). Plus intéressant, cette « vieille intelligentsia » finit par se percevoir, après la Seconde Guerre mondiale, comme la « vraie intelligentsia », manifestant par là un sentiment de cohésion durable, mais qui n’évolua généralement pas vers la dissidence politique, par goût intégré de la discrétion. Sofia Tchouikina montre bien, en effet, que ces familles, dans leurs générations les plus anciennes, firent tout pour maintenir une éducation spécifique pour leur progéniture (cours à domicile, soirées de divertissement organisées entre elles), engendrant par là une réelle difficulté à « (…) concilier le noble et le Soviétique (…) » (p. 214).

L’acculturation fut en effet une réussite pour certains descendants de familles nobles. Ainsi de Boris Mikhaïlov, exemple type d’une ascension sociale réussie par le travail, qui intégra le Parti dans les années 1950, en dépit de ses origines : il demeura attaché à la fois aux sociabilités nobles transmises par sa famille, et à l’idéal communiste, au-delà même de la chute de l’URSS. D’autres aristocrates saluent, dans leurs témoignages, les progrès de l’égalité permis par l’action des bolcheviques, la fin des discriminations touchant les Juifs, ou s’opposèrent à la mise sous tutelle par le biais d’un mariage respectant les anciens codes de l’aristocratie. La mémoire familiale, justement, transmise surtout par les femmes (les hommes furent davantage touchés par la mortalité), parfois rejetée en bloc, fut le plus souvent acceptée mais sélectionnée, la transmission se révélant plus réussie lorsque les familles eurent réussi leur intégration à la société soviétique (évitant d’opposer les générations entre elles). Plus étonnant, certains nobles utilisèrent leur passé familial pour contourner la répression, ainsi de familles comprenant des décembristes dans leurs ancêtres, valorisés par les bolcheviques…

On l’aura compris, Les Gens d’autrefois est un livre qui comprend nombre de réflexions et de données utiles, malgré la maîtrise imparfaite de l’histoire politique par l’auteure2, et bien qu’appuyées sur un corpus restreint, qu’il s’agirait d’étendre à l’ensemble de l’ancien empire russe.

1On retrouve cette césure pour l’école, l’égalité entre enfants d’origines différentes étant semble-t-il une réalité jusqu’à 1929.

2La terreur rouge est présentée à un moment comme suivant la dissolution de la Constituante, tandis que les enjeux du développement économique dans la Russie soviétique des années 1920 sont exposés avec une simplification outrancière (p. 104).


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